Une route du front : arrivée des convois dans la zone avancée

 

L’AUTOMOBILE DANS LA GUERRE

    Il est devenu banal de dire que la guerre qui vient de finir – si glorieusement pour nous – avait pris le caractère d’une grande lutte industrielle et commerciale, dans laquelle la matière, sous toutes ses formes, devait jouer un rôle considérable.
    Le moral certes n’était pas pour cela, comme nos ennemis l’avaient peut-être espéré, un élément négligeable. Bien au contraire : l’héroïsme individuel, l’élévation du sentiment, la conscience de l’idéal, l’esprit de sacrifice, sont toujours restés des armes puissantes, — et c’est sans doute surtout par elles, tout compte fait, que les gens d’en face ont été vaincus. Mais il n’en est pas moins vrai que les machines avaient pris, que nous l’eussions voulu ou non, une importance de premier plan et que, sans elles, nous nous serions peut-être débattus en vain contre un ennemi qui, lui, avait appris à s’en servir depuis quarante ans !
    Ce qui reste vrai aussi, en dépit des regrets, des rêves et des nostalgies, c’est que la vitesse — cette sorte de folie dont nous avons été saisis peu à peu depuis un demi-siècle – s’était imposée à ce point que celui des deux adversaires qui arrivait le plus tôt pour frapper était aussi, le plus souvent, celui qui, rien que pour cela, pouvait frapper le plus fort !
    Donc, il faut aller vite : tel est le mot d’ordre de la guerre moderne. Qu’il s’agisse de masses d’hommes à lancer par surprise sur un point où nul ne les attendait ; qu’il s’agisse d’une accumulation de canons et de projectiles se mettant à déverser tout à coup de véritables trombes de fer ; qu’il s’agisse du déblaiement du champ de bataille, de l’enlèvement des décombres et des morts, de l’évacuation des vivants, tout se passe, pour ainsi dire, en un clin d’œil. Souvent, lorsque le Communiqué, si rapide lui-même pourtant, nous apportait la nouvelle d’une « affaire », tout était déjà terminé depuis longtemps, et quelque autre phase de l’action avait pu commencer, que le télégraphe était presque impuissant à suivre pas à pas.
    Or, l’explication de ce vertigineux déroulement d'événements, on l’avait, d’un coup, quand on circulait sur les routes du front, immédiatement en arrière de la zone de feu : tous les transports, ou presque, se faisaient par les automobiles ! Et la divinité de la vitesse — pour employer une expression de Maeterlinck — c’était l’essence.
    Transports de troupes ; ravitaillements de toute nature en vivres, en munitions ; transports d’artillerie, depuis les petites mitrailleuses jusqu’aux monstres les plus effarants et en y comprenant affûts, plates-formes, servants et chevaux ; transports de matériel de tranchée, rondins, barbelé, chevaux de frise, caillebotis, ciment et ferraille ; transports des lignes télégraphiques, transports des services sanitaires, des ambulances, des états-majors, du génie ; enlèvement des blessés, évacuations, entretien des routes, c’était l’essence qui prêtait, pour tout, sa force propulsive.
    Aussi offraient-elles, ces routes du front, un spectacle tout particulier : camions aux bâches flottantes où s’entassaient les poilus ; lourds et lents tracteurs, mastodontes attelés à des canons gigantesques ; camionnettes légères bourrées de caisses de fusées et de sacs à terre ; pesants autobus où pendaient de rouges quartiers de viande ; souples voitures de tourisme qui se faufilaient habilement, sans arrêts ni heurts ; autos-canons et autos-bazars, voitures-projecteurs, voitures-réservoirs sanitaires, side-cars, motocyclettes ronflantes et pétaradantes, tout s’entrecroisait dans un mouvement ininterrompu.
    Devant ce spectacle, on avait l’impression que l’automobile devait jouer, dans la bataille, un rôle de la première importance et l’on se posait naturellement cette question :
    — Comment tout cela fonctionne-t-il?
    Nous avons pensé que le moment est venu d’essayer de répondre.


DE 1914 À 1918

    Le Service Automobile était créé bien avant la guerre et son organisation avait même été tracée, dans ses moindres détails, avec beaucoup plus de précision qu’on ne le suppose généralement. Seulement il n’existait, pour ainsi parler, qu’à l’état de projet, et surtout, personne — même parmi ceux qui avaient médité longuement sur ses destinées — n’avait pu prévoir l’importance qu’il devait prendre au cours de cette guerre. On le préparait, en effet, pour jouer le rôle d’un modeste serviteur : or il allait devenir l’égal de ses maîtres !
    Le Service Automobile possédait, au début de la guerre, 6 000 à 7 000 véhicules. Aujourd’hui, il en a plus de 95 000 !
    Dans le courant du mois d’août 1914, le total de son travail était celui-ci :                      

Matériel transporté
18 000 tonnes
Hommes transportés
14 000 tonnes
                                 
    Si nous prenons les chiffres récents, nous trouvons, pour un seul mois pris au hasard :
                       
Matériel transporté
   900 000 tonnes

Hommes transportés
(en y comprenant les blessés)

1 200 000 tonnes
                                                         
    Enfin, si nous cherchions le total des transports effectués et que nous convertissions le tout en poids, nous trouverions que les automobilistes ont véhiculé plus de vingt-six millions de tonnes ! En supposant qu’on ait entassé tout cela au même endroit, on aurait une surface de 10 000 mètres carrés couverte sur une hauteur de plus de 2 000 mètres : une vraie montagne ! Pour la déplacer, en se servant du chemin de fer et en employant des trains de 40 wagons, il faudrait plus de 65 000 trains !
    On doit convenir que la préparation du temps de paix n’avait eu aucune idée de ces chiffres-là !
    Mais si l’on ajoute encore le résultat moral ; si l’on ajoute que le but même du Service Automobile, par suite de la durée de la guerre, s’est trouvé modifié ; que, prévu seulement pour « prolonger la voie ferrée sur la route d’étapes », il a, peu à peu et de plus en plus, opéré dans la zone de l’avant, portant les vivres jusqu’aux formations régimentaires et les munitions jusqu’aux batteries, enlevant les blessés des postes de secours les plus avancés, amenant le matériel du génie jusqu’aux tranchées, les canons sur leurs positions de tir, les troupes jusqu’aux premières lignes ; si l’on ajoute enfin que, dans bien des cas — à Verdun, sur l’Aisne, dans la Somme — le Service Automobile, à lui seul, a permis une action rapide des combattants et qu’il a contribué ainsi à l’exécution de toutes les manœuvres dont dépendait le salut, on ne peut que constater que le Service Automobile est devenu aujourd’hui une véritable force de guerre dont les autres forces de guerre ne peuvent plus, désormais, se passer.


SECTIONS ET GROUPES

    Pour faire comprendre comment fonctionnait, dans son ensemble, le Service Automobile des Armées, quelques explications préliminaires sont indispensables.
    Un véhicule automobile n’est presque jamais un isolé. Il fait partie de ce qu’on appelle une section.
    Une section automobile se compose généralement de vingt véhicules ; elle comprend environ 40 hommes et 4 ou 5 gradés ; elle est commandée par un officier et elle forme une « unité », c’est-à-dire qu’elle administre elle-même son personnel et son matériel.
    Il y a plusieurs types de sections, suivant les usages auxquels elles sont destinées ; car il est évident que des véhicules qui transportent des munitions, par exemple, ne sauraient être chargés de l’enlèvement des blessés, pas plus que ceux qui ravitaillent en viande n’ont à s’occuper de porter des cailloux !
    Les principaux types sont : la T. M. et la T. P., la R. V. F., la S. S., la T. M. R., la T. P. T., la S. M. A., la S. P.


