À Gassi Touil (cent cinquante kilomètres d’Hassi Messaoud) première catastrophe du gaz saharien : un forage brûle depuis deux mois. Plus de dix millions de mètres cubes de gazoline en feu s’échappent chaque jour de ce volcan de l’industrie. La flamme – 150 m de hauteur – est visible la nuit, de cent kilomètres à la ronde. On a fait appel au fameux pompier du Texas. Une extraordinaire course contre la montre est engagée. Pourquoi cet accident ? G.T. 2 sera-t-il sauvé ? Comment ? Notre reporter revient de Gassi Touil. Ce qu’il a vu.

 

LE Destin déjeune rarement à l’heure. Surtout quand il sent les sables chauds, la sonde, la lueur d’homme et le gaz naturel. Mais les almanachs des attentistes de la relève (un gros trait rouge toutes les vingt-quatre heures, « dix jours, neuf jours, huit, l’avion, l’épouse, les enfants, le foyer, la vie familiale au compte-gouttes entre deux forages, un Tademaït et un Tanezrouft ») donnaient comme état-civil du jour : Samedi, 11 Novembre 1961. Là-bas, en de lointains pays affligés de tous les attributs du progrès et de la civilisation, on marquait l’événement par la parade militaire. Les États-Majors sortaient leurs galons de cérémonie, les subalternes leurs meilleures inflexions de commandement, les troupes leur plus mâle cadence. Le Gassi Touil est un énorme morceau de Sahara. Il y a quelques années, très peu, c’était un beau désert conformiste. Du reg lisse et brillant, de la gara tournée à la meilleure veine des airs, de la dune ventrue et v0yageuse. Avec des noms de cauchemar: Piste des montagnes, Vallée de la Mort, Descente de la Baraka. Sainte-Barbe, patronne des Pétroliers, légifère un million deux cents mille kilomètres carrés de Sahara. Deux termes ont divorcé. Le Gassi Touil n’a plus un cœur de désert, sous ses habits d’enfer et de légende. Il s’étend pratiquement d’Hassi Messaoud à Edjeleh, dans la pleine gloire du Grand Erg Oriental. C’est là. On a violé sables et roches d’une route inimaginable dont chaque kilomètre, allégrement, a croqué les recettes d’une bonne dizaine de percepteurs zélés. Onze novembre à Gassi Touil. Malgré tout, malgré les pétroliers, les millions, les « hôtels à roulettes », le whisky facile et la route croqueuse d’ors, le clinquant et la « galerie » n’ont pas assailli Gassi Touil. On y a l’équilibre, la joie, la détente, le tour d’horloge plus simples. Il était douze heures quinze minutes, ce samedi de prises d’armes. « Allez, les gars, on va casser la croûte ! » Trente ou quarante hommes, peut-être cinquante, accrochaient au vol jeeps et camions. Ingénieurs. Géologues. Chef de sonde. Ouvriers de plancher. Mécaniciens. Diésélistes. Manœuvres. Une petite volée de ces homes de pétrole, d’enthousiasme, de bon abord et de cœur au travail pour qui le gouvernement a sorti, en 1961, cinq cent onze millions de nouveaux francs inscrit au chapitre de la recherche au Sahara. Le camp était à quelques kilomètres de cette sonde G.T.2 (Gassi Touil). Exceptionnellement, on y allait faire prise de table à heure honnête. C’était un miracle. Au pétrole, le travail n’a pas d’horloge. Les hommes ne savaient pas encore qu’un prodigieux architecte, le hasard, préparait un sensationnel tour de force. Jour de fête, le destin était invité. Il embarquait aussi, en trente ou quarante parts bien égales, peut-être cinquante. Jeeps et camions couraient follement à travers le fech fech. Un voile épais se levait, de cette poussière lourde et fine du désert. Un symbole ? Le rideau tombait sur un acte difficile. Le suivant allait être une sorte de tragédie manquée. La chronique des Boulevards dirait « un four ». Le mot serait d’une finesse douteuse.

Alors, Chastelon, Noël ici ou à Marseille ? »

M’en parle pas, mon vieux ! L’autre jour, j’en touche deux mots à Séguier…

Qui c’est, ce gars ? »

C’est l’ingénieur, t’as pas vu, le grand sec avec un nez en tire-bouchon qu’est arrivé mardi et qu’a remplacé Messon. Alors, il dit oui. Mais hier soir, à la popote, Tchenko me dit qu’Alger est pas d’accord : pas de remplaçant, y parait. Tu parles. Huit ans. Huit Noël que je passe pas chez moi. Enfin, d’ici là… Encore plus d’un mois, on verra bien. Et toi ?

