DJENIEN BOU REZG…
et la Compagnie de Discipline
des Régiments Étrangers

    Ain-Sefra, dernière ville d’Oranie au sud des Hauts plateaux, porte des Marches du Sud, blottie au fond d’une cuvette au milieu de la chaîne des Ksours. L’accueil y est chaleureux dans cette petite ville où demeure vivace le souvenir de Lyautey. Au voyageur qui passe, la question inévitable est posée : « Vous allez plus bas ? ».

    Car si l’on monte à Oran on descend à Béchar : « Arrêtez vous donc aux Jardins de Djenien ». La route est là, toute neuve, qui s’enfonce vers le Sud entre les massifs rocailleux et dénudés des Ksours : Djebel Mekter, Djebel Bou-Lerhlad, Djebels Mir et Mzi et Djebel Bou-Hamoud. C’est dans la cuvette à l’ouest de celui-ci, au pied du Rass-el-Ferd, qu’après cent lieues dans la plaine d’alfa, le voyageur venant du Nord découvre soudain, par delà quelques contreforts de djebel, ce que les premières populations arabisées appelaient déjà les « Jardins du Père Riche » autrement dit Djenien-Bou-Rezg.

Texte : Capitaine J. ARFEUX
Photos K.B.

Les origines du bordj

    PAR délibération de la Djemaa de la tribu des Oulad-Zalim en date du 28-8-1887, inscrite et approuvée par le Gouvernement en 1890 et 1891, cession gratuite fut faite à l’Armée Française de 65 hectares environ de terrain, destiné à l’installation d’une redoute sur la rive de l’Oued Zerga, et qui commanderait la plaine en direction de Beni Ounif.

    Le bordj fut achevé dès 1888, qui servait à la fois de relai de poste, de citadelle avancée et de gîte d’étape. La garnison se composait essentiellement d’une ou deux sections d’Infanterie, souvent de la Légion Étrangère, d’un peloton de Spahis ou de Chasseurs d’Afrique, de Services de l’Artillerie et du Génie et de la Télégraphie Optique.

    On s’y rendait à l’époque en passant par Ben Ikrou où les attelages de mulets étaient changés. Le chemin de fer et la gare ne furent en effet construits qu’entre 1897 et 1900. Jusque là le ravitaillement du poste était assuré d’une façon hebdomadaire par une prolonge du Train des Équipages qui faisaient le va et vient d’Ain-Sefra avec les vivres de l’intendance, dont une annexe était installée au bordj même.

    Celui-ci vécut dans les derniers mois du siècle passé ses dernières heures d’angoisse, lorsqu’au moment des opérations sur Figuig et de la construction du chemin de fer, des tentatives indigènes eurent lieu pour les prévenir. Des fosses larges et profondes furent creusées autour des murs et un bataillon de Zouaves vint les xxxxxxxx autour, qui permit d’éloigner une fois pour toutes les deux à trois mille cavaliers qui menaçaient la redoute et la base.

    Ce dernier était alors situé en face de la redoute, mais de l’autre côté de la voie ferrée. De maigres traces en subsistent encore. Un « Bureau Arabe » y existait, ainsi que quelques épiciers, Juifs Algériens, un boucher, un café maure.

    Le paysage environnant n’a pas changé depuis cette époque héroïque qui est la prise de Figuig. Ce sont toujours les mêmes étendues succédant aux Hauts-Plateaux : de l’alfa où se mêlent de nombreuses graminées, au-dessus s’élèvent des buissons de jujubiers, de temps en temps la cime de rares pistachiers et de caroubier. Partout le jaune domine et de toutes parts les djebels sahariens ferment l’horizon : falaises abruptes, énormes éboulis de grès, terrains secondaires ou volcaniques, telle est la base sur laquelle à 1 100 mètres d’altitude, repose après plus 70 ans d’existence, ce témoignage fortifié de la pénétration française vers le Sud.

Ses premiers occupants


    LES Bataillons d’Infanterie Légère d’Afrique et le 2ème Régiment Étranger d’Infanterie en furent les principaux occupants jusqu’au lendemain de la première Guerre mondiale. Des pierres gravées en portent encore de nos jours le témoignage. Ainsi le « Marabout » qui se dresse sous les palmiers de l’oasis a été construit en 1894 par le 1er Bataillon d’Afrique et restauré ensuite par le 4ème Bataillon.

    Il est à noter en passant que ce Marabout réunit en lui, d’une admirable façon, les trois grands principes représentatifs en architecture arabe, le minaret, symbole de création, le kouba, symbole de la terre, et la coupole, symbole du ciel.