Transport de troupes par autobus parisiens

 

    La section T. M. (transport de matériel) et la section T. P. (transport de personnel) sont les unités les plus importantes du Service Automobile : ce sont les unités utilisées pour les ravitaillements de toute nature et pour les transports de troupes.
    La section T. M. se compose de vingt camions de 2 tonnes à 2 tonnes et demie. À sa création — étant donné le but que l’on poursuivait — on n’a pas déterminé ce chiffre au hasard : on a cherché simplement une capacité de transport effective d’environ 35 tonnes. Pourquoi 35 tonnes ? C’est que ce chiffre correspond au poids du ravitaillement en vivres pour une division. De plus, deux fois 35 tonnes correspondent au ravitaillement en vivres pour les « éléments non endivisionnés » d’un corps d’armée, de telle sorte qu’un groupe de quatre sections devait pouvoir ravitailler un corps d’armée à deux divisions.
    Généralement, les T. M. sont réunies en effet en groupes de quatre, sous le commandement d’un capitaine chef de groupe, et, alors que les sections sont désignées par des numéros: T. M. 670, T. M. 112, etc., le groupe, lui, prend le nom de son chef : Groupe Durand, Groupe Denis, etc.
    Il n’y a rien à dire ici du camion lui-même. Un camion est un véhicule qui doit avoir le maximum de robustesse tout en n’étant pas très lourd et en restant très maniable. À ce point de vue, le problème est à peu près résolu depuis longtemps. Mais le point sur lequel il faut plutôt attirer l’attention, c’est que, quelles que soient les qualités du véhicule en soi, ce qu’on a poursuivi surtout, c’est l’homogénéité des ensembles. Il fut un temps où, dans un même groupe, il y avait huit ou dix modèles différents de camions : on devine facilement les inconvénients d’un tel système au double point de vue des réparations et des approvisionnements en pièces de rechange. Un des grands principes qui a présidé à l’organisation des unités automobiles a donc été de chercher à grouper, dans chaque formation, même les plus importantes, des véhicules pareils. Ce résultat a été obtenu presque partout : une armée qui a des Peugeot n’a que des Peugeot, une autre qui a des Berliet n’a que des Berliet, un groupement qui a des White deux tonnes n’a que des White deux tonnes, etc. Est-il besoin de faire remarquer combien une telle combinaison est avantageuse ? Elle a, à elle seule, quadruplé le rendement du matériel automobile !
    C’est avec des autobus, qui rappellent de tous points leurs frères aînés, réquisitionnés sur les boulevards au début de la guerre — (avec cette différence que les vitres sont remplacées par des plaques de métal percées de trous) — que sont constituées les R. V. F., Sections de ravitaillement en viande fraîche.


Camion-atelier d'un groupe automobile

 

Elles se composent de sept à huit autobus et elles sont utilisées pour transporter la viande entre les centres d’abat ou les gares de ravitaillement (suivant qu’il s’agit de viande fraîche ou de viande congelée) et les « points de distribution ».
    La Section Sanitaire (S. S.) enlève les blessés sur le champ de bataille et les porte à l’ambulance. Il faut, pour cela, des voitures d’un type tout particulier et ça n’a pas été sans de multiples essais qu’on est arrivé à l’établir. Lorsqu’il s’agit, en effet, d’un travail aussi délicat, il est très difficile de concilier entre elles certaines exigences très dissemblables.
    Une condition qui paraît essentielle, c’est que la voiture soit très légère pour aller jusqu’aux postes de secours par des routes généralement défoncées et boueuses. À ce point de vue, le châssis métallique garni de simples toiles offre le maximum de souplesse, et, pendant les premières années de la guerre, des sanitaires ainsi construites, et pouvant porter six blessés couchés, ont rendu les plus grands services. Mais, d’un autre côté, ce type de voiture a un inconvénient grave : c’est qu’il ne protège pas suffisamment les blessés contre le froid, pendant des parcours souvent très longs (à cause de leur lenteur). Il a donc fallu adopter, malgré son désavantage au point de vue du poids, une carrosserie en bois qui, seule, permet de maintenir à l’intérieur du véhicule — an moyen d’un système de chauffage généralement obtenu avec les gaz d’échappement – une température normale. Un modèle de voiture — châssis de camionnette avec une carrosserie pouvant porter cinq blessés couchés et huit assis — a été adopté et généralisé : il a été installé, le plus souvent, sur des châssis de camionnettes Fiat.
    Cependant la sanitaire ainsi conçue, il faut le répéter, ne pouvait pas aller jusqu’aux lignes dans certains secteurs. On a donc multiplié, à côté d’elle, des sections constituées avec ces petites voiturettes Ford, dont l’aspect bizarre de jouet d’enfant est devenu familier à tous. Les Ford ne portent que trois blessés à la fois, mais elles vont, on peut presque dire, partout. En juxtaposant, comme on le fait souvent, une section de Fiat et une section de Ford, on obtient à peu près la perfection.
    La T. M. R. est la Section routière, qui transporte les matériaux — sable, cailloux, pierre dure, pierre tendre — pour la réfection de routes.
    La T. P. T. est la Section de transport du personnel télégraphique.
    La S. M. A. est la Section de munitions d’artillerie, spécialisée dans le transport des munitions.
    Enfin la S. P., c’est la Section de parc : celle-là, c’est « l’atelier » du Service Automobile; la réunion de plusieurs S. P. forme le parc automobile de réserve de chaque armée.


LES INSIGNES DES SECTIONS AUTOMOBILES

    En outre de leurs numéros ou de leurs noms, les sections automobiles sont désignées souvent par leurs insignes. C’est une petite figure peinte sur la bâche ou sur la boiserie de la voiture et qui sert à distinguer les sections les unes des autres.
    Quelle est la première unité qui a eu l’idée de faire cette « remarque » à ses véhicules ? On ne sait : c’est là une des nombreuses manifestations de l’ingénieuse et inépuisable bonne humeur du soldat français. Quoi qu’il en soit, presque toutes les sections ont, aujourd’hui, leur insigne. Il est généralement choisi unique pour le groupe et reproduit avec une couleur spéciale pour chacune des quatre sections : bleu, rouge, vert et jaune. On entend donc dire couramment : le groupe de l’ours, le groupe de la sauterelle, le groupe du chameau, les canards, l’alsacienne, le sanglier, la cigogne, les croissants, le flic, le nénufar, etc. C’est une des notes pittoresques du front que ces images gaies et multicolores.
    Il y a eu, à Paris, il y a quelques semaines, une exposition d’un certain nombre d’insignes des sections automobiles des armées françaises. Cette exposition était organisée, à la Galerie Georges Petit, par l’Union des Arts, ou, plus exactement, par son admirable présidente, Mme Rachel Boyer. Nous avions pu réunir 155 insignes, —-sur les 600 environ que renferme la collection officielle du Grand Quartier Général. Ils remportèrent le plus grand succès auprès du public qui leur fit fête, et je crois que c’était justice.
La plupart des insignes ont été acquis par le Musée de la Guerre, pour que s’en perpétue le souvenir.


