Par l’auto et par l’avion


GEORGES ESTIENNE

a vaincu le Sahara

par Louis CASTEX

 

Source :

LE SAHARIEN
n° 52 – 1er et 2ème Trimestre 1969
Revue trimestrielle éditée par La Rahla – Amicale des Sahariens
Tous droits de reproduction (articles et illustrations) réservés pour tous pays

 

NOTE DE LA RÉDACTION

    Georges ESTIENNE, bien connu des Sahariens par ses reconnaissances multiples des voies de pénétration du désert, par l’organisation gigantesque des grandes lignes terrestres et aériennes transsahariennes, Georges ESTIENNE n’est plus et c’est avec une profonde tristesse que nous exprimons à Madame Georges ESTIENNE et à sa famille les respectueuses condoléances des Sahariens.

    Nous publions ci-après les lignes écrites, il y a quelques années, sur Georges ESTIENNE par son ami Louis CASTEX et parues dans le journal « Les Ailes ».

 

    Si on vous dit que les Français n’ont point l’esprit d’entreprise, vous trouverez certainement dix arguments et autant d’exemples valables pour réfuter cette allégation.

    Mais faites-vous valoir, par exemple – et je pense l’apprendre à beaucoup de mes compatriotes – que la plus longue ligne du monde desservie par des autocars a été créée par un Français, un Français aviateur, qui en dirige encore les services ?

    Il s’agit d’Alger – Fort-Lamy, soit 4 700 kilomètres, exploitée par Georges ESTIENNE, qui est non seulement Président-Directeur Général de la Compagnie Aéro-Africaine, mais aussi Président-Directeur Général de la Société Africaine des Transports Tropicaux. Et ce n’est pas de temps à autre que fonctionne cette ligne, mais régulièrement, ainsi qu’en témoigne l’indicateur imprimé, tel un Chaix, à la disposition des voyageurs.

    Un rapide coup d’œil permet de se rendre compte que, parti d’Alger le jeudi à 7 heures du matin, vous êtes le jeudi suivant à Maidugari pour en repartir le vendredi matin et arriver enfin à Fort-Lamy le même jour pour déjeuner.

    Tous les soirs, vous couchez à l’étape après avoir parcouru, selon les difficultés de la route, de 250 à 500 kilomètres par jour en pullman, dans de parfaites conditions de confort.


LE PIONNIER

    Voilà où en est arrivé, non pas un businessman qui a profité de l’expérience et du travail des autres, mais un pionnier qui, au cours des années, a défriché cette route, l’a rendue praticable au prix de lourdes fatigues et de dangereuses audaces, toujours les yeux fixés vers le sud, vers l’équateur faudrait-il dire, et suivant comme un roi mage une étoile, la sienne, celle qu’il s’était fixée lui-même, comme un but dans le ciel.

    Georges ESTIENNE avait incontestablement la vocation du Sahara, non point certes à la manière du Père de Foucauld, mais avec le caractère sportif d’un aviateur qui voulait vaincre la distance.

    Georges ESTIENNE a de qui tenir. C’est le fils du général ESTIENNE, le père des chars d’assaut, une grande figure dans la motorisation de l’armée. Lui regarda plus haut, dans le ciel, et servit en qualité de lieutenant aviateur. Est-ce en pilotant qu’il a acquis le goût d’abolir les distances ? En tout cas, il a tout de suite trouvé ce projet de vaincre les sables du désert.

    Il est de la première traversée du Sahara en automobile après avoir dirigé en 1922 la mise en place dans le Hoggar des ravitaillements destinés aux autochenilles « Citroën ».

    L’année suivante, il étudie la traversée du Sahara à la fois par une ligne aérienne et par la voie ferrée et il en dresse un projet. Il dirige une mission en autochenilles, remorquant un avion éclaireur qui a pour but de reconnaître l’itinéraire Colomb-Béchar – Reggan – Gao.

    Un jour de 1928, il part tout seul. J’étais à Billancourt, aux Usines Renault, lorsqu’il nous quitta à bord d’une « Torpédo 6 CV Renault » toute blanche. Seul, sans mécanicien, la voiture à peine rodée... « Je la roderai en traversant le Sahara », dit-il. Quelques semaines plus tard, la même voiture, conduite par le même homme, faisait son entrée dans la cour d’honneur de l’usine. Elle avait bel et bien été rodée dans les sables du Sahara. Performance inimaginable, le désert venait, pour la première f0is, d’être traversé par un homme seul au volant de sa voiture.

    Georges ESTIENNE recommença maintes fois cette randonnée et c’est au cours de l’une d’elles que, semant sa route, pour la baliser, de ses grands bidons vides, tels les cailloux blancs du Petit Poucet, il donna naissance aux relais dont l’un garde le nom de « Bidon-V ».

    Que d’embuches dans ce désert, que d’obstacles à surmonter, que de risques à courir !

    Le 8 mai 1927, son frère, René ESTIENNE, effectuait une liaison de reconnaissance dans la région de Colomb-Béchar, en tête d’un convoi de trois camions. Assailli tout à coup par une bande de « djicheurs », René ESTIENNE était tué net à son volant.