    Les compagnies du 2ème Régiment Étranger d’Infanterie, (dès 1897 la Compagnie Montée était installée à Hadjerat, à 10 km au sud), occupèrent également le poste. En 1910, la 13ème Compagnie s’y trouvait et, en 1915, la 1ère Compagnie a laissé traces de son passage, en reconstruisant le champ de tir qui existe encore.

    À partie de 1924 le poste fut de moins en moins utilisé. Après des fortunes diverses (pendant la dernière guerre il abrita des prisonniers politiques de tendance tour à tour opposées), il fut abandonné aux mains d’un seul gardien musulman. Portes et fenêtres furent même récupérées par le Service du Génie. Des moutons logeaient dans les chambres.

    Ce ne fut finalement qu’au printemps de l’année 1955 que la Légion Étrangère se le vit attribuer, pour y installer sa Compagnie de Discipline, auparavant à Colomb-Béchar.

Si vous entrez

    UN peu à l’écart de la grande route et à l’est de celle-ci, s’élèvent les imposantes murailles de couleur ocre avec leurs bastions à la Vauban, leurs créneaux, la tour de flanquement. Une barrière dans le réseau électricité, une pancarte verte et rouge, un Légionnaire en képi blanc, tels sont les préludes à l’accès. Après un sec claquement de talons de la sentinelle et un bref dialogue avec celle-ci, le voyageur pénètre. Une courte montée, quelques mètres à faire encore, et la monumentale porte d’entrée du bordj s’offre à lui. Derrière des remparts aveugles et austères, ne découvre-t-il pas tout à coup un cantonnement militaire que n’eût pas désavoué le plus intransigeant des légats de l’ancienne Rome : un bassin avec de l’eau vive, des pelouses verdoyantes parsemées de polyanthas, de tulipes, d’œillets. Des bâtiments rigoureusement alignés et méticuleusement entretenus, un ensemble sévère à force de symétrie et harmonieux à force d’ordre et de proposition.

    Au sud et en contre bas de l’appareil militaire qu’est cette forteresse en miniature, émergent des palmiers-dattiers et les toits d’une vaste exploitation agricole.

Où il s’agit de botanique

    DANS le journal de Botanique de septembre 1888, Messieurs Ed. Bonnet et P. Maury donnent le compte rendu d’un voyage d’études qu’ils effectuèrent dans la région au début de cette même année. Déjà alors ils furent reçus dans la redoute nouvellement créée. Ils signalent la source primitive de faible débit. L’Ain Zerga, qui n’est plus guère utilisée, remplacée qu’elle vient de l’être par deux puits à fort rendement équipés de moto pompes. Nos voyageurs ne font nullement allusion à des jardins, mais seulement à quelques dattiers et un caroubier poussant au long de l’oued.

    Il faut attendre 1897 pour trouver mention d’un jardin potager à l’européenne. Des quantités de roches avaient été extirpées grâce à la dynamite, pour donner un terrain propre à la culture. La présence de la source avait permis la réalisation d’une cressonnière. La construction d’une piscine avait déjà été envisagée. Des pêchers et des oliviers de Chine avaient été plantés. Il ne reste rien de ces premiers efforts hormis quelques arpents de terre rendue cultivable. Mais c’est à partir de ce jardin primitif, où les chacals venaient rôder la nuit, attirés par les tomates, un des rares légumes alors récoltés, que furent peu à peu développés les jardins actuels, dont la superficie vient d’approcher dernièrement des deux hectares.

Remontons à la source

    À l’eau de la source ancienne, aujourd’hui appauvrie, mais qui sert à alimenter les 400 mètres carrés du plan d’eau d’un récent barrage de retenue, royaume de quelques 150 oies de Toulouse et canards de Rouen, s’ajoute maintenant tout un système rationnel d’irrigation, à partir d’une citerne alimentée par un puits moderne, sis au bord de l’oued face à la porte principale du bordj. Un débit journalier, bon an, mal an, d’environ 150 m3, permet une irrigation tout juste suffisante au plus fort de l’été, mais largement normale le reste de l’année. Grâce à cette eau bienfaisante, grâce à une main d’œuvre relativement abondante, et enfin grâce aux engrais naturels et artificiels, la plupart des plantes et légumes courants en Europe Méridionale, les plantes fourragères les plus diverses, les céréales, s’obtiennent admirablement, et souvent de façon très hâtive.