Quelques insignes de sections automobiles
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La vache qui rit : quand l’armée donne naissance au symbole d’une marque

Un insigne militaire célèbre et pourtant méconnu.
Le dessin que les Français de tous âges connaissent est à l’origine un insigne militaire de la guerre 1914/1918.
L’insigne présent ici sur la bâche du camion est en effet celui de la RVF B70 (section de Ravitaillement en Viande Fraîche).
Intitulé à l’époque la « VACHKYRIE » (en référence irrévérencieuses aux Walkyrie Allemandes), il est l’œuvre de Benjamin Rabier (1864-1939).
Le célèbre illustrateur du début du XXème siècle fait alors partie de cette unité. Après la guerre, il est engagé par Léon Bel pour illustrer les affiches du fromage fondu. L’insigne transformé est définitivement adopté par les fromageries Bel en 1923.

 

DIFFÉRENTS RÔLES DU SERVICE AUTOMOBILE

    Le rôle du Service Automobile pendant la guerre, c’est d’assurer en général le transport de tout cc qui est nécessaire aux troupes pour se battre.
    Or, toutes ces choses qu’il lui faut transporter — employons ici des expressions simples, car il s’agit avant tout d’être très clair — peuvent se diviser, une fois pour toutes, en deux grandes catégories. Une première catégorie comprend celles dont la quantité est fixe ou à peu près. Exemples : les vivres, les effets d’habillement et, jusqu’à un certain point, le matériel du génie, le matériel sanitaire et même les munitions. Dans une seconde catégorie on doit ranger au contraire ce que l’on pourrait appeler : les apports ayant un caractère d’imprévu, ceux qui sont nécessités par certaines circonstances, une offensive, ou, mieux encore, une défensive inopinée. Exemple : l’ennemi déclenche une attaque, il faut porter immédiatement sur les points menacés dix, quinze, vingt, cinquante, cent mille hommes et il faut, ces hommes, les ravitailler, à mesure, en vivres, en matériel et en munitions. Voilà ce que l’on peut appeler les apports imprévus.
    Eh bien, cette grande division — apports ordinaires et apports imprévus — nous la voyons avoir sa répercussion sur l’organisation du Service Automobile, qui lui aussi, parallèlement, possède deux sortes d’organes de transport : d’une part, ceux qui appartiennent aux armées : d’autre part, ceux qui sont en réserve à la disposition de l’état-major général, pour être utilisés sur le point du front où l’on aura subitement besoin d’eux.
    Les premiers, ce sont les « Services Automobiles des Armées » et des grandes unités avec toutes leurs annexes. Ils comprennent : des T. M. d’armée, des R. V. F., des S. S., des T. M. R., des S. M. A., des S. P., des T. P. T., etc., et la grande majorité des voitures de tourisme. Les seconds comprennent tout simplement une certaine quantité de groupes de T. M. qui constituent les « Réserves de Transport » à la disposition du général en chef, et qui s’occupent
exclusivement des grands transports nécessités par une action locale plus ou moins inattendue.


LES RAVITAILLEMENTS

    La première tâche du Service Automobile, qu’il y ait action ou non, c’est de ravitailler toutes les armées. On sait qu’il y en avait: en permanence, sur notre front, une dizaine : chaque armée devait donc avoir ses moyens automobiles propres pour satisfaire à tous ses besoins. Cela représentait (pour chacune) environ 3 000 à 4 000 véhicules. Ces véhicules étaient rattachés, pour leur entretien, leurs réparations et leur remplacement, au Parc automobile de l’armée.
    Nul n’ignore que c’est dans les « gares de ravitaillement » qu’arrivent, par chemin de fer, jour et nuit, toutes les denrées et tout le matériel qui sont nécessaires aux troupes en campagne ; ensuite ils sont distribués aux différentes unités dans des « centres de ravitaillement ». Le rôle exact qui incombe au Service Automobile, c’est donc le transport entre la « gare de ravitaillement » et le « centre de ravitaillement ».
    Supposons qu’il y ait, entre ces deux points — c’est là une moyenne normale — 50 kilomètres. Quels seront les moyens automobiles nécessaires pour assurer ces transports ?
    Supposons une armée de cinq corps d’armée à deux divisions. On peut, bien entendu, avec des convois automobiles bien employés, faire un voyage par jour, aller et retour, entre les deux points. Quel sera, approximativement, l’effectif de camions nécessaire ?
    Pour les vivres, on se rappelle que le « groupe automobile » a été tout justement constitué pour pouvoir transporter un jour de vivres pour un corps d’armée à deux divisions. Il faut donc, pour une armée à dix divisions, cinq groupes (de 4 sections).
    Ce chiffre n’est pas toujours exact, car, dans les périodes d’immobilité, les rations sont augmentées et, de plus, certaines denrées encombrantes viennent s’ajouter à celles qui entrent dans le tonnage normal ; mais la supposition est faite pour une armée en marche, et il est certain qu’alors la composition des vivres redevient réglementaire.
    Pour les munitions, un demi-groupe (soit 2 sections) peut transporter un lot de munitions de 75 ; par conséquent un groupe pourra transporter chaque jour deux lots. Les prévisions relatives à ces transports de munitions ne seraient pas aussi faciles à établir que pour les vivres, car leur consommation est très variable : en cas d’opérations importantes, il en faut beaucoup ; au contraire, pendant les journées calmes il n’en faut, pour ainsi dire, pas. Mais, afin d’éviter ces sortes d’à-coups, il a été organisé des dépôts, auxquels les munitions arrivent régulièrement. Les excédents provenant des périodes calmes servent à constituer l’approvisionnement nécessaire aux jours de grande activité. Cette organisation a permis de fixer, d’une manière presque exacte, le tonnage journalier moyen des munitions à transporter. En fait, l’expérience a montré qu’en portant un lot de munitions de 75 par jour et par corps d’armée, on arrive à satisfaire aux demandes. Pour le ravitaillement journalier en munitions de 75 de notre armée à cinq corps d’armée. Il faudra donc deux groupes et demi.
    Voilà pour l’artillerie de campagne.
    Mais il y a l’artillerie lourde ! Progressivement ont été à transporter par automobile un « tonnage » de munitions d’artillerie lourde sensiblement égal à celui des munitions d’artillerie de campagne, de telle sorte que, là encore, il faut disposer journellement de six sections T. M ou deux groupes et demi.
    Les autres transports de l’armée : vêtements, armes, matériel du génie et matériel de santé exigent, enfin, deux groupes environ. Et l’on arrive ainsi à un total de douze groupes, représentant un tonnage journalier d’environ 2 000 tonnes !
    Supposons maintenant que les centres de ravitaillement de l’armée soient, non plus à 50, mais à 100 kilomètres, la lutte étant devenue guerre de mouvement ; le problème se complique alors, car il ne peut être question de faire faire deux voyages de 100 kilomètres à des camions ; on est donc conduit à en avoir un double jeu, et, au lieu de 12 groupes, il en faut 24 ! Et, si toutes les armées s’étaient mises à marcher en même temps, il aurait fallu 240 groupes pour assurer leur existence !
    Si nous nous sommes attardés un peu à ces calculs qui ont pu paraître en eux-mêmes fastidieux, c’est pour arriver à expliquer un des grands principes de l’utilisation des Services Automobiles : la non-spécialisation des véhicules.
    Il ne faut pas abuser des principes, c’est entendu, car les principes ne veulent pas toujours s’adapter aux réalités !... Mais le Service Automobile n’en a que deux : passons-les-lui donc de bonne grâce !
    Le premier, c’est « l’homogénéité des ensembles » dont il a été parlé plus haut : c’est le groupement, dans chaque formation, de véhicules tous pareils.
    Le second, c’est la « non-spécialisation des véhicules ».
    Qu’est-ce que la non-spécialisation des véhicules ? Cela consiste à ne jamais affecter les voitures à un service déterminé sous le prétexte que ce service doit avoir, en tout temps, ses moyens de transport propres.
    Prenons, comme exemple, un chiffre total, aux armées, de 35 000 camions. Grâce à la non-spécialisation, on pourrait leur faire accomplir, certains jours, 50 kilomètres avec une charge moyenne de 2 tonnes e demie, ce qui faisait 4 400 000 tonnes kilométriques. En les spécialisant, il aurait été difficile de leur faire parcourir une moyenne de plus de 15 kilomètres. Il aurait donc fallu non pas 35 000 camions, mais plus de 120 000, ce qui eût représenté un supplément de plus de 100 000 hommes et une dépense de plusieurs milliards.
    Prenons un autre exemple, dans les voitures de tourisme. Voici un état-major de division qui possède sept voitures. Cette dotation lui permet d’assurer ses besoins. Pourquoi ? Parce que l’une quelconque des voitures est utilisée successivement : par le général, par le chef d’état-major, pur les officiers d’état-major, par le médecin, par l’intendant, par le commandant de l’artillerie, etc. Si l’on avait affecté en propre une voiture à chacun de ces officiers, il eût été nécessaire de multiplier d’autant la dotation réglementaire ! Les voitures, de plus, sont ainsi bien mieux utilisées : elles font, par mois, 1 000 à 1 200 kilomètres au lieu de 300 à 400.
    Cette idée a été une des idées directrices du Service Automobile. C’est en l’appliquant que, avec des moyens qui, jusqu’à la fin, jusqu’au dernier jour de la guerre, furent théoriquement insuffisants, il a pu toujours, néanmoins, « tenir le coup ». À Verdun, par exemple, la longueur de la route d’étapes variait de 50 à 80 kilomètres ; on y a vu défilé, en quelques mois, la majeure partie de l’armée française et, par conséquent, le Service Automobile dut y concentrer, lui aussi, la majeure partie de ses ressources. Grâce à l’utilisation rationnelle et totale de ces ressources, elles ont suffi là où elles paraissaient ne pas devoir suffire : c’est grâce à cela, et à cela seul, que le problème, qui semblait insoluble, a été résolu.

