Du Hoggar au Soudan avec la Légion
Deux mille kilomètres… à cheval sur une roue de secours
par
Roger Frison-Roche

 

    CE voyage au Sahara que j’ai accompli avec un détachement de la Légion Étrangère (Laghouat) reste parmi les souvenirs les plus agréables de mes nombreux séjours dans le Sud. Je faisais partie de la mission du Général Adeline, commandant le Génie en Algérie, dont le but était d’étudier une bretelle routière entre Tamanrasset et la piste occidentale du Mer-Niger par le puits de Timissao.

    Le sort m’avait désigné comme passager du Lieutenant Debelle sur son Dodge 6x6. J’ai donc vécu intimement avec le détachement des légionnaires, et j’ai pu apprécier, tout au long de ce périple difficile, leur entrain, leur courage, leur débrouillardise dans les situations les plus pénibles, et enfin leur franche camaraderie. Nous avons vécu ensemble de bien belles heures ; j’ai relevé sur mon carnet de route quelques impressions qui traduisent ce que nous ressentions tous, alors que nous roulions en tout-terrain, dans les rochers du Tassili n’Adrar, sur les regs sans fin du Tanezrouft, en des lieux où l’on compte sur les doigts d’une seule main les passages de missions ou d’expéditions depuis un demi-siècle.

La nuit des météores

    Quelque part dans l’Ahnet, à quelques soixante kilomètres à l’Ouest de Silet, en bordure du Tanezrouft méridional ; le camp a été établi dans des rochers ensablés, chacun a fait son « trou » individuel.

    La nuit est venue, contrariée par la pleine lune qui baigne les étendues désertiques, paysage sépulcral ! Autour des flammes du campement, des ombres se réchauffent. Au hasard du vent, des éclats de voix parviennent jusqu’à moi puis s’éteignent. Le froid des nuits d’hiver sahariennes s’élève du sol : glacial. Peu après c’est le repas du soir pris en commun autour de la flamme. Un repas bref après lequel chacun gagne sa couche.

    Les étoiles crépitent ; la clarté lunaire est presque intolérable. Très longtemps elle me tient éveillé et je vois le Grand Chariot basculer autour de la Polaire, cependant qu’avance dans le temps cette éternelle nuit. De sourdes détonations troublent le chant du vent ; on dirait comme une arrivée d’obus de gros calibre, très loin, très loin… C’est sans doute un bombardement d’aérolithes.

    – Pourquoi cette prédilection des météores de choir presque toujours au milieu des déserts ? interroge mon voisin.
    – Pourquoi ? Sahara, Toundra sibérienne… steppes canadiennes ?... Sahara surtout ? Nos déserts sont parsemés de débris d’étoiles, couverts d’éclatements de météores : bien malin qui élucidera ce point.

    Silence général, chacun songe aux mystères des espaces sidéraux, cherchant à percer le secret de la lumineuse voûte pailletée. Le Sahara nous tient ! Son emprise minérale se joue déjà de nos volontés d’hommes. Ce matin encore nous devisions joyeusement avec ceux du poste de Tamanrasset. Il suffit d’une seule nuit dans le grand silence où court le vent éternel ; d’une seule heure en contact avec la terre et le ciel et les étoiles, et toute cette vie minérale qui n’apparait plus sous nos latitudes, qui s’est retirée des terres civilisées, reprend possession de son royaume des temps primaires, refoule loin de nous les concepts périmés, les notions de durée, de temps ; le désert nous imprègne de ce fatalisme qui nous fera demain, et les jours qui suivront demain, envisager sans étonnement les choses les plus diverses. D’être là par exemple, de faire partie de cette caravane motorisée qui cherche sa voie à travers les regs et les oueds, qui s’ensable, se perd, se retrouve, tout en restant étrangère à ce pays qu’elle parcourt. C’est un peu comme si, derrière nous, nos traces s’effaçaient. Le Sahara : du néant qui retourne au néant.

Le puits de Timissao

    C’est un simple trou de soixante centimètres de diamètre allant chercher l’eau à six mètres de profondeur. Rien alentour ! Ni verdure, ni végétation, à peine quelques plantes grasses le long des rochers, du sable et du rocher et sur l’aire piétinée qui s’étend à l’entour du puits la nappe serrée et compacte des crottins de chameaux. Ici depuis des siècles se succèdent les caravanes. Quand Augiéras y passa en 1927 avec ses 120 chameaux, les sentinelles veillaient sur les falaises, de crainte d’un rezzou : le Tassili et, plus au Sud, l’Adrar étaient le lieu de parcours favori des rezzous venus du Rio de Oro. Il y a vingt ans de cela tout au plus, alors devait stagner dans cette gorge, comme un air maléfique et obsédant. On en fuyait le silence venu des grands espaces interstellaires.