    Aux éléments fertilisants cités plus haut il faudrait ajouter celui qui découle de la présence de quelques 220 palmiers-dattiers, présence bienfaisante au premier chef, car, dispensateurs d’ombre, ils abritent la moitié environ des délicates cultures potagères.

    Cette surface se trouve répartie de part et d’autres du lit de l’oued, dont les rives ont été renforcées de murs élevés, boucliers contre les crues subites bien connues en climat saharien.

    Si nous quittons les jardins en nous éloignant davantage de la redoute, nous pénétrons dans ce qu’il est convenu d’appeler « la ferme de Djenien ». La première pierre en fut posée l’année dernière, et les constructions ne sont pas à leur stade d’achèvement. Un pigeonnier très « vieille France », en pierre de taille, semble y veiller sur les réalisations actuelles.


Un élevage

    EN tout cas, il nous est loisible d’y considérer au prime abord une grande cour, largement ouverte sur les jardins dont elle est séparée par une clôture grillagée. Les trois autres côtés de cette cour sont bordés par les écuries des chevaux et mulets, une bergerie qui abrite cinquante chèvres et moutons, (ces derniers croisés de Mérinos et de Tarasconnais), trois parcours avec abris correspondants, (pouvant recevoir chacun jusqu’à quarante porcelets ou jeunes porcs à l’engrais), enfin quinze stalles destinées aux verrats et truies reproductrices, résultat de croisements à base de « Yorkshire Large-White », métissage à peu près fixé et donnant de forts bons résultats, dans les pays : il n’est pas rare qu’à neuf mois les jeunes porcs à l’engrais atteignent 100 kg.

    Juxtaposé à cet ensemble, un vaste espace se trouve consacré aux « basses-cours ». Cinq poulaillers modernes y ont été construits voici quelques mois, quatre autres sont en construction, d’une capacité de soixante volailles chacun, ils abritent des sujets de race Sussex et Rhode-Island, ainsi que des dindes noires communes. Les couvées s’y renouvellent régulièrement par couveuses, soit naturelles, soit artificielles, les rendements sont bons et jusqu’à présent aucune épidémie n’a été enregistrée.

    Pour en terminer avec l’aspect agricole du domaine, remarquons la modeste création d’un petit vignoble expérimental de 200 pieds, la plantation récente de près de 300 arbres (prés d’Alep, cyprès, eucalyptus, faux poivriers) celle d’un verger d’arbres européens et africains, et citons les noms des fleurs qui arrivent à parfait développement (rosiers divers, myosotis, héliotropes, jacinthes, tulipes, chrysanthèmes, etc.).

En quittant Djenien

    AVANT que de repasser la barrière ouverte sur l’immensité désertique, le voyageur ne manquera pas de jeter un œil intéressé sur le bordj proprement dit qui, en l’espace de cinq années, a non seulement repris sa physionomie d’antan, faite d’activité et d’aridité, mais encore s’est agrandi de plus du double de sa surface primitive.

    Si l’ancienne partie sert de logements aux cadres de la Compagnie de Discipline, les parties neuves abritent soit les disciplinaires, soit les ateliers, garages et magasins de cette « villa mérovingienne » qu’est, dans la grand Sud-Oranais, l’établissement de la Compagnie de Discipline.

    La préoccupation des premiers commandants du bordj de Djenien depuis 1955 a tout d’abord été la restauration des locaux d’habitation, ensuite il a été loisible de se pencher avec plus d’attention sur le forage de puits. Les agrandissements des locaux et la création d’installations modernes : égouts, blocs sanitaires, électricité, etc.

    L’édification des nouveaux bâtiments respecte le style primitif de l’ouvrage, ce qui a contribué à lui donner son caractère si particulier.

    Ancien et moderne s’y rejoignent harmonieusement. C’est ainsi que face à l’austère muraille et avant de pénétrer sous l’ombre reposante d’antiques palmiers, le voyageur émerveillé découvre soudain, à quelques centaines de mètres de plusieurs tombeaux préislamiques, cette piscine fraîche et claire, réplique sans doute de celle de quelque mécène californien.

    Sur cette note joyeuse, plein de foi en un avenir solide et fructueux, face aux arides contours d’un monde encore hostile, et après le dernier salut du Légionnaire écrasé de soleil en été ou transi de froid en hiver, au tournant de la piste devenue par la grâce du progrès, route nationale, le voyageur réconforté abandonne « le Poste et les Jardins de Djenien », fidèles dans le présent comme dans le passé à leur mission de sauvegarde des plus légitimes intérêts humains.



Source :

Képi blanc
La vie de la Légion Étrangère
n° 159 – Juillet 1960