    Faut-il décrire, maintenant, ces diverses opérations de transport par automobiles que nécessitent les ravitaillements ? Il est bien facile de les imaginer dans leur ensemble.
    Qu’il s’agisse de pain, de viande, de « pinard », de légumes secs, de sucre ou de café ; qu’il s’agisse de matériel de tranchée, rondins, planches, claies, tôles ondulées ; qu’il s’agisse de baraquements, de tentes, d’appareils télégraphiques ; qu’il s’agisse de munitions, depuis les caisses de 75, si commodes, jusqu’aux encombrants et pesants 320 ; qu’il s’agisse de tout ce que l’on voudra, la grosse question, c’est d’abord de bien charger les voitures, de ne demander aux camions que ce qu’ils peuvent donner ; c’est ensuite de marcher en convoi proprement, de se débrouiller dans les circonstances critiques, de ne pas être manchot, comme disent les poilus, de faire, en un mot, partout et toujours, vite et bien, et de ne jamais oublier que ce que l’on porte est impatiemment attendu. Mais il ne faudrait pas croire que le déchargement puisse se faire sans études préalables, et rien n’est plus lamentable qu’un chantier mal organisé.
    — Voici, nous disait un chef de convoi, comment nous procédons généralement :
    « Nous prenons une route et nous faisons combler l’un des bas-côtés de la route sur une longueur de 300 à 400 mètres de manière à la rendre, sur cette longueur, suffisante pour le passage de trois files de voitures. Cet élargissement permet de garer sur le côté droit de la route le groupe automobile qui vient débarquer. Mais il ne doit pas être fait à un endroit quelconque de la route. Il faut choisir un point où se trouve également un chemin d’accès supplémentaire qui permet de faire arriver au chantier, autrement que par la route que nous occupons, les voitures à chevaux qui viennent s’approvisionner.
    « Si, à une telle organisation, vous ajoutez un tourniquet en aval, c’est-à-dire un autre élargissement de la route, ou un triangle de chemins bien aménagé permettant aux camions de faire demi-tour, vous aurez réalisé un chantier idéal. »
    Si nous ajoutons, nous, que ces opérations se faisaient généralement la nuit, sans aucune espèce de lumière et souvent dans des zones bombardées, il apparaît clairement que la moindre défaillance dans la méthode ou la discipline aurait pu avoir les conséquences les plus fâcheuses.


LE TRANSPORT DES COMBATTANTS

    Voilà donc assuré l’approvisionnement normal de toute la zone de l’avant.
    Mais soudain, une action se déclenche. Que se passe-t-il ?
    La première nécessité, c’est de faire affluer, le plus rapidement possible, sur le lieu de l’attaque, des troupes de renfort.
    Le Service Automobile dispose, pour assurer cette tache, de ce qu’0n appelle les réserves de transport.
    Qu'est-ce qu’une réserve ?
    Nous avons vu que les sections, dès l’origine, furent assemblées par quatre sous le nom de groupes. Mais assez tôt, c’est-à-dire à fin de l’année 1914, il arriva, comme plusieurs groupes travaillaient ensemble dans la même région, qu’on fut amené à les réunir à leur tour, par six, sous le nom de groupement : le groupement avait la capacité de transport d’une brigade, qui est la plus forte unité d’infanterie pure.
    Or — tout cela s’enchaîne — à l’époque même où cette transformation s’accomplissait, les transports de troupes commençaient à prendre des proportions telles qu’il devenait évident que les formations automobiles appartenant en propre à chaque armée seraient bientôt incapables d’y suffire. C’est l’idée du groupement, tel qu’il avait été essayé dans une armée, qui amena tout naturellement cette autre idée : d’abord d’avoir, en dehors des armées, des groupements de renfort capables d’être utilisés en un point donné ; puis, lorsqu’on eut plusieurs de ces groupements, de les réunir, à leur tour, sous un commandement unique. Ainsi naquit, au mois d’avril 1915, la première « réserve de transport à la disposition du général en chef ».
    Une réserve est donc constituée par 2 ou 3 groupements de 5 ou 6 groupes de 4 sections : cela représente environ un millier de camions. Dès que la situation l’exige, ces milliers de camions sont lancés sur la route et commencent un défilé ininterrompu, de jour et de nuit, apportant les troupes jusque sur le terrain même du combat.
    Une réserve en mouvement couvre une longueur de route de 30 kilomètres environ. Dans une affaire comme celle du 15 juillet 1918, par exemple, les réserves automobiles amenèrent à pied d’œuvre, eu 24 heures, plus de 120 000 fantassins couvrant une longueur de route de 200 kilomètres ! Beaucoup de conducteurs, à ce moment-là, roulaient depuis quatre jours et quatre nuits, sans aucune espèce de repos. On fut obligé le 16, au cours d’un transport de la plus haute importance, d’établir, à Montmirail, un relais de conducteurs : au passage, les hommes fatigués devaient quitter le volant et être remplacés par des conducteurs frais. Aussitôt le débarquement terminé, on repartait chercher d’autres troupes.
    Des transports de cette importance ne sauraient être effectués, on le devine, sans une organisation méticuleuse et une méthode parfaite de travail. Règles pour l’embarquement rapide des troupes, règles pour la circulation, règles pour le débarquement dans les zones avancées, rien ne doit être livré au hasard ; et ce n’est qu’à cette condition que les mouvements de troupes en sont arrivés à offrir, au point de vue horaire, une véritable certitude, comparable à celle des réseaux de chemin de fer.
    Mais l’application de cette espèce de discipline de marche était d’autant plus nécessaire, pendant la guerre, que, dans le même temps où circulaient sur les routes les grands convois de transports de troupes, il fallait y lancer aussi des encombrants convois d’artillerie.


