L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Le départ dans la nuit et la première journée de voyage
dans les sables du Tanezrouft


Au crépuscule, la mission s'apprête à camper pour la première fois.
Dans l'ovale, à droite, les deux voitures-couchettes qui servent d'hôtel au Bidon 5.

    À 3 heures du matin, Abdallah est venu frapper à nos portes.
    – Debout !
    Le léger frisson dont, malgré nous, nous tremblons vient, croyez-le, uniquement du froid atroce qu’il fait et non de la peur de ce redoutable inconnu en quoi, tout à l’heure, nous allons nous enfoncer.
    Cet émoi, nous l’avons jadis ressenti dans les matins blêmes de la tranchée, à l’heure émouvante où les premières clartés fondaient les fantasmagories vaines de la nuit en la réalité précise des attaques.
    Dehors, l’obscurité est froide, étoilée, impénétrable. Dans la vaste cour de l’hôtel transsaharien, où les boys transportent silencieusement les dernières valises, il n’est que le bruit monotone et assourdi des deux moteurs qui, pour s’échauffer, tournent au ralenti.
    Georges Estienne a passé une dernière inspection des Renault, qui attendent le signal émotionnant que, dans une minute, l’un de nous donnera.
    Les lampes électriques, qui emplissent la cour d’une clarté diffuse, font encore plus violemment sombre et béante cette nuit où se confondent, en un même infini, la terre désertique et le ciel insondé.
    Dans la voiture de Brulard, indifférents et silencieux, les deux Chambaa, drapés dans leur burnous blanc, semblent, à présent, se désintéresser, d’un sort indéchiffrable, car il est uniquement aux mains justes d’Allah !


Ceorges Estienne recherchant à
la boussole la direction à suivre

 

En route pour Taoudeni

    Et soudain, au ronflement rythmique qui s’accélère, le crissement sec des embrayages déchire la nuit jusqu’en nos cœurs.
    Nous sommes partis pour Taoudeni !
    Les phares trouant l’obscurité, nous roulons. Aucun de ces hommes qui partent pour l’aventure n’a le goût de parler. Le sable qui, par moments, sur la piste, les retient de son étreinte molle, freine moins nos voitures que ne nous paralyse l’obscurité silencieuse de ces espaces.
    Nous avons eu tort de commencer, à la nuit, une aventure qui exige de l’enthousiasme et de la foi.
    Quelques minutes à peine et déjà nous avons abandonné la piste transsaharienne qui, au bout de 1 300 kilomètres, joint Reggan à Gao.
    Un terrain difficile, en raison, sans doute, des fortes érosions que jadis il a subies, pendant un peu plus de 100 kilomètres, ralentit notre marche, mais le jour, maintenant complètement levé, va nous permettre de modifier notre cap. Augmentant de minute en minute la distance qui nous sépare de ce fil ténu qu’est dans cet infini, la piste de Gao, nous faisons route au sud-ouest.
    La zone rigoureusement désertique et plate, faite de ce sable dur que l’on nomme le reg, la zone sans être qui respire et sans eau qui puisse sourdre, le Tanezrouft, pays de la soif, terre de l’angoisse, ouvre devant nous ses horizons, si désespérément identiques et mornes qu’ils contestent la marche et nient le déplacement.
    Centres mouvants d’une immensité immobile et toujours la même, nos voitures semblent transporter avec elles l’invariable décor au sein duquel on finit par douter qu’elles cheminent !
    Cependant, sur ce reg favorable et résistant, nos autos roulent maintenant à 50 à l’heure.

Le froid

    Le vent très vif qui souffle du nord, s’il favorise notre marche, s’insuffle traîtreusement au travers des panneaux de la capote et nous transit.
    À mesure que nous allons, sa violence augmente. Dans le bruit de cette bourrasque, et nos cheichs posés sur la bouche pour éviter à nos lèvres d’être douloureusement desséchées par l’air, il nous est presque impossible de parler.
    Nous n’avons pas davantage le goût de nous restaurer. Nous sommes partis depuis 4 heures du matin, il est plus de midi, et nul de nous ne songe à réclamer au « chef d’état-major » l’ouverture des magnifiques paniers qu’il a confectionnés pour notre subsistance.