    J’ai connu des solitudes plus étranges, des lieux plus isolés peut-être, plus grandioses certainement, mais cette nuit sélénique dans la gorge de Timissao, irradiée de lumière phosphorescente, cependant que nos véhicules reposaient comme des monstres assoupis, que rien ne chantait plus dans le ciel ni sur terre, que l’éternel vent du désert s’était arrêté de jouer dans les orgues de grès, que la flamme même des feux de camp rougeoyait à peine le sable, reste pour moi une très belle et très grande sensation.

    Un peu à l’écart de la caravane, frileusement engoncé dans mon sac de couchage en duvet, adossé à mon oreiller de sable, la carabine à portée de la main pour le cas inespéré d’une visite nocturne de la hyène, j’ai tout loisir de penser. Par place, mes camarades légionnaires dorment roulés dans leurs burnous ou leurs capotes. Les « huiles » le long des véhicules ont dressé leur lit de camp, tout est silence, immobilité, lumière et ombres. La falaise nous enserre, et, dans la nuit éblouissante de lune, les pans d’ombre semblent enfermer en eux toute l’hostilité du Sahara. La compagne du poète court théâtralement d’est en ouest, trop ronde, trop parfaite… Et j’imagine les veilles inquiètes des années écoulées, les nuits d’angoisse dans ces coupe-gorge des nomades craintifs ou des razzieurs assoiffés, les sentinelles dressées, lance en main, sur les crêtes et surveillant les abords du puits.

    Mais il ne se passera rien ce soir. Seuls les fantômes d’antan peupleront la gorge trop sévère, d’où nul bruit ne s’échappe, et disparaîtront miraculeusement avec la première lueur solaire.

    Alors, tout à coup, mourra le silence troublé par nos cris, nos ordres et notre agitation fébrile, les moteurs tourneront, les feux seront pour toujours dispersés et notre caravane partira dans le gel matinal vers les étendues infinies du Nord

Entre Kidal et Tin-Zaouaten

    Nous avons quitté Kidal au début de l’après-midi, mais la piste devint si mauvaise que nous campâmes à soixante kilomètres plus loin, à la lisière d’une savane herbeuse. Une hyène s’avança jusqu’à cent mètres du camp. Le temps de saisir ma carabine et elle disparut dans la pénombre.

    Le lendemain nous remontons des gorges assez escarpées dans lesquelles coule un flot de végétation. Sur une crête deux mouflons apparaissent puis s’enfuient de leur galop élastique, hors de portée de nos armes. Nous avons rejoint maintenant un paysage très saharien : grands regs, collines dénudées, avec cependant par place quelques oueds bien garnis. Tout à coup, Franz, le légionnaire qui conduit le Dodge, s’agite. Il a une vue perçante et nous désigne assez loin dans l’oued un troupeau de grandes bêtes noires que je prends tout d’abord pour des chameaux. Et puis c’est la révélation : des autruches !

    Les deux voitures de tête se sont arrêtées. Nous sommes à un kilomètre environ et fonçons dans leur direction, on distingue nettement le troupeau qui, mis en éveil par les bruite des moteurs, se rassemble, et les longs cous souples et coiffés de petites têtes ridicules qui cherchent de tous côtés, on voit les ailes courtes battre avec nervosité. Nous continuons plein gaz sur la piste, le troupeau prend le grand trot, cous tendus, ailes déployées fuyant droit devant. Spectacle rarissime que ces douze magnifiques mâles noirs de jais, de taille énorme, fuyant à la vitesse d’un cheval au galop, puis s’arrêtant pour examiner l’assaillant, repartant, s’arrêtant à nouveau.

    Pendant plusieurs kilomètres, nous les pourchassons sans nous écarter de la piste. Les canons des carabines nous brûlent les mains, mais nous avons reçu interdiction de tirer, l’autruche étant un gibier protégé. Puis, comme pour nous narguer, le troupeau oblique brusquement, traversant la piste à cinquante mètres devant nos capots et s’enfonce dans des pierriers où il disparait enfin !


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    Aussi, pendant près d’un mois, ai-je parcouru le Sahara Central, allant d’un bivouac à un autre, au hasard des difficultés rencontrées en cours de route, passant les journées à « cheval sur la roue de secours du Dodge de la Légion, dont j’avais fait mon perchoir favori, carabine en main, tirant parfois le gibier pour le méchoui du soir que les légionnaires apprêtaient, comme eux seuls savent le faire, sur les grands feux de braise illuminant la nuit.

    Journées simples, très près de la nature, où le sourire d’un camarade prenait plus de valeur que les plus grands événements du monde qu’une radio indiscrète venait parfois nous apporter aux heures de liaison.


Source :

Képi blanc
Journal de la Légion Étrangère
n° 61 – Mai 1952