L’ARTILLERIE AUTOMOBILE


Tracteur d'artillerie lourde en terrain difficile

    On pourrait écrire tout un livre sur les transports d’artillerie par automobiles, car ce sont là des opérations très compliquées et très délicates, et qui, d’ailleurs, ont pris, de jour en jour, des proportions de plus en plus considérables.
    Avant la guerre, notre artillerie était constituée surtout par du 75, avec quelques groupes de 105 long et de 155 court Rimailho. Elle était complètement organisée, au point de vue traction, avec la traction hippomobile. Aux premiers jours de la guerre, on put constituer tout juste deux groupes d’artillerie à tracteurs !
    Aussi, n’est-ce qu’au début de 1915 que l’on commença à se préoccuper du transport de l’artillerie par automobiles. Par la suite, la nécessité de traîner des pièces de plus en plus lourdes, dans des terrains de plus en plus bouleversés, s’est manifestée avec une intensité toujours plus grande. D’autre part, la traction hippomobile devait être réduite du fait des difficultés de ravitaillement en avoine. Il en résulta que toutes les nouvelles formations d’artillerie lourde ont été constituées à traction automobile et que les batteries de 75 elles-mêmes furent transformées progressivement en « artillerie de campagne portée ».
    Pour l’artillerie lourde (A. L.), on fait usage de tracteurs. Tout le monde sait auj0urd’hui ce qui différencie le tracteur du camion : c’est qu’il a ses quatre roues motrices, autrement dit que le mouvement fourni par le moteur est transmis à chacune des quatre roues, alors que dans un camion c’est simplement un des essieux, en principe celui d’arrière, qui est actionné. Le tracteur a donc la spécialité de progresser dans des terrains difficiles et à travers champs : il suffit, en effet, qu’une de ses quatre roues trouve un bon point d’appui pour qu’elle y prenne de l’adhérence et entraîne le tout. Il y a quelque chose d’assez imposant, de majestueux, disons mieux : d’élégant, dans le défilé, sur la route, de ces bizarres géants. Les tracteurs sont, souvent, petits et trapus ; c’est sans difficulté apparente, cependant, qu’ils traînent les énormes canons, leurs agrès, leurs chariots, leurs plates-formes, leur personnel et leurs munitions, et qu’ils viennent les déposer, délicatement, à l’emplacement même où, quelques instants après, leur grande voix se fera entendre !

    Il arrive pourtant parfois que les tracteurs eux-mêmes, et les plus puissants, soient insuffisants. On les remplace alors par les fameux caterpillars ou chenilles.
    Les chenilles sont des sortes de tracteurs à deux roues motrices et deux roues folles ; mais ces quatre roues sont, en réalité, de simples pignons et, au lieu de porter sur le sol, elles engrènent, par leur denture, avec une large et robuste chaîne sans fin, composée de tuiles métalliques, qui leur constitue un véritable chemin de roulement. Le tracteur roule sur son chemin, qu’il transporte avec lui, et l’ensemble se déplace en paraissant glisser comme une chenille.
    À quoi servent les caterpillars ? Ils ont été utilisés, en grand nombre, pour tirer certaines pièces particulièrement lourdes, pour transporter les munitions ; enfin et surtout pour dépanner les autres tracteurs lorsque ceux-ci se sont mis dans des situations difficiles.
    N’oublions pas de signaler, avant de quitter ces monstres, que, par l’intermédiaire de la chenille, l’automobile devait aboutir, un jour, à cette véritable forteresse ambulante : le tank: ou char d’assaut... Mais on a pu lire ici même la description et le juste éloge de ces magnifiques engins de combat, dont les victoires ont eu tant de retentissement.

    Reste donc ce que l’on pourrait appeler l’artillerie légère : autos-mitrailleuses, autos-canons et batteries de 75 portées.
    Les deux premiers, qui furent employés, surtout dans la défense contre avions, furent des créations particulièrement heureuses. Organes merveilleusement souples, ils se transportaient avec une grande rapidité dans les zones indiquées et étaient toujours prêts à fonctionner, soit qu’ils eussent leurs munitions à bord (autos-mitrailleuses), soit qu’ils les prissent dans un caisson qui les accompagnait (autos-canons).
    Quant aux batteries de 75 portées, elles ne correspondent pas absolument au même besoin. Le but poursuivi ici, c’est de pouvoir, lorsqu’on transporte les troupes d’infanterie d’une division, faire suivre leur artillerie de manière qu’elle arrive en même temps qu’elles sur le lieu du combat. C’était une grande sécurité pour l’infanterie et un facteur moral de succès très important de savoir que ses artilleurs étaient là, avec elle. Or, cela n’est devenu possible, étant donné les transports si rapides des fantassins par des camions, que le jour où des camions aussi ont pu porter les canons !
    Les canons et les caissons, les uns et les autres non démontés, étaient placés sur des tracteurs aménagés spécialement, avec des « rampes d’accès » toutes préparées. Chaque tracteur portait un canon ou un caisson. Les munitions et les agrès suivaient, dans des camions, ainsi, bien entendu, que le personnel. Le tout roulait derrière les convois de troupes à une allure moyenne d’une quinzaine de kilomètres, et, à l’arrivée, se remettait en place en quelques instants.



Tracteurs d'une pièce de 240 : voiture-affût et voiture-pièce

 

LES COMMISSIONS RÉGULATRICES AUTOMOBILES

 

    Le lecteur commence à se rendre compte peut-être de ce que représente, dans ces conditions, la circulation des grands convois sur les routes du front. Mais si l’on oublie pas que, au milieu de tout cela, se faufilent, sans arrêt, jour et nuit, d’une part des milliers de voitures de tourisme qui assurent les liaisons et portent les officiers des états-majors, d’autre part une quantité innombrable de voitures spéciales : camionnettes des courriers, du génie, de l’aviation, de l’aéronautique, du camouflage, autos-projecteurs, autos-phares, voitures du service télégraphique, de la T. S. F., de la radiotélégraphie, de la géodésie, de la photographie ; voitures pour gonflement des saucisses, voitures-colombiers, autos-bazars, autos-arroseuses, autos-pompes ; camions des services de stérilisation et de désinfection, voitures excavatrices, autos-postes électrogènes, etc., etc., —on comprendra qu’il y aurait, sur les routes, si l’on n’y prenait garde, un effrayant danger d`embouteillage, dont les conséquences seraient, la plupart du temps, de véritables catastrophes !


Camions porteurs de chars d'assaut Renault

 

    La surveillance de toute la circulation est confiée, dans ces heures critiques, au Service Automobile : il a créé, pour la réaliser, des Commissions régulatrices automobiles, ou C. R. A.
    La première commission régulatrice automobile a fonctionné à Verdun pour l’attaque du printemps de 1916.
    Son origine était extrêmement simple.
    On avait obtenu, avec l’application des règles d’embarquement, de débarquement et de marche, une discipline presque parfaite des convois, en eux-mêmes ; mais on s’était aperçu que souvent ces convois, une fois mis en mouvement, se heurtaient à toutes sortes d’obstacles provenant des hasards de la route : autres convois coupant tout à coup le chemin, encombrements aux croisements, passages à niveau obstrués, voitures à chevaux ralentissant tout. On avait donc envisagé la possibilité, dans le cas de transports de grande intensité, d’une organisation centrale qui eût la haute main sur toutes les opérations susceptibles de se dérouler sur une route donnée. Vers la fin de 1915, et au début de 1916, la direction des services automobiles étudiait, à ce point de vue, la création d’un organe nouveau, d’une sorte de « commission » de régulation, pour laquelle aucun nom encore n’était trouvé, dont les grandes lignes seulement étaient à peine tracées et qui, en même temps qu’elle fixerait le mode de travail des unités de transport, assumerait aussi la tâche de garder la route de tout accident imprévu.

