D’EL-OUED À « BÉCHAR »
ENTRACTE SAHARIEN

HISTORIA magazine
N° 227 du 8 mai 1972


LA route goudronnée EI-Aricha – Méchéria, longue de 140 kilomètres, sans un virage, sans la moindre rampe, passe entre les haies du double réseau interdisant l’accès de l’Ouest algérien aux katibas de l’Armée de libération nationale basées au Maroc. De cette rocade jusqu’aux djebels du Moyen-Atlas s’étend, en cette deuxième année de la guerre d’Algérie, un territoire interdit, large parfois d’une centaine de kilomètres, que les postes radars installés sur de légères éminences balaient jour et nuit.
    À près d’un millier de kilomètres vers l’est, à l’autre extrémité du territoire algérien, un barrage, identique dans sa réalisation et son efficacité, a été édifié sur la frontière tunisienne. Là encore une route donne accès aux territoires du Sud.
    Comme les cinq doigts d’un gant, cinq rocades s’enfoncent ainsi vers le Sahara algérien dont les portes s’ouvrent, une fois passés les monts des Ksour, du djebel Amour, des Ouled Naïl, du Zab et des Nemencha, à Colomb-Béchar, Laghouat, Bou-Saada, Biskra.
    Ainsi, la géographie et le climat ont imposé au colonisateur un partage de l’Algérie dont la partie fertile – le Tell –, divisée en trois départements (Oran, Alger, Constantine), est séparée du désert par une immense bande steppique – les hauts plateaux – et par l’Atlas saharien, placés sous l’administration de l’armée : ce sont les territoires militaires.
Le désert du contingent : enfer et paradis !