Halte

    À 16 heures, oppressés par ce vent, oppressés par cette proche obscurité qui, déjà, à l’horizon, noie la ligne exacte des sables, nous décidons de faire halte.
    Depuis douze heures que nous marchons, nous avons abattu, sur ce sol favorable, pas mal de kilomètres.
    Le compteur, consulté, indique : 319. Nous avons droit au repos et à une première collation.
    Le dîner n’aura lieu que plus tard, vers 20 heures, après que nous aurons procédé, en temps convenable, à l’émission- de T. S. F. qui renseignera, à Reggan, notre brave ami Boret sur notre position.
    Nos voitures sont maintenant le centre immobile de cette immense circonférence plane dont, lentement, la nuit va raccourcir les bords.
    Il nous semble qu’elles et nous avons, sur cette surface rigoureusement unie, pris soudain une hauteur et un relief fantastiques.     La bizarre optique de cette immensité vide fait, des pygmées que nous sommes, une manière de géants.
    – Moins le confort qu’apportent là-bas les deux voitures-couchettes qui servent d’hôtel à nos voyageurs, voilà exactement, murmure Georges Estienne, le paysage du bidon 5.

L’histoire du-gardien du bidon 5

    Le bidon 5 ! Le prodigieux relais de la ligne transsaharienne, en plein Tanezrouft, centre d’un cercle de 1 000 kilomètres de diamètre, où il n’est rien. Où que l’on regarde, c’est là aussi le reg plat, inexorable et insondé.
    Il n’y est de salut et d’espoir que dans ces deux minces sillons de roues qui, vers le nord et vers le sud, vont vers la vie.
    – Si le cœur vous en dit, raille Estienne, il y a une place à prendre : celle de gardien du bidon 5... Celui que nous avions, ces temps derniers, est devenu fou…
    Et il nous conte l’histoire du pauvre diable. Il avait sollicité la place pour être bien tranquille !
    Songez donc : il ne voyait d’êtres humains, d’êtres vivants, que tous les quinze jours, parfois seulement tous les mois. Ces jours-là, il installait les couchettes des cars immobiles. Il distribuait l’essence, dont une importante réserve est constituée en ce centre du désert saharien.
    Les voitures parties, il se retrouvait seul, au milieu de ce néant.
    Seul dans le jour torride. Seul dans la nuit glacée.
    Seul...
    Pour lui tenir compagnie, pas même une présence animale, pas même un bruit qui eût meublé sa solitude.
    Le sable étouffait jusqu’au glissement de ses pas.
    Alors, les êtres qui n’existaient point autour de lui, sa tête malade les a créés. Elle les a créés, sans doute, fantastiques, cruels, attachés à sa perte.
    Bientôt, et chaque fois que la voiture transsaharienne devait arriver, le gardien prenait la fuite. Au plus loin qu’il pouvait, dans le sable accueillant, il s’enterrait. Le bruit des moteurs repartant seul pouvait le ramener au poste déserté !
    Le gardien du bidon 5 est devenu fou ! Il ne revient plus maintenant que pour prendre un peu des aliments qu’on lui laisse.
    Un jour, le sable le gardera.
    Pour éviter un autre drame possible, on n’ose mettre tout de suite, en ce lieu, un nouveau gardien.
    Un jour prochain, on en désignera un, le jour où l’on aura jugé que, sans doute, ont déjà fait leur œuvre la faim, la soif, l’horreur, le Tanezrouft !...

    Dormons !

    Cette histoire de Georges Estienne menace, en vérité, de peupler de cauchemars notre sommeil.
    Nous n’avons même pas eu la force d’ouvrir les boîtes de conserves. Des biscottes, quelques rondelles de saucisson, un peu de chocolat ; pour le reste nous verrons plus tard, après l’émission de la radio.
    En attendant, on peut dormir un peu.
    Georges Estienne se refuse à rester dans la voiture. Entré dans son sac de couchage, la tête sous une couverture, il s’étend à même le sol. Dans la demi-obscurité, sa masse sombre semble une immense gherba oubliée sur le sable du désert par une caravane insoucieuse.
    Brulard et d’Annouville ont élu domicile dans une des Renault, à l’abri de laquelle les Arabes, emmitouflés dans leur burnous, ont, eux aussi, creusé dans le reg leur trou.
    Quant à nous, après avoir tâté du sable comme Georges Estienne, nous avons adopté la tactique des deux mécaniciens et préféré la voiture, dont les toiles, au moins, protègent quelque peu contre le vent.
    Chandails, djellabas, manteaux de cuir, burnous seront encore insuffisants à nous garantir de ce froid déjà atroce et dont on peut prévoir ce qu’il sera aux petites heures du matin.
    La nuit est venue, complète et étoilée. L’heure de l’émission a passé sans nous tirer de notre sommeil et, après elle, également, l’heure du dîner que nous ne prendrons pas.
    Qu’est-ce qui aurait pu nous éveiller dans ce morne empire du silence ?
    Nous dormons...
    Petits points perdus dans cette immensité, nous dormons, sans souci, sans crainte, sans sentinelle.
    Nous dormons, confiés à la seule garde des sables inviolables du Tanezrouft !

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

 

Source :

du 14 janvier 1932

Une avance pénible parmi les tourbillons soulevés par le vent de sable