 


Exemple de fléchage à un croisement de route


    C’est au milieu de ces préoccupations que brusquement, le 21 février 1916, éclata l’attaque de Verdun. Ce qui n’était que conçu vaguement dut alors être réalisé en quelques-heures, et c’est ainsi que fut créée, le 22 février 1916, la première commission régulatrice, celle de Bar-le-Duc.
    Quelques chiffres donnés par avance peuvent faciliter ici l’exposé de ce nouveau rouage.
    Sur la route de Bar-le-Duc – Verdun, la fameuse « Voie Sacrée », au cours du mois de mars 1916, il a été compté jusqu’à 6 000 passages de camions en un seul point par vingt-quatre heures, soit une moyenne de un camion par 14 secondes.
    Ces camions portaient, par semaine, environ 90.000 hommes et 50.000 tonnes de matériel et ils effectuaient, au total, un million de kilomètres en 7 jours, ce qui équivaut il vingt—cinq fois la circonférence de la terre.
    Pour assurer une circulation de cette intensité, il était indispensable d’av0ir une organisation, pour ainsi dire mathématique, des transports. C’est ce dont se chargea la commission régulatrice.

 


Ravitaillement en munitions d'une batterie en pleine action


    La route était d’abord gardée, c’est-à-dire réservée à l’usage exclusif des unités automobiles commandées par la commission régulatrice et des véhicules automobiles isolés. Ensuite, elle était divisée en plusieurs cantons, système qui favorise la surveillance ainsi que l’entretien. Elle était ainsi assimilée avec sa circulation montante et sa circulation descendante, à une voie ferrée, chaque canton ayant une longueur de 15 kilomètres.
    Tous les moyens d’action étaient centralisés entre les mains d’une seule autorité : celle du commissaire régulateur. Celui-ci fixait les règles de la circulation, déterminait les plans de transport, établissait les graphiques de marche, désignait, d’accord avec le commandement, des centres de chargement et de déchargement, enfin répartissait les formations de travailleurs chargés soit d’apporter la main-d’œuvre nécessaire dans ces centres, soit d’assurer l’entretien de la route.
    Le commissaire régulateur était relié téléphoniquement avec tous ses chefs de cantons. Ceux-ci, officiers ayant sous leurs ordres un assez nombreux personnel, faisaient jalonner et flécher les routes, organisaient, lorsqu’il y avait lieu, la circulation transversale, remédiaient aux interruptions de circulation dues à de fausses manœuvres ou à des accidents. Pour les accidents, un service spécial, comprenant plusieurs équipes qui se relayaient jour et nuit, était chargé des dépannages.
    La mise en application de ces principes fut décidée pour le 22 février à midi. Dans un délai de moins de quatre heures, la route était entièrement dégagée et appartenait à la commission régulatrice. Dès le lendemain, une division entière était transportée sur ses positions.
    Le 29 février, il y avait, dans la région, environ 3 000 camions, plus les sections R. V. F. et les sanitaires. Bientôt l’effectif des seuls camions atteignait 4 000. Il y eut, en tout, plus de 8 000 automobiles qui circulaient. Pendant sept mois, il fallut maintenir ce chiffre formidable : les hommes transportés là, entre février ct septembre, se comptent par millions !
    Le travail fut souvent pénible et les efforts furent rudes, surtout au début, tant que le temps resta froid et humide. Il n’y avait plus ni jour ni nuit ; les conducteurs devaient être à leur volant quinze, dix-huit, vingt heures de suite, sans repos, et, dans plusieurs circonstances, il leur fallut donner vraiment le maximum que l’on peut exiger des forces humaines. On sait que, le 19 mars 1916, un ordre du jour du général en chef adressait des félicitations aux troupes automobiles qui avaient assuré tous ces transports avec endurance et bravoure, et avaient ainsi contribué, suivant leurs moyens, à la défense et au salut de Verdun (1).
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(1) Voir la Voie Sacrée, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 décembre 1918.

    Une deuxième commission régulatrice automobile fut créée pour l’offensive de la Somme en 1916, qui donna également d’excellents résultats. Puis, dans le courant de l’année 1917 et de l’année 1918, diverses C. R. A. fonctionnèrent sur divers points de notre front, toujours avec leurs « cantons » organisés méthodiquement. De nouvelles observations amenèrent de nouveaux enseignements et, peu à peu, la commission régulatrice automobile arriva à un type définitif, qui fut utilisé, très heureusement, dans les dernières opérations de la guerre, et qui l'est encore aujourd’hui pour le ravitaillement des zones allemandes occupées.
    Il n’est pas possible d’exposer ici dans tous ses rouages le fonctionnement d’une C. R. A. Disons seulement que les grands principes — ceux qui avaient été appliqués dès février 1910 — sont restés les mêmes, et que les perfectionnements ont été amenés par les modifications qui se sont produites dans les méthodes de combat elles-mêmes.
    Les champs d’action, depuis 1914, s’étaient singulièrement élargis. Il ne s’agissait plus — presque jamais — de transporter des troupes sur une petite distance et sur un seul point : c’était dans une immense zone de combat, d’une centaine de kilomètres de front, qu’il fallait répartir d’immenses masses d’hommes et de matériel, qu’on était allé chercher, souvent, à 200 kilomètres de là ! Pour assurer l’ordre dans ces conditions nouvelles, il y eut généralement trois régulatrices qui fonctionnaient en même temps : une régulatrice d’embarquement, une régulatrice de circulation, une régulatrice de débarquement. (On peut, à la rigueur, se passer de la seconde si les distances ne sont pas trop considérables.)
    Les routes ne sont plus désignées par les noms des pays qu’elles desservent. Au début de 1918, le Service Automobile les a toutes numérotées sous le nom d’itinéraires : itinéraire b. 12, itinéraire l. 17, itinéraire c. 14, etc., ce qui simplifia à l’extrême les ordres écrits. Pour les transports eux-mêmes, on emploie également des numéros. Telle infanterie divisionnaire, telle artillerie, dès qu’elles sont sur les camions, deviennent : élément n° 117, élément 312 ; de là une grande clarté et une grande rapidité dans la transmission des indications d’un canton à l’autre. Enfin, la C.R.A. a été amenée par les circonstances à organiser elle-même, le plus souvent, dans chaque zone, ce qu’on appelle « l’assiette du cantonnement », c’est-à-dire la désignation des emplacements où les troupes doivent cantonner, et parfois même à créer des dépôts de vivres pour le ravitaillement, au passage, des grandes unités !
    Tout cela fait, les liaisons étroitement assurées avec les états-majors, et des horaires précis fixés pour chaque mouvement automobile ou hippomobile — et l’on sent ici combien cette question des heures de passage est importante ! — le Service Automobile a peut-être le droit de dire qu’il a joué, dans les opérations, un rôle dont personne d’ailleurs aujourd’hui ne conteste plus l’importance.
    C’est à la suite de grands transports de cette nature, accomplis avec une méthode remarquable, dans des circonstances difficiles, que, le 28 juillet 1918, le général commandant en chef adressait aux troupes automobiles l’ordre suivant, qui les « remerciait », une fois encore, en termes magnifiques :

    Le général commandant en chef adresse ses félicitations aux officiers, sous-0fficiers, brigadiers et hommes de troupe des Services Automobiles, pour l’activité, le dévouement et l’endurance dont ils viennent de faire preuve, sous la direction énergique et éclairée du commandant Doumenc. Quelle qu’ait été la difficulté des circonstances, les transports intensifs de troupes et de ravitaillement ont été exécutés, depuis le mois de mars, sans arrêt, de jour et de nuit, avec une rapidité et une exactitude qui font honneur au service. Dans le même temps, les parcs automobiles assuraient le travail de réparation et permettaient le maintien constant de toutes les formations automobiles à leur capacité de transport. Conducteurs sur la route, ouvriers à l’atelier, ont contribué pour leur part au succès de nos opérations.