Oh, moi tu sais, suis pas marié, alors, Noël ici ou ailleurs ! Ce qui est sûr, c’est que je les mets mardi !

Relève normale ?

Hé, pardi ! On fait six deux, nous !

Bande de planqués… Vous feriez neuf-trois, comme nous...

Allez, allez, pleure pas. Vous me faites mal au ventre, les jeunes. J’ai fait neuf-trois 1 quand t’étais encore qu’un désir de ton père… Et pas des semaines, des mois. En Lybie. Et on avait pas des cabines climatisées et des bars et des douches et de l’anisette. Sous la tente, qu’on était. Avec les scorpions sous l’oreiller. Et ça chauffait autrement qu’ici... Oh, n. de D… de n. de D… Vise un peu ! Le feu !!! Hé, les gars, le feu, le feu, ça brûle !!! Faut arrêter les autres, vite ! Prévenir le camp ! Ah, n. de D… de n. de D… manquait plus que ça… »

C’était tragique, ce convoi disloqué figé au milieu du sable gris. Trente ou quarante têtes, peut-être cinquante, en déroute. G.T.2 brûlait, on ne voyait que ça. « Le Sahara brûle » fait rire quand s’en empare le cinéma. On dit « dommage pour la pellicule » en songeant que, de ce dernier mot, l’ultime partie, seulement, n’était pas trop mal illustrée. G.T. 2 brûle, le spectacle change d’école. À Gassi Touil, deux kilomètre de cet Etna industriel, trente ou quarante hommes, peut-être cinquante, on l’œil humide. Sept cent cinquante millions de matériel mollissent sous la flamme d’une étincelle gratuite. Les ingénieurs avaient évalué les réserves de gaz à deux cent milliards de mètres cubes. Si ces calculs sont exacts, le feu d’artifice de Gassi Touil ne s’éteindra pas avant soixante ans.

Un puits tué
mais pas un puits mort

C’est le premier de la toute jeune aventure pétrolière au Sahara. Le cinquante-quatrième à l’échelon mondial. Le monde du pétrole garde lien, très férocement, certains de ses secrets. Le commerce du renseignement n’est pas, ici, participation romanesque, non plus que l’existence déguisée de ses spécialistes. Mais à Gassi Touil, à Alger, à Paris, on s’empresse de faire noter que cet accident est sans précédent chez nous. On l’explique d’abord par la technique du forage. Pour les ingénieurs, la mésaventure remonte des quatorze cents mètres de profondeur de G.T. 2. Ils m’y ont jeté de plain-pied, au saut d’avion.

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1 En langage pétrolier, « neuf-trois et six-deux » indiquent le rapport travail-congé : neuf ou six semaines de chantier suivies de trois ou deux semaines de repos. Les relèves sont organisées régulièrement d’après ces cycles conventionnels qui varient selon les compagnies et les climats de prospection.