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La mer d’alfa
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   Au début de la rébellion les territoires du Sud, comme le Sahara, ne semblent pas concernés par les « événements », à l’exception des Nemencha, voisins de l’Aurès, et les touristes fréquentent encore les luxueux hôtels de la chaîne « Transatlantique ». À vrai dire, pour les vrais Sahariens, le Sud authentique commence seulement à Beni-Abbès, Tindouf, Ouargla et El-Oued dans le pays d’Apocalypse des Grands Ergs, de la hamada et du Hoggar.
    De la Méditerranée, avec ses eaux bleues ourlées d’écume blanche, jusqu’à la mer de sable, avec les grandes dunes ocre des Grands Ergs occidental et oriental, la nature a laissé de la place pour un nouvel océan : celui de l’alfa, étrange graminée des pays secs et pauvres, mais source de richesse pour ceux qui possèdent le monopole de son exploitation en vue de la fabrication du papier.
    C’est là que passe la frontière symbolique séparant le Tell et les hauts plateaux des territoires du Sud. On traverse progressivement les riches plaines à vignobles et les collines littorales pour s’engager dans les terres à blé bordant, au sud, les contreforts de l’Atlas tellien. Puis on plonge dans les dépressions salées des chotts, véritables lacs fossiles recevant, en hiver, les crues irrégulières mais violentes des djebels sahariens et rendant, en été, le sel scintillant des alluvions asséchées par un soleil ardent. Très loin, et seulement rendus visibles par l’extraordinaire siccité de l’atmosphère, se profilent les sommets déchiquetés de l’Atlas saharien, dernier refuge des bouquetins et des mouflons.
    C’est sur cette frange de 1 000 kilomètres de long sur 150 de large que les centres de colonisation sont nés, postes avancés sur le limes de la pénétration militaire, où de futurs maréchaux de France ont fait leurs premières armes. C’est un peu le « Far West » avec d’étranges « Indiens » mi-arabes, mi-berbères, pas tout à fait nomades, pas totalement sédentarisés, arrachant péniblement à une terre ingrate quelques sacs d’orge et menant leurs troupeaux de moutons ou de chèvres au gré des saisons, tantôt vers le nord, tantôt vers le sud, à la recherche des rares points d’eau et des maigres pâturages.
    Si l’on prend comme exemple le district de Géryville, à la base sud d’un triangle ayant pour côtés Aïn-Sefra et Méchéria à l’ouest, Laghouat et Aflou à l’est, avec Saïda pour sommet, et dont l’altitude moyenne est de 1 500 mètres, on constate que ce territoire, aussi étendu que la Belgique, ne compte que 60 000 habitants dont 10 000 environ résident dans la capitale administrative. Au moment de la présence française, on n’y trouvait que 400 Européens. Les seules ressources de cet immense territoire étaient constituées par une vingtaine de chantiers d’alfa, 650 000 moutons, 200 000 chèvres, 300 000 chameaux et 10 000 bovins. Là commencent les mirages et croissent ces étranges champignons de Bou-Hamama, formés par des buissons d’épineux pétrifiés par le sable.
    Bouktoub, au nord-ouest, qui commande le carrefour Géryville-Méchéria, était une petite garnison tenue par la Légion Étrangère. Cet ancien gîte d’étape des caravaniers et des colonnes en campagne a longtemps gardé son austère visage de place forte. À Méchéria seulement la civilisation commence à se manifester avec ses modestes bistrots. La route continue ensuite vers Aïn-Sefra et Colomb-Béchar, route sans problème sauf à la saison des vents de sable, qui recouvrent l’asphalte d’un dangereux tapis mouvant. Mais l’accès vers l’est ne peut se faire que sur de difficiles pistes se faufilant à travers d’admirables paysages. Les villages des Ksour, retranchés du reste du monde, ont toujours conservé leur genre de vie primitif.
    On devine la stupeur des soldats du contingent: hussards pyrénéens, dragons picards, chasseurs savoyards, lorsqu’ils découvrirent ces paysages farouches qui, pour eux, représentaient un vide sans dimensions, sans forêts ni rivières, sans prairies ni vergers, embrasé par un soleil implacable. Ce fut une première impression, bien vite oubliée lorsque, devant leurs half-tracks, apparurent, au fond d’une cuvette cachée par le roc calciné, presque noir, vitrifié par la chaleur, un ksar et son oasis (« une topaze entourée d’émeraude», comme dit le poète arabe), petit village fortifié contre d’éventuels rezzous avec des abricotiers et des citronniers poussant à l’ombre des palmiers. Mais, sortis de ce paradis, l’enfer leur apparaissait de nouveau avec les roches longuement et patiemment érodées par le sirocco, la chaleur, le froid incroyable des nuits sahariennes qui fait éclater les pierres surchauffées par le brasier diurne.

