IL ÉTAIT UNE FOIS EN ALGÉRIE… IL Y A CINQUANTE ANS

Capitaine, commandant une compagnie de la 13ème D.B.L.E. et responsable du poste de Seïar, situé dans un coin perdu des Aurès-Nementcha, tout près des premières dunes de sable du Sahara, à la sortie de la sinistre vallée venant de l’oued El Arab ; poste superbe, construit au carré, à la saharienne, avec de grands murs d’enceinte comportant des créneaux et tours d’angle à étage, avec vue imprenable sur le djebel.
Pour bien comprendre la suite de l'histoire, sachez que le logement du chef est situé au premier étage de la tour d'angle avec accès par échelle, retirée dès la montée réalisée. Sachez aussi que la chambre, plutôt la case, est sans confort ; une natte pour dormir, une couverture, une cantine réglementaire comme armoire, meublent l'endroit. Sur la cantine, une vieille lampe électrique, interdite d'usage la nuit, sauf cas exceptionnel.
Pourquoi cette entrée en matière ? Suivez bien, voici un événement vrai, tout simple, vécu dans un poste où vivent 200 personnes. Il se termine en farce amusante, mais aurait pu avoir une fin plus dramatique. Depuis quelques mois déjà, nos légionnaires privés d'amour, privés de femmes, dans une région éloignée de tout, commencent à souffrir de la chaleur, des moustiques mais aussi de la privation ressentie cruellement de l'acte naturel qui procure, chacun le sait (je suppose) un plaisir paradisiaque apprécié de tout. En effet, ne soyons pas hypocrite, la majorité des hommes « bien équipés et reconnus comme tels » aspirent à faire le voyage…et pourquoi pas en faire plusieurs !
Enfin, il arrive ce BMC tant attendu. On en parlait depuis bien longtemps et si souvent. Et oui, ce n'est pas un rêve, c'est bien la réalité, il arrive aujourd'hui. Il sera en place sous peu.
Dans la poussière, sous un soleil brûlant, sur une piste défoncée, caillouteuse, au détour d'amoncellements de rochers en équilibre instable, il avance, bien escorté, bien protégé. Vous pensez, une cargaison si précieuse, prémisse de la vie du bonheur, de sensations, d'émotions…ça se protège, tout comme l'or que l'on transporte à la banque de France. Il y a là matière du plus grand soin, de la plus grande attention.
Enfin, dans le poste c'est l'extase…elles sont bien arrivées, toutes souriantes.
Qu'elles sont belles ! jeunes et moins jeunes, brunes, blondes, rouquines, à la peau de couleur noire, blanche, jaune… elles sont là, grandes, boulottes, maigrelettes, petites…oui elles sont là en chair et en os, visibles, bientôt palpables ; il y en a dix. Voyez ! pour tous les goûts. Déjà elles sont désirées, même si elles ne sont pas toutes belles. Quand on a faim, c'est vrai, elles sont vraiment toutes belles, alors…
Vite, dans le poste on s'organise. Le sergent fourrier, le sous-officier responsable du foyer, l'infirmier, l'Officier chargé de l'opération (c'est le popotier) et aussi le Toubib. Ce dernier n'a-t-il pas la très lourde charge, le privilège aussi, le veinard…de les « découvrir » le premier, et d'inspecter la qualité d'un produit qui doit être consommable sans aucun risque ? Vite, tout le monde s'y met, c'est une superbe mission. Une belle mission, l'homme au service de l'homme pour retrouver la femme !
Tout est prévu. Deux salles sont équipées de toiles de tente comme cloison de séparation et des nattes aux couleurs vives serviront de litières. Dans chaque alvéole, une cuvette, un broc avec de l'eau, une éponge, un cendrier à la demande. Les pièces sont un peu petites, ça manquera d'intimité mais nous sommes en guerre !
Elles seront cinq par pièce. Excellent pour l'émulation ! pour l'ambiance…
Déjà se forme une file d'attente importante, « une queue » d'hommes assoiffés en mal d'amour et impatients d'attaquer avec fougue, un ennemi qu'ils adorent… en espérant un assaut final digne d'un feu d'artifice…