Il faut d’abord situer Gassi Touil dans le cadre économique de l’année pétrolière française. Le tout-puissant Bureau de Recherches de Pétrole (B.R.P.) l’a fait assez confidentiellement. En 1961, les résultats les plus importants sont les découvertes de réserves d’huiles à Tin Fouye et de gaz à Gassi Touil. Des tests positifs sont obtenus à In Akamil Nord, Oulougga, Djoua et Timedratin. Mais la valeur des nappes n’y a pas été déterminée. La production saharienne d’huile n’a pas été doublée comme prévu : 15,7 millions de tonnes contre 8,6 en 1960. C’est le contrecoup financier de Bizerte : l’oléoduc In Amenas – La Skhira a été court-circuité du 21 juillet au premier octobre. 1961, c’est la mise en service des circuits productifs d’Ohanet et de Gassi Agreb. C’est l’arrivée sur la côte algérienne du gaz d’Hassi R’Mel, dont la production atteindra, cette année, 640 millions de mètres cubes. C’est, aux tout derniers jours de l’an, l’entrée de ce même gaz sur la scène internationale, le gouvernement britannique annonçant sa décision d’acheter annuellement un milliard de mètres cubes de méthane saharien. Hassi Touareg, Gassi Touil, Nezla : on fore toujours et le désormais célèbre G.T.2 n’avait de réponse à donner que sur la réelle importance des réserves. Début novembre, l’outil tourne à quatorze cents mètres de profondeur. Tout est normal. Pour les spécialistes de la Compagnie des Pétroles France-Afrique (propriétaire des permis Hassi Touareg et Gassi Touil) et de la Languedocienne (entreprise qui fournit les équipes et le matériel de forage) ce n’est qu’un « trou » de plus, bientôt fini, après tant d’autres en Cyrénaïque, dans les Landes, au Sahara. On « tube » avec l’enthousiasme ordonné que donne le travail qui « tourne rond ». On a creusé puis bétonné l’avant-puits (profondeur 2,70 m), on a placé le tube-guide, puis le train de tiges. L’obturateur colle le tout. C’est une petite pièce de quelque deux tonnes. Un mince filet de gaz s’échappe de la valve à pointeau. Le forage, c’est avant tout un équilibre de pressions. Un déséquilibre hydrostatique, c’est la catastrophe. Les injections de boue compensent la poussée de gaz. C’est pourquoi la préparation et la fabrication de cette boue, dont la densité est minutieusement calculée, tiennent une telle importance sur les sondes. À Gassi Touil, on a déjà « tué » le puits G.T.2 (les pétroliers disent qu’un puits est « tué » quand est obtenu l’équilibre des pressions). Dernières opérations : remplacer l’obturateur par une tête de production (les fameux « arbres de Noël ») et descendre un Tubing à la place des tiges de forage. Mais l’arbre de Noël n’aura pas lieu. C’est le drame. Premier acte de la tragédie. Le gaz jaillit par l’obturateur, monte au visage des équipes, enveloppe le plancher, traverse le derrick jusqu’au faîte. Dix ou quinze millions de mètres cubes dès les premières vingt-quatre heures. Une pression fantastique que l’on n’évalue même pas. Ces quelques jours de gaz en liberté vont être un cauchemar permanent pour tout le périmètre, plusieurs camps à quelques kilomètres à la ronde. G.T. 2 crache sa gazoline dans un rayon de deux lieues. C’est un poison invisible, inodore, explosif. L’explosimètre devient rigoureusement obligatoire. C’est un petit appareil muni d’une poire en caoutchouc qui renseignera les hommes sur le degré de nocivité de l’air. La vie, dans ces conditions, est terrible. On craint la moindre étincelle de briquet, de moteur, de cuisine. « En définitive, le feu fut un soulagement ! »

À six cents mètres du jet de feu, deux lacs artificiels, alimentés par le puits ouvert à trois kilomètres de là, fourniront l’eau nécessaire. On n’a pas la prétention d’éteindre ce feu gigantesque avec de l’eau. Celle-ci ne servira qu’à arroser les costumes d’amiante des pompiers, à rendre l’air respirable et à refroidir les carcasses métalliques. Des pompes monumentales viennent d’être amenées par la route, (photo ci-dessus). Appelé en « consultation », le fameux pompier texan Red Ader s’est approché du volcan dans ce tracteur aménagé en blockhaus ambulant. Pour quatre millions par jour, il tentera de sonner l’extinction des feux (ci-dessous).

 

Sous les lueurs de l’incendie les chercheurs d’eau

De fantastiques volumes d’eau seront nécessaires quand commenceront les travaux de déblaiement du « plancher » de G.T.2. L’équipe du pompier texan Red Adair utilisera un matériel inimaginable pour arracher à l’incendie les restes du derrick effondré et l’obturateur de deux tonnes qui reste enfoui à trois mètres du niveau du sol. Les pompiers du pétrole, costumés d’amiante, seront en permanence arrosés de tonnes d’eau. On a trouvé les réserves indispensables à trois kilomètres de G.T.2 et les sondeurs, la nuit, travaillent sous les lueurs de l’incendie.

 

Cette boucle d’acier, 70 tonnes, a été recrachée par le feu

À cette distance du cratère de Gassi Touil (quatre vingt mètres environ), la chaleur est atroce, 80 à 85°. À chaque prise de vue, notre photographe devait battre en retraite. Bien qu’il fût 22 heures et que le thermomètre, au camp, marquât trois degrés en dessous de zéro. La terre tremble et un vent formidable souffle au ras du sol. Ces boucles d’acier, ce qu’il reste du train de tiges de 1 400 mètres et pesant 70 tonnes. Les tubes ont été littéralement éjectés du puits après quelques jours d’incendie. On aperçoit, à gauche de la colonne de feu, la sonde G.T. 2 bis. À 532 mètres on réalise, contre la montre, un forage de déviation, première phase de l’opération-secours.