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La dot des Ouled Naïl
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   On pouvait ainsi aller, en jouant à saute-mouton, de Laghouat à Djelfa, de Bou-Saada à Biskra, de Touggourt à El-Oued.
    Béchar (les gens du Sud disaient rarement Colomb-Béchar) se veut plus saharien que Beni-Ounif, qui n’est pourtant situé qu’à une cinquantaine de kilomètres plus au nord, mais les mineurs des houillères de Kenadsa-Bidon II ne parlent des sahariens de Béchar qu’en haussant les épaules. Quant à Bou-Saada, incorporée dans le département d’Alger, c’est, pour les Mzabites de Ghardaïa, l’extrême nord. Et pourtant, c’est à Bou-Saada, à 200 kilomètres seulement de la capitale algérienne, que le désert découvre son merveilleux décor au profane ! C’est là la terre promise des touristes éblouis par la pacotille des broderies d’or sur filali puant le bouc, et celle aussi des pétroliers-pionniers qui, après des semaines passées à forer des « carottes » dans la roche de la hamada, dure comme du métal, viennent se mettre au vert au « Transat », où la cure se fait à l’anisette glacée et au méchoui brûlant. Les meilleurs repas se dégustent le soir, lorsque le vent frais soufflant vers le chott el-Hodna fait frissonner les palmes des 24 000 dattiers de l’oasis et que les muezzins, du haut des minarets des mosquées d’Ouled-Attik et d’EI-Nekla, lancent l’appel à la prière. Après la chorba, épais potage poivré parfumé aux quatre épices, les filles des Ouled Naïl, descendues de leurs montagnes pour gagner une dot « à la sueur de leur ventre », comme dit un de leurs proverbes, se livrent à la danse des foulards à la cadence donnée par les joueurs de tambourin et de flûteau.
    Ghardaïa la « puritaine » a toujours su se protéger des invasions, qu’elles soient arabes ou touristiques. Elle est la capitale d’une république lilliputienne, exploitant une immense palmeraie de 60 000 dattiers dont le centre ombilical serait le minaret de la mosquée construite au Moyen Age. Les quatre autres villes de cette Pentapole sont Mélika (la Reine), Beni-Isguen (la Pieuse), Bou-Noura (la Ville lumière) et EI-Atteuf (la Doyenne). Ici, l’eau est si rare que chaque maison recueille dans des citernes celle qui tombe parcimonieusement du ciel et que le vol de la moindre goutte appartenant à la communauté est sévèrement puni. La traditionnelle visite de la ville sainte du Mzab se fait dans le grincement des poulies remontant l’eau des trois mille puits que le dellou déverse dans les bassins de la ville.
    Biskra et Touggourt sont les capitales de la datte. L’accès à la première de ces oasis se fait, en venant du nord, par les admirables gorges d’EI-Kantara ou par la vallée de l’oued el-Abiod, si l’on arrive de l’Aurès. Alors surgissent les premières dunes au creux desquelles se blottissent des palmeraies aux dattes réputées, dont la transparence est telle, à leur maturité qui les gorge de miel, qu’on les appelle les « doigts de lumière ». Dans une de ces oasis, Sidi-Okba, qui à elle seule compte plus de 70 000 palmiers, se trouve la mosquée où repose le conquérant arabe Okba Ben Nafi, tué au combat aux abords de la ville, en l’an 684. Quant à Touggourt, qui commande la vallée de l’oued R’hir, elle mérite, avec son ksar aux rues couvertes, ses maisons à arcades d’une blancheur éblouissante et ses couchers de soleil sur les dunes, d’être considérée comme une véritable ville saharienne, car c’est à partir de l’oasis de Temacine, dont les fortifications sont construites avec des troncs de palmier, au bord d’un lac sacré, que commence l’immensité du Grand Erg oriental.
    Le Sahara nord-algérien prend fin dans le Souf, qui plonge vers la frontière tunisienne. Vu d’avion, le paysage semble fait de cratères produits par un bombardement intense. Toute la région est au-dessous du niveau de la mer et chaque palmier qui pousse dans le lit desséché de l’oued se trouve dans un trou à l’abri du vent, pouvant ainsi profiter, au creux de sa cuvette, de la moindre goutte de pluie. Quant à la ville, elle est entièrement construite, comme tous les villages soufiens, avec un matériau qui lui donne un aspect unique au monde : chaque maison, au toit en coupole, est bâtie avec des morceaux de gypse siliceux appelé communément « rose des sables », qui possède un pouvoir miraculeux dans cette région où le soleil est particulièrement ardent. En effet, les multiples facettes des « roses » dispersent le rayonnement solaire, donc la chaleur. Il faut avoir dégusté le thé saharien préparé selon la tradition (une pincée de thé vert arrosé d’eau bouillante dans un récipient de cuivre étamé, adouci avec du sucre en pain, parfumé à la menthe fraîche), accroupi sur des tapis de haute laine sentant encore le suint, pour apprécier la fraîcheur de ces demeures dans lesquelles l’invité est toujours considéré comme le dif Allah, c’est-à-dire l’hôte de Dieu. La tradition, la bienséance plutôt, exige que l’on accepte trois verres de thé pour faire honneur à celui qui l’a préparé. Plus la température extérieure est élevée, plus le breuvage doit être chaud.