    Un soir de 1929, à la piscine de l’Automobile-Club, André MAGINOT, alors Ministre des Colonies, me posa cette question : « Traverseriez-vous le Sahara et arriveriez-vous à Dakar dans une voiture conduite par Georges ESTIENNE ? » – « Les yeux fermés, monsieur le Ministre» , lui répondis-je. Trois mois après, André MAGINOT me dit à son tour : « Avec Georges ESTIENNE, j’irais les yeux fermés au bout du monde. C’est un homme étonnant, son adresse et sa résistance physique sont ahurissantes. »


LE PILOTE

    Son passé, du reste, pour qui l’a connu, le prédisposait aux grandes actions. J’interroge mes souvenirs et je me reporte à 1916. J’étais sur le terrain de Bessoncourt, tout près de Belfort. La ville était protégée pur une escadrille de chasse qui stationnait à Chaux. Georges ESTIENNE en faisait partie. Il souffrait de son inaction. Alors il fit, de sa propre initiative, adapter à son avion un réservoir spécial. Et le voilà entreprenant de longues reconnaissances à travers les lignes ennemies. Il s’était muni d’un appareil photographique qu’il avant disposé sur le plancher de sa petite carlingue. C’est ainsi que le grand état-major put avoir des photos de toute la vallée du Rhin. Partant de Belfort, il atterrissait à Lunéville, ayant photographié tout le front et l’arrière-front, ouvrant ainsi l’ère des grandes reconnaissances aériennes à l’intérieur des lignes ennemies.

    Que n’a-t-on suivi Georges ESTIENNE ! Que ne s’est-on inspiré de ses conceptions au cours de la guerre de 1939 !

    Précurseur toujours, nous l’avons vu dans des réalisations difficiles. Il a traversé le Sahara, d’abord en voiture, puis en avion. L’ère des raids passée, il créa la ligne régulière en auto, puis en avion. D’ab0rd avec des chenilles, ensuite avec des cars, bientôt avec des cinquante tonnes et, plus tard, qui sait... Mais n’anticipons pas. Il était tout indiqué qu’il devint Président-Directeur Général de la société qu’il créa.

    Georges ESTIENNE a derrière lui, en effet, ce qu’on peut appeler une brillante carrière ou, si vous aimez mieux, une carrière tout court, ce qui est suffisamment clair.


L’HOMME

    Il débute comme engagé volontaire en septembre 1914 au 13ème bataillon de chasseurs alpins. Suivez-le, si vous le pouvez, dans la grande épopée : Belgique, Somme, Vosges, avec une unité qui est toujours dans les coups durs. Mais voici la grande attirance : l’aviation, en juin 1915. Il lui reste à faire assez de guerre pour courir la mort d’escadri1le en escadrille. Il ne la trouve nulle part et termine avec sept citations, la Médaille Militaire, la Légion d’Honneur.

    Divers services l’amènent dans le cadre de réserve en 1928.

    Et le voila de nouveau sur la brèche : capitaine-pilote en août 1939, il ne tarde pas à être nommé directeur de la Société Africaine des Transports Tropicaux. Il y fera du bon travail.

    Le général DELAY le citera, le 30 janvier 1943, comme l’auxi1iaire le plus précieux des troupes de l’est saharien, après la prise de Ghat et l’occupation de Ghadamès.

    « Dans les circonstances difficiles où nos troupes se sont trouvées, le personnel de la S.A.T.T. n’a pas hésité à sortir des programmes en marchant de jour et de nuit, en s’aventurant dans des zones où la sécurité n’existait pas, soit pour porter des troupes, soit pour leur faire parvenir à temps les approvisionnements et les munitions. »

    Mais voila Georges ESTIENNE à la tête de la Société Africaine des Transports Tropicaux, avec sa vaste écurie de cars automobiles, et de la Compagnie Aéro-Africaine avec ses neuf « Lockheed-Lodestar », opérant aujourd’hui sur ce vaste espace, sillonnant par la route, par les airs, ce continent africain qu’il a contribué, pour une grande part, à rendre libre.

    Et il trouve cela tout naturel et il a l’air d’avoir oublié le rôle qu’il a joué. Il ne vit pas d’un passé pourtant si méritoire et si glorieux, il pense sans cesse au lendemain, à construire du nouveau, à faire mieux encore.

    Ce pionnier taillé en hercule, au visage volontaire et sympathique, modeste, tenace, a passé sa vie en grande partie dans ce désert qu’il a parcouru en tous sens. Il fuit les humains, il a horreur des démarches et ne hante jamais les couloirs des ministères... Solitaire, il vit, tantôt recherché et apprécié, quelquefois ignoré des grands de ce monde.

    J’ai eu l’occasion de voir côte à côte Marcel NAEGELEN, le Gouverneur Général de l’Algérie, et Georges ESTIENNE. À l’issue de la rencontre, Georges ESTIENNE m’a dit : « C’est la première fois que je suis en contact aussi direct et dans l’intimité avec un gouverneur qui s’affirme chaque jour comme un de nos plus grands gouverneurs. »

    Et notre grand Saharien — pionnier du grand tourisme saharien dont la Compagnie Générale Transatlantique va s’assurer la collaboration, l’avion auxiliaire du bateau... — quand il a assez parcouru ses lignes aériennes, ses circuits en automobile, va se reposer près de Nice, à Peira-Cava. C’est sa récompense. Il est arrivé là, sac au dos, comme un alpiniste. Il y est seul dans une maison tapie au creux de la montagne et, les jours de neige, il y vit en ermite.

    Caius Marius rêvait, nous dit l’Histoire romaine, assis sur les ruines de Carthage. Georges ESTIENNE, lui, doit, au-delà de la mer bleue, avoir la vision de cet empire autour duquel il a semé ses lignes de pénétration et de vie, en étoile, comme un rayonnement de la France.

Louis CASTEX.


Merci à « La Rahla – Amicale des Sahariens »
de nous autoriser à diffuser les articles parus dans la revue « Le Saharien ».

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