Que s’est-il passé le 11 novembre ? On ne le sait trop. Alors que Chastelon pleurait sur son Noël pré-perdu et que son compagnon vantait les feux des soleils de Lybie, on vit, dit-on, sur le derrick une étincelle. Il n’y restait plus personne. Frottement de deux pièces métalliques ? Choc d’un silex projeté par le gaz ? Fer en fusion expulsé du puits ? « Le plus fantastique, c’est qu’il n’y pas eu explosion. J’ai vu une flamme s’étendre, comme un feu de paille, gagner vers le centre du plancher, puis se jeter à la verticale avec un vacarme de cinquante Caravelle prêtes au décollage ». La Destin, ce 11 novembre, voulait déjeuner à l’heure. On doit peut-être à sa fringale cinquante vies d’homme.

Une pluie
de métal en fusion

Alger. Avenue Pasteur. Lundi 13 novembre. Petits et sombres bureaux avec ce désordre indigent des grandes rédactions. Machines à écrire, télescripteurs, téléphones, bélinos, la grande presse en Algérie s’extirpe d’un lourd week-end de veilles et de flashes. Gassi Touil lui arrive comme un pastis dans un bénitier. Elle savait le gaz. Ce n’était guère passionnant, une fuite d’invisible… Le feu la surprend. Une flamme de cent cinquante mètres de haut, de centaines de millions… Du spectacle. Pas de blessés, pas de morts ? « Zut ! » « Gassi Touil, Gassi Touil…, Tu connais ça toi ? Oui, dans le Sahara, paraît… Allô, allô, Mademoiselle… Gassi Touil, c’est ça. Vous dites deux cents kilomètres au sud de Messaoud ? Merci, mon ange ! » Sur une vague carte du Sahara : « Voilà Ourgla, Messaoud. Pas de Gassi Touil, mais ce doit être à côté ! » La longueur et l’incertitude du trajet ont découragé pas mal de monde.


Et c’est pourquoi la France entière a frémi pour Ouargla, menacée d’un sort pompéien par un puits de pétrole qui brûlait à deux cent cinquante kilomètres plus au sud… Je reviens de Gassi Touil. Le Nord qui nous amenait donna un grand coup d’aile au large de « la flamme ». C’était la mi-décembre. Le ciel avait ce teint colombin des petits matins sahariens. Je ne vis qu’un feu follet dansant au large, fragile, vaporeux, et comme évanescent sur le sable argenté. Ce n’était donc que ca ? Montrer trop d’intérêt serait-il ridicule ? Au bar d’Hassi Touareg (base avancée de la Compagnie des Pétroles France-Afrique) on parlait de tout. De l’« Autocirculation » d’Henri Tisot, des sports d’hiver, d’un certaine Valérie qui, si j’ai bien compris, devait être très belle, de la télévision et, bien sûr, de Brigitte Bardot. On parlait de tout, vous dis-je. De tout sauf de G.T. 2. On n’était qu’à cinq kilomètres du puits brûlant. Par la deuxième fenêtre de gauche, je voyais le brasier. Une langue de feu prenait des formes languissantes sous les coups de vent. La nuit était trouée d’une grosse lucarne orangée. Dehors, les thermomètres marquaient trois degrés en dessous de zéro. La sympathie du whisky est contagieuse. « C’est un peu calmé. Les premiers jours, tout ce camp tremblait. Nous aussi. Et du monde, du monde… Pas de chance, avec la route goudronnée à deux pas. Les gens arrivaient de partout. D’Hassi Messaoud, d’abord, puis d’Ouargla et El Goléa. Ensuite d'Alger, de Constantine, de Paris. C’était l’attraction numéro un de tout le Sahara ».

Un forage incliné, dit « de déviation », est en soi délicat à réaliser. De plus, la mésaventure de G.T. 2 a rendu conscients les pétroliers des dangers qui les guettent. À G.T. 2 bis, six cents pas de l’incendie, le matériel, soumis à l’épreuve de la montre, est l’objet de contrôles constants.

