REGGAN

    Reggan, centre d’essais de la bombe atomique française, s’entoure d’un black-out total. L’interdiction formelle de photographier la base n’a pas été levée pour nous. Cette esquisse, imparfaite à dessein, (pour ne pas nous attirer les foudres du S.R.), vous donnera quand même une idée (assez fantaisiste) de ce qu’est le plateau de Reggan.


    Sous ces banales constructions, dans les profondeurs du plateau se poursuivent sans relâche de mystérieuses
mises au point. Il est 17 heures, bientôt le plateau s’animera et une nouvelle « folle nuit de Reggan » débutera.

    En débarquant, le sourire de l’hôtesse de l’air d’ « Air Algérie » sera l’ultime souvenir qui vous rattache à la civilisation. Sans transition, vous êtes plongés dans la vie mystérieuse de la base. Mystérieuse parce que totalement déserte. Cette cité champignon semble sans vie. Aucune activité ne transpire sauf celle des climatiseurs et il faudra attendre midi pour voir surgir, on ne sait d’où, ses trois mille habitants qui font on ne sait quoi. Isolés, cloîtrés, les hommes de Reggan n’ont, pour seul horizon, que le bord de leur plateau. Pour éviter les coups de cafard et de neurasthénie, toute une série de distractions les empêche de « broyer du noir » : cinéma tous les soirs, concerts de musique classique, piscine couverte et… les foyers. J’en ai dénombré personnellement six et l’on m’a certifié qu’il en reste de nombreux autres (clandestins). Leurs heures d’ouverture, parfaitement synchronisées, vous permettent, à n’importe quel moment de la journée, (et de la nuit), d’en trouver au mois un ouvert. Tout cela leur permet d’oublier qu’ils sont parqués à 1 500 kilomètres d’Alger, entre un réseau de barbelés et l’on sera indulgent vis-à-vis de ce qui s’appelle là-bas les folles nuits de Reggan. Mais la raison d’être de Reggan, la vie des souterrains où jour après jour, des V.I.P. (très à la mode à Reggan) jonglent avec le plutonium, reste irrémédiablement interdite. Interdiction de s’approcher, de circuler, de photographier ! Il n’est pas possible de faire dix kilomètres sans rencontrer un panneau interdisant quelque chose. Heureusement. le 1er E.S.P.L., comme d’habitude, nous ouvrait largement ses portes. Après les événements tragiques de Ksar-el-Hirane, l’escadron en ébullition se devait de trouver rapidement une nouvelle implantation. On peut se demander quel rôle une unité de Légion peut remplir dans une base comme Reggan. C’est bien simple, l’escadron monte la garde. Il me semble inutile de vous dire que, suivant la tradition, les légionnaires ne sont pas contents... En compensation, Reggan leur donne, à un moment où les autres régiments s’apprêtent à passer l’hiver sous les guitounes, toutes les facilités et les commodités d’une base des plus modernes. Mêler la Légion avec d’autres armes ne va pas sans quelques frictions. La différence est trop grande et pour la supprimer chacun dut faire un pas vers l’autre. Les pauvres appelés en firent les frais le premier jour que la P.M. Légion fit la patrouille. Il est en effet entendu qu’il est plus facile de se laisser pousser les cheveux que de fermer les boutons. Par contre, les légionnaires n’ont aucune difficulté à s’adapter et adopter le rythme « régulière ».

    Il n’est pas possible de passer sous silence, ni de dire un mot du bataillon de P.F.A.T. (personnel féminin de l’armée de terre) dont on pourrait dire, s’il y en avait tant, qu’il est le rayon de soleil qui illumine Reggan. Simple coïncidence sans doute, vers midi tous les légionnaires rôdent au-dehors et attendent le passage de « leur » P.F.A.T. Personne ne connait son prénom, mais c’est la Veronica de la chanson.

    Les trois pelotons, qui n’ont pas trouvé place sur le plateau, ne bénéficient pas du luxe et des commodités de la base mais, par contre, ils ont le privilège d’être chez eux et leur propre maître.


Reggan-Ville

    À Reggan ville, (ne vous méprenez pas, cela n’a rien d’une ville et ce nom sert uniquement à différencier le « plateau » et les quelques logements construits près de la palmeraie), dans un bordj qui s’appellera bientôt « Bordj Lieutenant Gélas », le peloton A.M. et le 2ème peloton s’occupent et vivent d’une manière identique à toutes les autres unités de Légion. Quelques escortes, pour le 1er E.S.P.L. plus particulièrement du matériel « sensible », le sport matinal, les revues, le tir, le chant... enfin toutes les occupations habituelles qui meublent la journée. Un légionnaire les résume ainsi : dans six mois, tout le monde sera caporal car on fait un peloton 1 ici.

    Le bordj qu’ils occupent leur donne aussi beaucoup de tracas. Les murs de terre ne résistent pas au trop grand souci de propreté qui habite les légionnaires et il a fallu évacuer la cuisine d’urgence : les murs fondaient sous l’assaut des seaux d’eau.


    Le bordj de Reggan donne aux légionnaires de nombreux soucis.
L’eau, les climatiseurs la minent. Les réparations respectent le style du bordj.
Méthode : coller des boulettes de terre sur le mur et attendre le lendemain.
Si l’opération n’est pas réussie… on recommence.

    À 100 mètres du bordj, deux tombes entretenues et veillées par les légionnaires. Côte à côte, reposent un légionnaire inconnu et celui dont l’odyssée défraya, il y a peu de temps, la chronique : William Lancaster, le pilote anglais retrouvé après 29 ans auprès de son appareil qu’il n’avait pas voulu quitter afin de ne pas déroger à ses consignes.


    À quelques mètres du Bordj reposent côte à côte un légionnaire
et celui dont l’odyssée défraya la chronique : William Lancaster, ce pilote
anglais perdu au Sahara et que l’on vient de retrouver après 29 ans.

    Le 3ème peloton, quant à lui, est cloîtré (c’est le mot) à Aoulef, palmeraie située à 120 kilomètres à l’est de Reggan. Visite des plus courtes, puisqu’elle ne dura que le temps nécessaire aux pilotes d’ingurgiter un café et l’on repartait. Jour de liesse pour ce peloton lorsque, deux fois par semaine, l’avion lui apporte courrier et vivres.


Jour de liesse.
L’avion bihebdomadaire apporte à Aoulef courrier et ravitaillement.

    Au retour, se situe mon « accrochage » avec les gorilles de la base. La Rolleiflex, se balançant négligemment à bout de bras, attira leur attention et ils me prièrent, d’ailleurs très gentiment de leur remettre mes films.

    Voici terminé le tour d’horizon du 1er E.S.P.L. qui, tout compte fait, ne se porte pas mal du tout. Reggan les occupe, les passionne même. Les légionnaires s’intéressent au plus haut point aux travaux qui, de jour et nuit, se poursuivent sans relâche sous leurs pieds.

    Cela vous étonne ? Non, sans doute, si vous saviez qu’à chaque essai d’une bombe atomique tout le personnel de la base reçoit une prime de 300 nouveaux francs.

Texte et photos : J.V.

 

Source:

Képi blanc
La vie de la Légion Étrangère
n° 188 - Décembre 1962