L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Utiles enseignements d’un dur voyage



La place des chameaux à Colomb-Béchar

    Reggan, Colomb-Béchar, Alger, la route, grisante qui nous ramène vers la vie. Comme ces pêcheurs de perles, qui ont plongé au plus profond du gouffre amer, d’un coup de talon remontent à la surface demi-morts d’asphyxie, nous, au sortir de l’horreur des lieux maudits, nous gagnons frénétiquement vers le nord, vers l’air vivifiant d’un monde où ne s’étale point si atroce, si nue, la souffrance humaine.
    Le souffle nous manquait.
    Voici, aujourd’hui, terminé ce long et dur voyage. Nous avons voulu, lecteurs, vous le faire vivre à nos côtés – simplement ou douloureusement – comme nous l’avons vécu.
    Mais se pourrait-il qu’il ne résultât d’une dangereuse entreprise qu’un récit, d’aventures ?
    Performance sportive ?
    Serait-ce pour en tirer cette mince vanité que nous aurions enduré la fatigue, bravé le risque ?
    Dans cette première liaison automobile en l’Ouest saharien, il y a mieux : une démonstration.
    Une démonstration en laquelle palpite peut-être un avenir meilleur pour des hommes qui souffrent.
    Ce n’est pas tout, car cette liaison a montré encore la possibilité d’une organisation nouvelle qui, dans son immense empire noir, augmentera, demain, la sécurité de la France et son prestige.
    La démonstration que nous avons faite, comme cet autre s’amusait à prouver la marche en marchant, c’est qu’on peut facilement, somme toute, employer l’automobile à relier au monde cet Ouest saharien plein de mystère et de dangers. Le relier en combien de temps ? En quarante-huit heures, alors que pour aller à Taoudeni, jusqu’à notre tentative, il fallait quarante jours des plus dures fatigues.
    Voilà l’intérêt, l’avenir de la chose. Réfléchissons. La France ne peut tolérer que dure plus longtemps l’abomination, que nous avons dénoncée de cet enfer du sel. La France est humaine. Elle est généreuse. Elle qui a réalisé l’œuvre la plus magnifique d’expansion coloniale, elle sait qu’un grand peuple n’a le droit de venir mettre en valeur des richesses lointaines que si, dans le même moment, aux êtres simples, primitifs qu’il se doit d’associer, il apporte ces bienfaits primaires de la civilisation : la santé, la nourriture, la liberté.

Le sort des hartâni

    Mais si la France ne peut supporter plus longtemps que meurent à la tâche infernale d’Agorgott des hartâni demi-morts de misère et de faim, l’administration française a besoin, elle, du produit des mines de Taoudeni. Elle en a besoin, car le réclament les populations qu’elle régente.
    Qu’importe à l’indigène du Niger jusqu’au Tchad, que sur les marchés de Bamako où d’ailleurs arrivent à meilleur compte les sels de Pologne ou de Roumanie. Ce sont ces barres translucides marquées des signes ocre et bleu« de Taoudeni qu’il réclame.
    Pour lui, il est merveilleux ce sel. Il contient les plus mystérieuses vertus médicinales. Il est le sel rituel et sacré des océans du Nord que le sable a comblés.
    Ainsi donc, autant par intérêt politique qu’économique, on ne peut songer à interdire cette exploitation lamentable des mines d’Agorgott.
    Une seule ressource par conséquent : améliorer en cet enfer les conditions du travail et de la vie.
    Pour cela, il suffit qu’en cet endroit un poste militaire soit créé.
    Le poste est dans toute terre barbare, l’avant-garde de la civilisation.
    Il en fut un, dira-t-on, à Taoudeni, comme il en a existé à Telig et à El Guettara. Et, nous-mêmes, nous avons conté comment des sous-officiers de chez nous et des noirs tirailleurs y moururent de faim ou de folie.
    Nous avons retracé l’horreur d’une existence que l’immensité silencieuse et l’ennui condamnaient fatalement à la révolte ou au suicide.
    Cela c’était inéluctable, tant que ces postes ne devaient être reliés au monde extérieur qu’une fois dans l’année, par la lente et précaire montée de l’azalaï.
    Mais il n’en saurait être de même du jour où, ainsi que nos Renault l’ont démontré, des convois automobiles mettent Taoudeni à cinq jours de Béchar, à deux jours de Reggan.
    C’est assuré le large et périodique ravitaillement de ces hommes, c’est la relève fréquente des troupes, pour quelques semaines seulement exilées dans ce désert. C’est le cafard et l’indiscipline conjurés par la proximité que l’on perçoit d’un monde dont on n’est plus rayé.
    Voilà pour les troupes. Pour les indigènes, pour les misérables hartâni, c’est aussi la longue et latente famine conjurée par ces ravitaillements, c’est la santé qui revient là où les médicaments et les soins vont remplacer l’unique emploi du crottin de chameau. C’est la vie meilleure, c’est surtout la liberté rendue à ceux qu’un horrible esclavage courbe encore à Agorgott dans les fosses du sel.
    C’est la transformation aussi de ce pays désolé. Il y a de l’eau à Taoudeni – comme dans tout le Sahara d’ailleurs. Il suffit d’aller la chercher jusqu’à la profondeur où elle se cache.
    Pour la remonter à la surface, il est un moteur tout trouvé, un moteur infatigable le vent éternel du désert !
    Avec de l’eau, du sable, de jeunes pousses… et du courage, on a bien vite une palmeraie et la vie est changée.
    En ces solitudes, dès qu’il est un peu de verdure le cœur humain commence d’espérer.
    Seulement voilà, inutile de rêver davantage. Il est une objection capitale à ces folles hypothèses.
    Administrativement, Taoudeni appartient au Soudan. C’est avec le Soudan, seul, que ce ksar désolé doit avoir ses liaisons. Inutile de discuter plus avant : la question est réglée.
    Que les hommes qui meurent en ce désert, que ces malades, que ces captifs puissent être nourris, guéris, libérés, parce que du nord peut venir pour eux, en quarante-huit heures, la vie, l’administration n’en a cure.
    Le sud, seul, auquel appartient Taoudeni, doit pour ces misérables pourvoir à tout. Il faut quarante jours : cette liaison n’est possible qu’une fois l’an.
    Eh bien ! qu’ils attendent ou qu’ils crèvent !
    Nous n’avons pourtant, sur notre route de Reggan à Taoudeni, rencontré ni bornes, ni frontières ?
    Sur le papier, seule existe cette muraille de Chine qu’ont dressée entre elles des administrations ennemies.
    André Maginot, au cours de son fameux voyage du Niger à Alger, pensait avoir, dans cette muraille, créé une brèche qu’on ne comblerait pas.
    André Maginot a quitté le ministère des colonies, il a depuis encore quitté la vie. La brèche est depuis longtemps réparée dans cette muraille formidable élevée sur le sable mouvant des steppes sahariennes par la fantaisie et l’orgueil.
    Si, des deux côtés de cette barricade, on ne se reçoit plus comme naguère encore à coups de fusils entre Français, c’est que, maintenant, avec la T. S. F., l’algarade, tout de même, pourrait être connue.
    On ne se fusille plus ; on s’assassine de circulaires.
    En vain, contre ces lamentables pratiques, s’élèvent chaque jour des hommes de la valeur, de l’intelligence d’un gouverneur général Carde.