On ne sait trop en quel état se trouve maintenant l’obturateur de G.T. 2, identique à celui-ci. Les ingénieurs pensent qu’il est resté en place et à peu près entier, la température, à l’intérieur du cratère, étant nettement en dessous de zéro. Le « repêchage » de cette pièce de deux tonnes sera l’une des opérations les plus délicates des travaux de déblaiement précédant l’explosion qui doit, espère-t-on, souffler la flamme.

Les Américains auraient installé un parking payant, des marchands de hot-dogs et une kermesse. On ne va pas aussi loin chez nous, mais que ne ferait pas un Français pour satisfaire sa curiosité… Nos vigiles ne suffisaient plus. Il a failli mettre en place des kilomètres de barbelés. Tout le périmètre de G.T. 2 est fermé… Est-ce aussi dangereux ? « La chaleur dégagée n’est pas le plus grave. Mais il y a toujours des retombées de pierres et de métal en fusion ». À un ingénieur, entre deux gorgées roboratives : « En fait, à quoi est due la fuite de gaz qui a tout déclenché ? » Il hésite et, visiblement, ne tient pas à répondre officiellement : « Déséquilibre hydrostatique. La pression du gaz a alors été la plus forte. Sous la poussée, l’obturateur a lâché, sans doute ». Et ce déséquilibre, à la suite de... « Possible que le terrain ait cédé en profondeur et que la boue se soit échappée par infiltration ! » C’est tout. La maladie de G.T. 2 est encore tenue pour mystérieuse. Je n’assure pas qu’elle le soit vraiment.

La nouille cuite :
70 tonnes de métal

On y va. Il a pris deux casques blancs très « Babette s’en va-t-en guerre ». La Land-Rover tôlée roule avec embarras sur la bonne route. On reçoit le feu en plein dans l’œil. Les lueurs deviennent aveuglantes, fondent l’asphalte et le sable mou dans une nappe irrégulière de fondus cuivrés. Une chance inouïe d’être seuls « dans la rue ». Un panneau : G.T. 2. Une flèche inutile. Le fech fech, des embardées, trois épaisseurs de poussière veloutée, un choc profond, un contre-choc qui arracherait un juron à un saint. On vient de franchir une tranchée inédite : tout le périmètre de G.T. 2 est maintenant un véritable parcours de steeple-chase pour chevaux-vapeur. À sept cents mètres du cratère, la chaleur se fait un peu trop enveloppante. Lunettes, les yeux voient plus de trente-six chandelles. À gauche, une masse ajourée échelle très haut dans la nuit. Quelques brindilles d’ombre s’accrochent aux entrelacs de métaux ambrés. La palette du feu est d’une prodigieuse richesse. Les chauds automnes de Lorrain avaient ces rousseurs voluptueuses. Je reconnais la masse bien campée d’un derrick. Moteurs, chocs de métal à métal. Des ombres chinoises se découpent, casquées, lunettes. La sonde est en marche. Le silence de la nuit n’était qu’une illusion. Il est vingt-deux heures. G.T. 2 bis fonce à travers la terre pour rattraper l’albien, la nappe de gaz et, surtout, l’équilibre hydrostatique qui a échappé à son aîné. À Paris, dès le 11 novembre, il a fallu prendre des décisions rapides. Le conseil d’administration n’avait pas de temps à perdre. Le mauvais sort de Gassi Touil, méchant coup financier, est une triste affaire psychologique pour le pétrole français. À 552 mètres de l’énorme volcan (limite extrême de sécurité) G.T. 2 bis est un « forage de déviation ». Normalement, ses injections de boue sur la nappe de gaz doivent « rattraper » les fuites du premier puits. C’est un forage contre la montre. Ce travail intense de la nuit saharienne, avec cet infernal éclat de feu, est hallucinant.

