L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Le difficile assaut de l’Hammada, le plateau rocheux
que les autos n’ont pu atteindre qu’à la septième tentative


En haut : Une voiture enlisée au pied de l'hammada
En bas : Le report sur la carte des observations astronomiques


    Libres !
    La joie intense qui nous tient nous fait supporter allègrement, dans la plaine encaissée où nous roulons, la forte chaleur qui, après tant d’émotions, devrait nous abattre.
    C’est, d’ailleurs, bien la première fois que nous avons chaud, dans ce diable de pays. Et, dans cette première et saine transpiration, nous mettons tout notre espoir d’échapper à la bronchite que nous promettaient les dernières nuits glaciales.
    L’immense étendue plane, qui verra, en ce soir du 6 décembre, la fin de notre troisième étape, est parsemée de ces rochers curieux, pitons énormes, abrupts et isolés, qu’on nomme des gours.
    Au pied de l’un d’eux, nous établirons notre campement.
    À vrai dire, il faut tout notre robuste optimisme pour pouvoir faire – premier repas de la journée – un dîner plantureux et gai dans un paysage aussi triste.
    Insuffisamment alimenté, sans doute, par un « pinard » que le « chef d’état-major » s’obstine à verser dans des verres à liqueur, cet optimisme lui-même ne va pas tarder à sombrer dans le sinistre et l’inquiétant de ce qui nous environne.

Où sommes-nous ?

    Étant donné tous les détours que nous avons faits, en cette journée, pour échapper à la mortelle emprise de l’Erg Chache, nous ne savons plus très exactement où nous sommes.
    Le vent de sable de la veille, l’imbroglio de notre marche dans la montagne ont quelque peu perturbé les calculs que l’on base sur une direction au cadran et le kilométrage d’un compteur.
    Évidemment, si nous avions marché en ligne droite, ayant couvert 319 kilomètres le premier jour, 194 le second, 168 dans cette troisième journée, nous ne devrions plus être très loin de Taoudeni. Hélas !...
    Allons ! la nuit ne s’annonce pas pour nous comme devant être très reposante.
    D’abord, au cas où nous serions sortis du Tanezrouft et camperions dans cette région que parcourent parfois d’inquiétantes caravanes R’Guelbat, il va falloir, pour la première fois, instituer un service de garde.
    En second lieu, il devient urgent de demander à l’observation astronomique une position précise.
    Sur le rocher à l’abri duquel se sont arrêtées nos voitures, nous avons déniché un commode observatoire, où, à tour de rôle, devront veiller Abd el Kader et Bou Kresba, tandis que nous-mêmes nous exécuterons des rondes autour de ce piton.
    En vérité, si le froid n’avait pas complètement paralysé nos muscles zygomatiques, nous aurions bien des sujets de rire.

Le service de garde

    Tandis que Georges Estienne, harassé par l’effort considérable de cette journée, prend, dans son trou de sable, un repos hermétique et 100 % sonore, on peut voir, en compagnie de d’Annouville claquant des dents, le « chef de mission » poursuivre, d’un sextant grelottant, les clartés, moins tremblantes assurément de la Polaire ou d’Altaïr.
    Cependant, le « chef d'état major » – service et discipline – prend son quart de veille.
    Emmitouflé dans sa djellaba, son burnous et son capuchon, il semble une sentinelle qui ferait faire les cent pas à sa guérite.
    Un moment, sa surveillance l’amène près du petit observatoire, dans le roc, où Abd el Kader est censé monter la garde. Mais Abd el Kader dort insoucieux de la consigne et des rezzou.
    À l’approche du « chef d’état-major », il ouvre cependant un œil, considère ce monument vestimentaire qui s’avance et murmure avec satisfaction :
    – Ti montes la garde ? Ti fais bien !
    Puis, encore plus rassuré désormais sur les rezzou, il se rendort.
    Estomaqué, le « chef d'état-major » en laissa tomber son mousqueton !
    Le petit jour glacial, qui peuple déjà la plaine immense de la fantasmagorie estompée de ces gours monstrueux, va nous permettre de porter sur la carte les résultats des observations de cette nuit.
    Les visées astronomiques nous donnent comme position 23°1 de latitude et 2°45 de longitude ouest.
    Nous serions donc environ 50 kilomètres plus au nord-est que nous ne l’avions calculé d’après les données, évidemment approximatives en ces derniers jours, du cadran et du compteur.

Espoir

    S’il en est ainsi, il y a de l’espoir. « Y a bon », dirait Bou Kresba. Nous ne sommes plus guère qu’à 120 ou 130 kilomètres de la ville du désert.
    D’ici à peu d’heures, sans doute, notre méhariste – honneur du groupe mobile du Touat – va pouvoir se reconnaître dans ce paysage, où il nous situera Taoudeni.
    Les inquiétudes et les fatigues de la nuit, le froid vif de ce petit matin le dissipent dans une de ces tasses de café brûlant dont, bien entendu, le « chef d'état-major » se plaît à faire des distributions d’autant plus généreuses qu’il est plus réservé sur la question « pinard ».
    À 7 h 20, les deux autos s’engagent sur cette plaine sans fin, dont le sable dur et maintenant foncé rappelle ces grèves d’où le flot vient à peine de se retirer.
    Nous avançons assez vite sur ce sol, sauf aux endroits où se rencontre une sorte de croute brune saupoudrée de cette poudre blanche de calcaire, que de loin tout d’abord nous avons prise pour des affleurements de sel – en quoi notre joie trop pressée voyait un signe avant-coureur de Taoudeni.
    En ces points on croirait alors que nos voitures par un prodigieux miracle avancent au milieu de larges criques sur une mer diaprée qui ondule doucement par petites lames courtes crêtées d’écume blanche.
    Et pour compléter, jusqu’en nos estomacs inquiets, cette illusion marine, voici que sur ce sol nos voitures se mettent à danser douloureusement. Cependant à l’horizon une ligne plus claire nous décèle la présence de dunes.