M. CARDE
gouverneur général de l’Algérie

    L’administration a pour elle le temps, l’immensité, le désert.
    Quarante jours par le sud, deux jours par le nord. On continuera de ravitailler Taoudeni par le sud.
    Qu’importe à l’administration les morts de faim !
    C’est son droit.
    C’est le nôtre de crier à l’inhumanité et au scandale.
    De cette honte, nous avons apporté les preuves.
    Nous faisons mieux, nous suggérons des remèdes.
    Pour mettre fin à l’horreur de cet enfer du sel : un poste militaire. Et pour cela, qu’on organise son ravitaillement en venant du nord, c’est à-dire de l’Algérie.
    En même temps qu’on accomplit une œuvre humaine, on base solidement, dans-ces régions que désolent les rezzou, la sécurité du Sahara central.
    C’est toute une organisation, militaire à modifier ? Et après ?...
    Un jour, on a compris, dans ces confins de l’Algérie et du Maroc combien le compartimentage des pouvoirs militaires était favorable aux fauteurs de djichs et de mauvais coups.
    Sans souci des frontières, on a créé ce commandement unique des confins algéro-marocains. Résultats magnifiques.
    Dans l’Ouest-Saharien, même situation. Une ligne de bataille, une et continue qui par le Rio de Oro descend du Draa jusqu’en Mauritanie.
    À cette ligne de bataille, où s’arrêtent les rezzou, opposons le commandement unique qui aura, sur ce théâtre immense et un, la charge de prévoir, de parer, de punir.
    C’est là que se joue, avec sang des nôtres, la sécurité du désert.
    Et c’est à Taoudeni, entre ces puits tragiques commandés par ce misérable ksar, qu’il faut fonder ce système de protection dont dépendent, à des centaines de kilomètres plus à l’est, toutes nos liaisons sahariennes.
    Ce n’est pas sur ce fil ténu et fragile qu’est la piste de Reggan – Gao que se peut constituer une ligne de sécurité réelle.
    Piste transsaharienne qui n’est peut-être qu’une préface à la liaison ferroviaire de nos Afriques ; piste aérienne Méditerranée-Niger route impériale au terme de laquelle monte sa garde notre armée noire : c’est loin de cette voie triomphale et pourtant menacée que nous devons, à l’ouest, travailler à affermir cette sécurité.
    Œuvre humaine, œuvre française : venir en aide et en pitié à ces captifs qui ont touché le fond de la misère humaine ; assurer en même temps à travers le désert les liaisons de l’avenir : le but valait bien l’immense effort qui se termine.
    Si nous pouvions espérer être entendus, si nous pouvions penser avoir, pour notre pays et pour des malheureux, accompli une dure mais utile besogne, alors serait déjà dissipée la pesante fatigue ; alors dans ce souvenir obsédant et atroce que nous emportons de vos souffrances, ô captifs rivés à l’enfer du sel, l’aube apaisante d’une rédemption étendrait sa lueur.

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

 


Source :

du 4 février 1932

La page spéciale illustrée de nombreux documents photographiques de la mission