Nous contournons le camp, largement, à la recherche d’un passage dans la haie métallique. Deux grand lacs artificiels posent dans la nuit de larges fenêtres. On a creusé le sable, deux cents mètres sur deux cents, et posé sur les excavations des matelas de matière plastique. À quelques deux kilomètres d’ici, on cherche l’eau. Il y en aura en quantité. Un forage spécial a été entrepris. C’est encore un outil qui t0urne nuit et jour. Les lacs seront pleins en permanence. Le puits en feu n’est plus qu’à cent mètres. J’ouvre la portière de la Land-Rover. Elle est brûlante. Le chef de base de la Compagnie des Pétroles France-Afrique, qui m’accompagne, me tend le casque. Ça et là, il tombe une sorte de grêle dont je n’ai pas le loisir de déterminer la nature. On suffoque. À chaleur de nez, l’air ambiant est à peu près à quatre-vingts degrés. Il faisait plus frais, un mois de juin, à midi, dans l’Adrar des Iforas. À moins d’un mètre, on me vocifère aimablement quelque chose. Je n’entends pas. Le bruit est étourdissant. La terre vibre sous les pieds. Un souffle brûlant fait rouler au ras du sol des graviers gros comme des billes. Il n’y a plus une once de sable. Tout ce qui avait moins d’un centimètre de diamètre a été proprement enlevé. J’ai un peu l’impression d’être à la bouche d’un aspirateur d’Apocalypse. Bouche à oreille, une voie Gorgone me fige : « Pas plus loin ! » Vingt pas en avant, une interminable et curieuse nouille cuite me fascine. Cela n’en finit plus de boucles gracieuses montées vers le ciel, de contorsions en col de cygne. J’y cours dans le meilleur style du bond individuel de combat. Je bats en retraite, dos courbé. Le visage et les mains, découverts, ont senti passer les charmes de la grillade. Il s’épand dans les airs de fins d’effluves de vêtements roussis. Nouveau sprint, déclencheur en bataille. Je crains que la pellicule ne se transforme en gelée royale. Vue de près, l’étrange nouille cuite se révèle être le train de tiges éjecté du puits après quatre jours d’incendie. Mille quatre cents mètres de tubes, soixante-dix tonnes ! C’est monté comme un fétu de paille et mollement effondré à blanc ! Planté dans le sol, tel un canon de vaincu au soir d’une bataille, l’outil de forage, remonté de ses mille quatre cents mètres d’exploration. C’est stupéfiant. J’ai pu encore avancer, par un mouvement tournant coupé de retraites précipitées : je suis sous le vent. Le cratère proprement dit ne doit plus être qu’à soixante mètres. On me fait de grands gestes de rappel. Cette flamme est vertigineuse. Cent cinquante mètres de haut. Mille trois cents degrés, me dira-t-on. À cette heure, les gens de Fort-Lallemand, cent kilomètres au nord d’Hassi Touareg peuvent la voir. Elle est droite, claire, propre, légère et le vent ne la déforme qu’en sa partie la plus haute. La formidable colonne de gaz ne brûle qu’à trois mètres du sol, tellement est forte la pression. Les abords de cet antre à Vulcain sont gelés. Le seigneur de Chazeûil, que la physique connait sous le nom de Mariotte, explique ce phénomène par la loi qui porte son nom : à température constante, le volume d’une masse gazeuse varie en raison inverse de sa pression. Je n’ai pas le temps de me recueillir sur le produit des extrêmes et des moyens. Je surveille, bien naïvement, du reste, une énorme cuve ubuesque qui sommeille au pied d’un cadavre de derrick. Il s’en échappe une inquiétante vapeur. J’apprendrai qu’elle était pleine de je ne sais plus quel carburant et menaçait d’exploser à tout instant. J’ai eu chaud…

Dernier atout
pour les pompiers
l’explosion

Nous déjeunons, ce mardi de fin d’année, à la Compagnie Saharienne d’Hôtellerie d’Hassi Messaoud. Dans la salle à manger privée des V.I.P. (on s’est organisé, là-bas, façon Texas), les habituels commerciaux des grosses compagnies pétrolières et des entreprises contractuelles. On se reconnaît, de table à table. Tout le monde vit, sinon pour le pétrole, du moins par le pétrole. On parlait de Gassi Touil. On en vint tout naturellement à Red Adair, de « Red Adair Cie Wild Well Control, Houston, Texas ». L’homme que l’on croyait payé un million par jour et qui, en réalité, le serait... quatre fois plus. La presse en a fait le héros fabuleux de Gassi Touil. Il en fallait un. Pourquoi l’a-t-on appelé le « pompier volant » ? Il n’a fait que monter sur un bulldozer agrémenté de plaques métalliques de protection percées de meurtrières et observer le feu de cent mètres.