Signé : PÉTAIN.

    Et, certes, en transmettant cet ordre à tous les automobilistes des armées, le directeur des Services Automobiles avait bien raison d’ajouter :
    Tous ont le droit d’être fiers de la marque d’estime donnée à notre service.
    Ce que nous avons pu faire de bien est peu de chose à côté de ce qu’il faudra faire pour ravitailler et amener au combat nos troupes dans le terrain reconquis et loin en avant des voies ferrées.
    Nous devons donc nous appliquer sans arrêt à améliorer nos méthodes d’entretien et d’emploi, à accroître l’instruction et augmenter la valeur des conducteurs et ouvriers, de façon à faire rendre encore davantage à notre matériel.
    Je compte que tous comprendront l’effort qu’il faut donner et auront à cœur de travailler à fond pour que le Service Automobile soit toujours, comme il l’a été, à la hauteur de toutes les tâches qui lui seront confiées par le commandement.

Signé : DOUMENC.


LES BLESSÉS

    Enfin, nous supposons maintenant que l’action se déroulait, avec ses péripéties diverses. Il restait au Service Automobile à remplir une tâche encore, la plus lourde et la plus grave peut-être, mais aussi la plus belle et la plus noble : l’enlèvement des blessés. Il le confiait à ses sections sanitaires.
    Nous avons eu l’occasion de dire, précédemment, à la suite de quels efforts et de quels essais on est arrivé à constituer les deux types de sections sanitaires, la Fiat et la Ford, qui font les évacuations dans la zone de l’avant. Leur travail fut extrêmement pénible ; et, si l’existence de l’automobiliste du front a toujours été pleine de fatigue et exempte de confort, on peut dire que le conducteur de sanitaire eut le privilège de connaître, mieux encore que ses camarades, la vie de l’avant dans toute sa rigueur ; et c’est pourquoi le personnel de ces sections avait fini par constituer une véritable élite, dont les mérites, d’ailleurs, étaient reconnus, après chaque affaire, par un nombre imposant de citations.


La réserve de pneus, dans un parc automobile.

 

    C’est que les sanitaires, qui ne devaient aller, en principe, que jusqu’aux postes avancés des G. B. D. (groupes de brancardiers divisionnaires) montèrent chercher les blessés jusqu’aux postes de secours, dans des terrains marmités par l’ennemi, à travers, souvent, des tirs de barrage et des vagues de gaz, qu’il leur fallait franchir à découvert. Ajoutez à cela l’obscurité, les cris des blessés que les cahots mettaient au supplice, le masque, qui gênait terriblement pour conduire ! — Et le conducteur, cependant, se rendait compte, plus que partout ailleurs, de l’importance du rôle qu’il jouait : ne tenait-il pas entre ses mains, constamment, la vie de centaines de blessés qu’il pouvait sauver par son sang-froid et sa promptitude ?
    Rien peut-être ne donnera mieux l’idée de cette existence particulière et mouvementée que ce fragment d’une simple et belle écrite, entre deux coups de chien, par un jeune engagé volontaire :

    « … Dire que nous croyions avoir tout vu dans l’Artois ! Cela me paraît peu de chose auprès de la vie que nous allons mener ici !... Boue, froid, rafales de grésil, pluie qui cingle, vent glacial, brouillard, les marmites par-dessus tout cela ! Et toujours en pleine nuit, sans aucune lanterne, naturellement. Il y a bien les fusées, qui illuminent à giorno, mais c’est plutôt une gêne qu’une aide. Le meilleur, c’est encore Astarté, reine du ciel. Malheureusement, c’est huit ou dix jours par mois. Aussi, nous continuons à suivre des yeux le calendrier, comme dit Bugeon, « je te prie de croire que nous sommes au courant » des faces de la lune » ! Quant aux routes, défoncées, pleines de trous, ca ne change pas ; première vitesse et du cinq à l’heure ! Souvent, quand on revient, on ne peut plus passer : un 210 a coupé le chemin. Hier, avec un camarade, nous étions ainsi de chaque côté d’un entonnoir. Que faire ? Et moi, j’avais des blessés ! Il a fallu aller chercher un détour, cela a duré deux heures ; pauvres malheureux blessés, avec ce froid !... Mais tu connais tout cela, et l’imm0bilité qui vous glace, et le morceau de viande gelée avec un quignon de pain, et les nuits dans les postes, avec le tintamarre du canon, et les quelques heures de sommeil ( !) dans quelque coin, enroulé dans une couverture mouillée ; je me demande comment nous résistons… Nuits du front, les fusées, les cris lointains, les fusillades subites, l’inquiétude, la fièvre, les plaintes des blessés, et puis ces minutes d’exaltation de tout l’être, où l’on accepte… Car nous autres, comment flancherions-nous, quand nous voyons tous ces pauvres camarades que nous transportons, dont nous tenons la vie entre nos mains, et qu’un coup de volant heureux peut sauver en les faisant arriver cinq minutes plus tôt sur la table d’opération !... Mais je crois bien que je vais me vanter ! à toi !... Et puis, je suis de ton avis, est-ce que cela existe, auprès des fantassins ? Eux, eux seuls, et voilà tout. Et dire que Paris ne se rendra jamais compte !... Moi, quand je les vois, je me dégoûte et je m’injurie. Enfin, quoi faire ? Tu as le bonjour de Charles Brémond, etc. »
    L’auteur de cette lettre, le jeune conducteur André Chapelle, de la S. S. 104, était tué, le lendemain, d’un éclat à la tête, « dans l’accomplissement de sa mission ».
    L’action terminée, leur travail accompli, il arrivait que les automobilistes, de temps en temps, descendaient, pour quelques semaines, au repos.
    Là, tout en se nettoyant (c’était toujours le premier soin du poilu après la relève), tout en se délassant, et tout en se « reconstituant », ils recevaient, s’il y avait lieu, les récompenses que leur avait méritées leur conduite.
    Il y eut de nombreuses citations dans le Service Automobile. Beaucoup de sections, aussi, furent citées en collectivité, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois même ; et il y eut une Section Sanitaire — ce détail est vraiment trop peu connu — qui reçut, en décembre 1917, la fourragère.