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Un pays chargé d'histoire
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   Dans cette étrange contrée où la légende a situé l’Atlantide, dont le passé reste chargé d’histoire comme l’ont démontré les découvertes rupestres du Tassili des Ajjer, habité par des Berbères autochtones, des Arabes conquérants et des Noirs asservis par les grands seigneurs qui les avaient razziés dans leurs opérations au cœur de l’Afrique, la France venait, au moment de l’insurrection du 1er novembre 1954, de commencer la mise en exploitation d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel. Longtemps, ces exploitations furent à l’abri des attentats et, à quelques rares exceptions près, il n’y eut pas d’opérations militaires dans le Sahara. Mais les bordures orientales et occidentales et les Ksour durent bien vite être mis en état d’alerte à la suite: des tentatives d’infiltration de caravanes chargées de matériel militaire pour les maquis des hauts plateaux et du Tell. Pour interdire au F.L.N. les confins du Sud algéro-marocain, l’armée française fut amenée à rassembler, à l’abri des barrages, les populations nomades. Jusqu’à la fin des opérations en Algérie, l’impératif militaire resta la coupure des filières de la rébellion qui, partant de Figuig-Beni-Ounif, tentaient d’aboutir au djebel Amour, aux monts de Daïa, de Saïda et de Frenda pour éclater vers l’Ouarsenis. Il en fut de même à l’autre extrémité du territoire algérien où les maquis des Aurès-Nemencha attendaient le ravitaillement acheminé par le Sud tunisien et par la Libye.

Léo PALACIO

 


Ghardaïa, capitale du Mzab, à 600 km d’Alger.
Le Mzab, au sud de Laghouat et de la région des dayas (cuvettes où croupissent
les eaux de ruissellement), est un plateau calcaire et désolé qu’on appelle Chebka.
Il est sillonné de ravins et, tout au fond, coule un oued. Superbes et étranges pyramides urbaines...



Biskra et ses palmiers à perte de vue.
C’est la porte du Sud constantinois vers Touggourt.
Sous cette mer de palmes, Biskra abrite plus de 40 000 habitants.
Les Biskris. Passés les plateaux brûlés de l’Aurès,
l’arrivée à Biskra est un peu la découverte du jardin d’Éden...
L’eau ruisselle partout.


Tiout (Aïn-Sefra). Ici, c’est le Sud oranais. Du moins, la porte du Sud.
Isabelle Eberhardt, qui chanta l’« Ombre chaude de l’islam » et vécut
longtemps dans le Sahara français, notamment à Colomb-Béchar
et à Kenadsa, est morte dans les inondations d’Aïn-Sefra.
Les crues y sont terribles.


À Bou-Saada, la parade des Ouled Nail. C’est le nom des montagnes
d’où descendent les filles qui viennent gagner leur dot, dans les oasis
comme Bou-Saada, « à la sueur de leur ventre » des danseuses.
Elles traversent Bou-Saada à dos de chameau.


Le Sahara (Mérouane) la région des chotts. Les chotts : des lacs salés,
plus ou moins asséchés, dont la croûte de sel couvre souvent une croûte de boue.
Mais le spectacle n’en est pas moins délicat et poétique.
Le ciel se reflète dans ces plaques de sel qui étincellent au soleil.


À Bou-Saada, c’est la fantasia. Turbans blancs, burnous rouges,
les spahis font revivre, le temps d’une cavalcade, les souvenirs de la conquête...



Un puits mozabite à Beni-lsguen, sur la rive droite de l’oued. On y puise l’eau à de grandes profondeurs, et elle arrose ce que les gens du Mzab appellent leur ville d’été. Un refuge de verdure et de fraîcheur, où les habitants de la Pentapole mozabite viennent se reposer.



Sahara touristique, climatisé, aménagé. À Bou-Saada, l’hôtel Transat.
Des jardins ratissés, des parasols. Et, noblesse oblige, une piscine !



Dans les ruelles de Ghardaïa, les petits marchands sacrifient au progrès
et à la mode. Il n’y a plus d’amphores mais des seaux, en plastique !


Ouled Naïl, dans toute leur splendeur, leurs sequins,
leurs foulards et leurs robes de soie richement pailletées.

 

 

 

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