Inquiétude

    Allons-nous encore connaître les angoisses de la veille ?
    Bientôt, au-dessus de cette lointaine clarté elle-même, un large trait brun qui vibre et se déforme dans la buée tremblante d’un mirage. Mais, le panorama se précise.
    Devant nous, barrant l’espace, à perte de vue, un immense plateau domine d’une hauteur de cent mètres la plaine qui meurt à ses pieds. C’est un véritable bastion, c’est un château fort. Imposant et magnifique il semble ne constituer qu’une succession de tourelles redoutables et inaccessibles.
    La falaise qu’il dresse abrupte sur la plaine à plus de cent mètres de hauteur est constituée de couches alternées de sable et d’une pierre assez friable.
    Un « à-pic » de 10 mètres couronne, sur toute sa longueur, cette formidable place forte, tandis que, pour mieux défendre encore l’imprenable bastion, partent de son pied et s’avancent dans la plaine, comme des éperons, de larges promontoires faits de cette curieuse terre brune crêtée de blanc calcaire.
    Enfin, parachèvement de sa défense, cette redoute a tendu devant elle, avec le concours du vent complice, tout un système de dunes qui à elles seules doivent pour toujours rebuter l’effort de l’assaillant.
    Tel est l’engageant accueil que nous a fait, au lendemain d’un jour d’émotions, l’hammada El Harricha. Sur plus de 200 kilomètres, sensiblement du nord au sud, elle nous barre les voies d’accès qui nous doivent conduire à Taoudeni.
    La contourner au sud ?
    Sur plus de 100 kilomètres à coup sûr elle s’étend et nous entraîne vers ce puits d’El Guettara, coupe-gorge de fâcheuse réputation.
    Au nord ? Nous risquons à nouveau de nous empêtrer dans ces contreforts de l’Erg Chache dont les dunes lointaines nous ont donné ce matin encore un redoutable avertissement.

À l’assaut

    Tant pis ! Nous demanderons ce nouvel effort à nos Renault ; et en avant à l'assaut de l’hammada !
    D’abord il faut vaincre la dune. Avec des pneus très dégonflés, avec des planches… et quelques verres de la cuvée réservée du « chef d’état-major », c’est merveilleux comme nous arrivons à nous tirer des pires enlisements.
    Voilà une première ligne franchie, une autre s’étend encore tout contre l’hammada ; de petits ergs transversaux relient entre elles les deux parties majeures de ce formidable réseau défensif.
    Escaladant péniblement ces collines de sable, nous cherchons vers le sud une brèche propice. Nous nous enlisons durement et ne trouvons rien.
    Voyons maintenant vers le nord.
    D’Annouville et Brulard prennent leur élan pour faire franchir un nouveau monticule aux voitures. Un même cri de toutes nos poitrines ! Pas de mal. Mais, comment n’avons-nous pas roulé de l’autre côté dans l’« à-pic » que présente parfois un des versants de ces dunes ?
    Abd el Kader et Bou Kresba voient là une intervention directe d’Allah et demandent quelques minutes pour le remercier, la face prosternée dans ce sable même où sa main les a si miséricordieusement retenus.
    La première défense enlevée, c’est de l’hammada elle-même que nous allons, maintenant, tenter l’assaut.
    Pendant plus de trente kilomètres, nous avons cherché dans cette muraille continue une fissure, une brèche, un col sablonneux.
    Six fois nos braves autos se sont élancées. Six fois elles ont dû s’arrêter, à bout de souffle, aspirées en arrière par la pente et le poids ; six fois, à quelques mètres du succès !
    Enfin vers 15 heures nous apercevons un passage peut-être plus favorable. Mais il y a là encore ce couronnement à pic de la falaise contre lequel se heurtent les voitures. Mais cette fois à coups de pioche nous écrêterons la couronne.
    Du glacis que surplombe le bastion, la première Renault s’élance. En haut, dix bras valeureux s’apprêtent à l’empoigner pour faciliter son dur effort. Elle arrive en première, pleins gaz. On la pousse. Un, deux, trois, quatre ! On entend séparés, tous les temps du moteur. C’est la fin ! Elle va, une fois de plus, redescendre à l’abîme. Non, un sursaut suprême de la brave « bagnole », une poussée plus rude de nos biceps les roues de la Renault mordent sur ce plateau d’El Harricha, qui demeure stupide de voir, pour la première fois, son sol foulé par ces diaboliques voitures des hommes venus du Nord.
    D’en bas où nous avons allégé les autos il nous faut maintenant remonter la charge.
    Bou Kresba, digne, quoique offensé par ces travaux manuels, ne répond que mollement à nos objurgations.
    Et comme nous le houspillons, les lèvres plissées et les mains vides, il rétorque :
    – Groupe mobile ! Macache la force !... Mais pleine la bravoure !...

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

 

Source :

du 17 janvier 1932

Vain espoir. Inutile effort. Il va falloir abandonner !