Les tickets de passage se vendent à la vitesse grand V…pas de crédit, monnaie sonnante, pour un, deux, voire trois petits papiers, pour les plus grands gourmands. Dans leur esprit il faut rattraper le temps perdu (pourtant qui ne se rattrape jamais).
Ils sont prêts pour la bataille ! Mais un dernier obstacle est à franchir. L'infirmier sans pitié, pommade spéciale en main qui badigeonne avec grand sérieux, tout instrument prêt à sortir vainqueur d'un affrontement qui ne mettra pas en péril sa santé…Et maintenant va pour l'estocade ! C'est le moment !
Tout se passe bien…aussi nous n'oublions pas une pièce maîtresse de la scène. C'est nécessaire.
Elle est « la chef », la Mère qui n'a rien de commun avec « la Mère Supérieure » d'un couvent de bonnes sœurs ! Elle est là, présente, assure parfaitement son rôle. En permanence son rôle. En permanence, elle veille !
Le physique de Simone, c'est son prénom, est imposant. Sa ligne ferait pâlir de jalousie et d'envie Charles Rigoulot qui pesait déjà 125 kilos.
Petite, râblée, des bras comme des jambons, des cuisses certainement à la hauteur d'une vachette landaise, une taille égale au bibendum Michelin, elle est vraiment imposante. Nul ne peut l'ignorer…ne pas la voir.
Avec ça, une tête toute petite, une bouche aux lèvres grosses comme des bananes à cochons, des yeux plissés inquisiteurs, une trogne masculine qui ferait peur aux petits enfants. Les cheveux raides comme des baguettes.
Simone semble gentille avec ses filles…Elle surveille comme une mère poule le fait avec ses petits poussins. Elle est imposante et commande d'une voix grave, caverneuse, et cela se constate, elle obtient d'excellents résultats auprès de ses filles qui font bloc avec elle. C'est l'esprit de « corps ». Simone ne couche pas. Elle est la Reine respectée, les autres travaillent pour elle. Cela se voit, dans le passé elle a sûrement travaillé dur pour arriver à ce poste. Que d'heures d'avion…pour aujourd'hui être en si belle position. En aura-t-elle fait des heureux sur cette terre cette chère Simone…
Et tout va bien dans le poste de Seïar. Durant trois jours, que de bonheur gagné par ces combattants dont la vaillance a été prouvée par un chiffre de fréquentation presque inespéré… Très beau, très bon bilan… notre Simone est contente, le gérant du foyer aussi. Pourquoi pas le capitaine ?
Certains de ces guerriers féroces sont sur les genoux, mais si totalement heureux ! Déjà quelques uns expriment le regret de voir si vite s'arrêter cette merveilleuse croisade du renouveau sexuel !
Les filles sont ravies, les hommes se sont bien comportés. Radieuses elles sont fières d'avoir bien travaillé. La meilleure d'entre elles comptabilise 70 combats, en deux jours. Le troisième jour elle s'est reposée en compagnie d'un beau sous-officier devenu fou amoureux, devenu son protecteur…
Oui elles ont bien œuvré. Pour certaines, elles ont utilisé machinalement l'éponge, rempli les cendriers et aussi consommé quelques friandises (sans arrêter de travailler), offertes par les plus généreux de leurs admirateurs, gage de ces derniers d'une grande reconnaissance et d'un grand savoir vivre. C'est ça aussi le Légionnaire.
Elles ont été très à la hauteur. Dans l'amour donné, dans l'abandon de leur corps, elles sont devenues de beaux souvenirs pour longtemps. « Olga c'est la meilleure » dit Jean… « Sonia la plus sexy » dit Helmut… « non, dit Igor, la plus expérimentée, c'est bien Zita (trois fois de suite), une merveille ! » « Et aussi Nina, quelle souplesse, une vraie voltigeuse de trapèze ». « Que dire de la chinoise aux yeux si bridés qu'elle parait dormir…mais dont le coup de rein n'a pas d'égal…» « Et la toute petite Eugénie dont le travail est si varié ! » « Ne parlons pas, dit Hugues, de la grande noire prénommée Victoire dont les gloussements lui ont rappelé les cris d'animaux sauvages des grandes forêts africaines. Passons sur la minuscule Mélissa entièrement rasée, au point que Karl en porte les marques profondes…» Que de souvenirs ! Que de bons souvenirs !