À Messaoud, il a laissé une bonne réputation de solide amateur de whisky. « Mais enfin, pourquoi avoir fait appel à Red Adair ? » La question se débattait entre deux spécialistes du pétrole. « C’était une virtuosité psychologique. Red Adair, c’est le numéro un. S’il échoue, on n’aura rien à se reprocher. Après lui, seul Dieu pourrait un miracle ! »


La part psychologique, dans une affaire telle que le désastre de G.T. 2 tient lieu tout à la fois et de main droite et de raison. Le pétrole est devenu un grand spectacle trop populaire et encore le grand public ne sait-il pas tout. La question se pose : pouvait-on laisser brûler Gassi T0uil jusqu’à extinction par épuisement naturel ? Si l’on considère que le milliard de matériel était assuré, que le puits n’était pas productif au sens commercial du terme, cette mort par vieillesse, par sénilité, n’était-elle pas préférable à tout ce qui est encore loin d’être assuré du succès ? Nous avons eu Descartes… Deux cents milliards de mètres cubes de gaz naturel, peut-être plus. L’esprit français tout entier s’en fût trouvé volé. La folle époque d’Hassi Messaoud est morte. Il y a quelques années, on payait sans sourciller 28 millions pour une réparation de treuil… qui n’en valait que dix fois moins. Aujourd’hui, on hésite à louer un Dodge 40 000 francs la journée et à donner à un peintre 4 000 francs pour une lettre de douze centimètres. On ne s’en cache pas : les finances sont devenues prudentes. Certaines raisons de cette nouvelle morale sont suffisamment connues. Le public s’intéresse beaucoup au pétrole saharien. Le jeu des déductions la passionne.

 

Injections de boue pour le pouls de G.T. 2

Si l’on parvient à rétablir l’équilibre hydrostatique par les deux forages de déviation entreprise de part et d’autre de G.T. 2 (les forages inclinés sont très délicats), l’étouffement de l’incendie sera réalisable. Cet équilibre ne peut être obtenu que par de colossales injections de boue, dont la densité est méticuleusement calculée. Sur les sondes de secours nécessitées par l’état de santé de G.T. 2, le « tubage » et la fabrication de la boue sont des opérations de première importance.

 

Pour Gassi Touil, on a eu peur de faire assurer la protection par la troupe : les manchettes des journaux n’auraient pas manqué ça (tout de même, un détachement de gardes mobiles d’Hassi Messaoud a assuré la garde durant le week-end prolongé de la Saint-Sylvestre, les curieux ayant vraiment dépassé toutes les mesures pour les fêtes de Noël).

On suit « le puits qui brûle » avec intérêt. Curieusement, on tient à rassurer avec la reprise en mains du puits, malgré les centaines de millions que le sauvetage engloutit et engloutira. Mais on tient essentiellement à ne donner aucune idée précise du coût actuel du sinistre. C’est un sujet tabou.

 

G.T. 3 un puits qui a réussi

Parmi les plus intéressantes découvertes de la saison pétrolière 1961, les réserves de gaz d’Hassi Touareg et Gassi Touil n’ont pas livré tous leurs secrets. On estime, pour l’heure, que ces réserves sont de l’ordre de 200 milliards de mètres cubes. Il est possible Il est possible qu’elles soient beaucoup plus énormes (Hassi R’Mel dispose de 600 milliards de mètres cubes). Sept puits ont été ouverts sur ce périmètre. À quelques kilomètres de G.T. 2. G.T. 3 terminé, est un « arbre de Noël » prêt pour la commercialisation.

 

Red Adair, l’homme aux cinquante victoires sur les volcans de l’or noir, le pompier « qu’aucune compagnie du monde n’a voulu assurer » est en Bolivie. Il a observé G.T. 2. Il a expliqué comment il entendait opérer. L’autre jour, on a pris la haute décision, en haut lieu, de forer un G.T. 2 ter, autre forage de déviation, exactement à l’opposé de G.T. 2 bis. Cela porte à trois (avec le puits d’eau) le nombre des sondes participant à l’opération secours. Lorsque l’équilibre hydrostatique sera réalisé, mais le sera-t-il, il faudra dégager soigneusement les abords du puits. Absolument toutes les pièces métalliques, jusqu’à la plus insignifiante, devront être écartées. Red Adair sera là avec son équipe de Cyclopes d’amiante. Ce sera un travail infernal, avec un matériel invraisemblable, sous des tonnes d’eau. Enfin, une colossale charge d’explosif sera amenée au-dessus de la flamme, ignifugée jusqu’à l’heure H. Cet instant demandera encore de longs jours de préparation. Adair pourra-t-il vraiment « tuer » le puits fantastique ? À l’homme, Prométhée n’enseigna que l’usage du feu.




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Texte et photos : Cpl A. T.
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Source :

Képi blanc
La vie de la Légion Étrangère
n° 178 – Février 1962