Groupe automobile chirurgical

 

DEPUIS L’ARMISTICE

    Depuis le 11 novembre, les automobilistes… ont continué. Leur tâche, pour être moins brillante, n’en est peut-être que plus lourde, puisque ce sont eux qui doivent assurer presque tout le ravitaillement des nouveaux territoires, particulièrement de l’Alsace, de la Lorraine et de l’Allemagne occupée, et puisque le tonnage transporté par eux depuis deux mois et demi — dans lequel des denrées de toutes sortes ont remplacé les munitions et le matériel de guerre — n’a fait qu’augmenter à mesure que nos armées avançaient.
    Certes, c’est avec une fierté joyeuse que le Service Automobile peut écrire dans ses archives ces mots magiques : « C. R. A. de Metz », « C. R. A. de Sarrebourg », « Canton de Mayence », « Canton de Mannheim » ! Et, lorsque les automobilistes sont entrés dans les villages d’Alsace avec les premières troupes françaises, le cœur leur battait et bien des larmes coulaient de leurs yeux ! Au surplus — un détail en passant — veut-on savoir ce qu’ils apportèrent tout d’abord à Strasbourg, ce qu’on leur demandait tout d’abord d’apporter, ce que les premiers camions furent obligés de charger avant du pain blanc ou du café ? — Des balles d’étoffe bleue, d’étoffe blanche et d’étoffe rouge, pour fabriquer des drapeaux !... « Premier arrivage de Paris », avait écrit un loustic sur une pancarte accrochée aux flancs du capot.
    Mais, derrière cette façade plaisante, le travail était et est resté très dur. Tout le monde a pu voir, à Saverne, le 24 novembre, des convois de camions qui arrivaient, au petit matin, par un froid épouvantable, étant partis le 21 (de la région de Soissons, si je ne me trompe) et dont les conducteurs n’avaient pu prendre, pendant ces trois jours et ces trois nuits, aucun repos et aucun breuvage chaud ! Ce n’est là qu’un épisode entre cent autres semblables !
    Sans doute, il n’y a plus à transporter de 320, ni de chevaux de frise ; il n’y a plus surtout, ô bonheur ! à transporter de blessés. Mais les pesants autobus continuent leurs randonnées, pour le ravitaillement en viande des divisions, les camions des T. M. assurent, comme par le passé, les grands transports de troupes — car les relèves se font toujours ! — et les sanitaires elles-mêmes sont bien loin d’avoir vu leur travail décroître, car on leur demande de transporter toutes sortes de produits nécessaires à la reconstitution de la vie normale dans les pays reconquis. Le danger seul a disparu, pour les automobilistes comme pour les autres soldats.
    On a dit récemment, à propos de l’état de dénuement des populations du Nord :
    — Mais que font donc les autos ? Pourquoi n’emploie-t-on pas, pour ravitailler Lille ou Valenciennes, ces milliers de camions, qui ne font plus rien ?
    Qui ne font plus rien !... On oublie que les armées sont toujours sur le pied de guerre, qu’il faut qu’elles vivent, et que le nombre de véhicules que l’armistice a libérés de certains transports est, relativement, insignifiant.
    Quant au problème de la démobilisation, il se pose particulièrement épineux pour le Service Automobile. Pendant longtemps, on avait mis dans ce service, en dépit des protestations des chefs compétents, des hommes de « vieilles classes ». Ceux-là., aujourd’hui, partent tous, en masse ; il s’agit de les remplacer hâtivement ; or, comment faire l’apprentissage°? Et le travail augmente toujours ! Il est certain que le Service Automobile sortira de ces difficultés, comme il est sorti de tant d’autres. Mais qu’on ne l’accable pas de reproches, sans savoir !
    Et alors, ensuite, lorsque tout sera fini, car, enfin, il faut bien qu’un jour, tout de même, tout soit fini, que deviendront les 95 000 voitures ? — Cela, c’est une question au sujet de laquelle je décline absolument le rôle de prophète !

 


Auto-camion bazar


CONCLUSION

    Que conclure de cet exposé ? — Il est bien difficile, et aujourd’hui plus que jamais, puisque nous ne sommes d’accord à peu près sur rien, de juger des choses par l’extérieur, même avec la documentation la plus vraie et la plus précise. Aussi avons-nous voulu rechercher l’impression personnelle des intéressés : un conducteur, interrogé sans vergogne, au coin d’une route, après un de ces grands transports dont il a été question ci-dessus, nous a donné — nous le croyons du moins — la note vraie. C’est à lui que nous passons la parole :
    — Ce que nous aurions voulu, monsieur, nous a-t-il dit avec une petite pointe d’amertume, ç’aurait été que l’on méconnût un peu moins notre existence, nos efforts, nos mérites, et, quitte à être accusé de manquer de modestie, je trouve que nous avons trop travaillé dans le silence.
    « En réalité, nous sommes restés les victimes, pendant plus de quatre ans, c’est navrant ! d’un détestable calembour sous lequel on nous avait assommés au début de la guerre. Le temps passa bien vite, pourtant, où les automobilistes ne participaient que de loin aux opérations : on peut dire, au contraire, que beaucoup de batailles furent gagnées autant avec les autos qu’avec les jambes des soldats.

 


Camions sous la neige


    « Rien, je le sais, ne peut se comparer à la fatigue du combattant. Pourtant, vous n’imaginez peut-être pas quelle force de résistance il faut à un conducteur d’automobile pour tenir le volant, comme je l’ai vu maintes fois, à Verdun, dans la Somme, sur l’Aisne, pendant 24, 36 et même 50 heures de suite, sans le moindre repos !
    « Certes il y a eu, dans le Service Automobile, de tristes individus qui ont mérité l’infamant surnom… Mais combien ? — Quant à nous autres, les quelque 60 000 qui étions sur le front, le vrai front, que ne venait-on nous voir ? C’est tout ce que nous demandions. Que ne venait-on voir nos misères, nos fatigues, les dangers que nous courions comme nos autres camarades ? Que ne venait-on voir nos citations, nos blessures, nos morts, et on aurait constaté que nous avions, autant que n’importe quels autres soldats de France, la conscience de la tâche que le sort nous avait imposée ? Je ne vous dis pas que l’automobiliste était un héros : je vous dis simplement que c’était un brave poilu comme tous les autres braves poilus, menant la vie de l’avant avec ses rudesses, ses souffrances, et aussi sa beauté.
    « Cette tâche, qui était la nôtre, elle fut pénible et parfois elle nous écrasa de sa gravité, lorsque nous sentions, dans certaines circonstances, que presque tout dépendait de nous. En février 1916, ne vous a-t-on pas dit, une première fois, que c’est grâce aux automobilistes que Verdun put être sauvé ? Vous êtes-vous demandé au prix de quelles épreuves les « embusqués » avaient mérité ce magnifique éloge ? À la grande offensive de mars 1918, n’avez-vous pas su aussi que, si nous avions eu la moindre défaillance d’un jour ou d’une nuit, ce qui n’était qu’une défaite aurait pu se transformer en un épouvantable désastre ?... Plus récemment, que serait-il arrivé si nous n’avions pas été toujours en mesure de transporter les troupes avec une rapidité foudroyante, de les ravitailler en vivres et en matériel, de leur jeter, sur le terrain, ces masses formidables de munitions sans lesquelles leur héroïsme ne peut rien ?...
    Que le public donc continue à nous juger d’après un mauvais jeu de mots, nous avons notre conscience pour nous... Ou plutôt, monsieur, non, nous avons mieux encore ; car, voyez-vous, nous sommes des hommes, de pauvres hommes, et, notre conscience, cela pourrait bien, parfois, ne pas nous suffire ! Nous avons mieux ! car, ce que nous avons maintenant, ce que nous avons gagné à la force du poignet — et, de cela, nous resterons éternellement fiers ! — c’est ce qu’il y a de plus beau, de plus grand, de plus cher, de plus noble et de plus enviable, c’est : l’estime des fantassins ! »

PAUL HEUZÉ.


AU VOLANT
Aquarelle de Georges SCOTT

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L'AUTOMOBILE PENDANT LA GUERRE
Enlèvement des blessés dans un poste de secours
Aquarelle de Georges SCOTT

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Convoi d'artillerie automobile
Aquarelle de Georges SCOTT

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Source :

n° 3961 du 1er février 1919