Ah que tout ça est bon ! Épuisé d'amour, le personnel a retrouvé le moral, le voilà prêt à de nouveaux combats plus dangereux.
Demain, tristes, ces hommes assisteront au départ d'une bien-aimée de quelques minutes, voire quelques heures. Dans ces étreintes fugaces, peut-être auront-ils revécu le souvenir de temps passés auprès d'une belle…c'est là leur secret…et la roue tourne !
Pas si vite, la nuit du dernier soir est là. Chacun est à son poste. Seïar a connu une belle journée, sans problème. Le capitaine est content et vers 22 heures, il grimpe par son échelle mobile après avoir partagé le verre de l'amitié avec quelques cadres, dont les chefs de section. C'est dans le noir qu'il se retrouve au premier étage de sa tour. Vite, plus de chemise, plus de short…tout nu il s'allonge sur la natte, heureux de prendre à bras le corps le sommeil récupérateur.
Quelle affreuse impression…Une méduse sans forme s'abat sur son corps…140 kilos peut-être s'écrasent, envahissent toute sa personne…Non, en prend possession ! Un tas de chair, de graisse, se propulse, écrase son corps, se cale telle une pieuvre aux mille bras, aux mille ventouses pire que la méduse citée), qui cherchent en lui les points les plus vulnérables et les excitent, cela se devine, avec adresse, en « connaisseur ».
Et le combat commence. Il lutte, se dégage, pas question de répondre à cette volupté agressive. Réaction répulsive et colère lui donnent des forces. Il se libère brutalement, toujours dans le noir, abaisse l'échelle et pousse l'intruse vers l'extérieur, la force à descendre sans pitié, avec rage. Manquant de considérations peut-être, le capitaine, peu fair-play, secoue l'échelle, le paquet volumineux tombe. Quel scandale…vite infirmier au travail… Pauvre Simone ! Merci messieurs les officiers du bon tour…mais c'est manqué ! La réputation du chef n'en a pas souffert, sa vertu non plus.
50 ans après, peut-il regretter de n'avoir pas goûté aux charmes de Simone qui s'offrait si généreusement, peut-être en remerciement du séjour très réussi pour elle et toute son équipe ; pourquoi pas venue chercher une émotion particulière dans les bras du beau et solide garçon qu'il était alors ? (allez savoir ce qui se passe dans la tête des femmes)…
Pardon madame Simone du crime de lèse-majesté commis envers votre personne très respectable car il n'y a pas de sots et mauvais métiers. Il espère que votre blessure morale, votre déception n'auront pas été plus graves que votre blessure à la cheville, aujourd'hui vieux souvenir et bien guérie. Et le jour s'est levé. Tristes sont les légionnaires de la compagnie ; tous accompagnent des yeux ce convoi qui s'éloigne vers d'autres cieux, vers d'autres hommes.
Bonne route Simone, bonne route filles si dévouées à la cause des hommes, pour leur offrir un bonheur fugace. Bonne route car vous aussi vous vous trouvez dans l'enfer, dans le risque de cette guerre…C'est pour eux que vous encourez sur cette piste un danger toujours latent. Piste sur laquelle 8 de nos courageux légionnaires sont tombés il y a quelques semaines.
Bon voyage…voyez, personne ne vous a oublié…c'est bien loin, mais vous appartenez à mes souvenirs, à nos souvenirs.
Pour cela, merci.

Robert TAURAND
Commandeur de la Légion d'Honneur
 

Source :


Amicale des Anciens de la Légion Étrangère de Paris
Les récits des Anciens
http://amalep.free.fr/index.html

 

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