Aux confins du territoire occupé par le 2ème R.E.I. vivent dans un isolement superbe à Adrar, Reggane, In-Salah et Arak les « centaures du Tidikelt ». Qu’ils soient les gardiens fidèles des traditions du 4ème R.E.I. n’est un secret pour personne. L’accueil y est, comme toujours, particulièrement chaleureux. Le centaure en chef, lors de ma visite, en souvenir je pense d’une certaine canne-siège d’auguste mémoire, s’appuyait sur une canne. Le plâtre qui ornait sa cheville droite n’enlevait rien à la puissance évocatrice de l’attitude et de l’accessoire. La cause ? Une ruade de Jeep… tant il est vrai que l’on pend autant de risques en sautant en parachute qu’en roulant en véhicule à travers gueltas, hamadas, regs et ergs. (vocables que tout saharien se doit de distiller dans une conversation).

    Première constatation, le crâne rasé est de nouveau à la mode, s’il est encore rare, il est fort bien porté. Ce sont eux les Yul.

    La barbe, par contre, se fait plus rare. Où sont les admirables ornements pileux d’antan, gloire de la 2ème C.P. d’Amguid ? Il en a survécu une et elle en vaut bien dix, c’est pourquoi on l’a baptisée « barbe en zinc ». Parfois, surmontée d’un casque de cuivre, elle mène les pompiers au feu. (voir la « Feuerwehr de Chicago » de l’inoubliable article « Le Régiment des Sites »).

    Qu’on ne s’y trompe pas pourtant. Il n’y a pas que des pompiers à Reggane. Le service de sécurité n’est qu’une activité accessoire, sinon négligeable. Il y en a bien d’autres, dont le 3ème échelon de l’adjudant Stoiber qui dépend directement du Service matériel, fait suffisamment rare à la Légion pour être mentionné.

    Son exploitation porte sur 280 véhicules appartenant à l’E.M.T. 2, à la 1ère C.P. de Reggane, à la 5ème C.P. d’Adrar, à la 4ème C.P. d’ln-Salah, à deux sections de génie, au Service des essences, à la C.I.L.A. et à la place de Reggane. Un personnel de 5 sous-officiers et 23 hommes, tous légionnaires, l’anime.


Au 3ème échelon de l’E.M.T. 2 de Reggane, le travail se
poursuit sans relâche à la cadence d’environ 70 véhicules par mois

    D’après les constatations de la visite trimestrielle ou à la demande des compagnies, les véhicules sont convoqués pour les réparations. De vastes ateliers climatisés les accueillent, dotés de toutes les machines nécessaires telles que tours, fraiseuses ou rectifieuses de tambours.

    Si les réparations s’avèrent inutiles on procède aux échanges standard complets des ponts, moteurs ou boîtes de vitesses. Les services approvisionnement détiennent en stock toutes les pièces nécessaires de 10 000 sortes différentes.

    La cadence de travail se poursuit sans relâche à un rythme extrêmement rapide. Pendant le seul mois de novembre, sur 80 véhicules à l’atelier, 63 ont été réparés, le reste étant irrécupérable. Le rendement, si l’on tient compte des heures de travail données pour les réparations à effectuer, est de 99,99 %. C’est un chiffre qui se passe de commentaires, si de plus on évoque les difficultés soulevées par les conditions climatiques, les vents de sable, la rareté des moyens de transport et les aléas des dépannages sur piste.

REGGAN


Un légionnaire attentif exécute un travail de précision au tour

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Les lois
de l’hospitalité
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    Il est assez plaisant de passer de la mécanique de précision à l’hôtellerie et à la restauration. C’est pourtant ce que je suis obligé de faire parce que ce fut le but de la seconde visite à Reggane.

    Reggane, avec son terrain d’aviation moderne et ses installations, est devenu le carrefour des voies aériennes entre la France et Brazzaville, Djibouti, Abidjan, Fort Lamy et Douala.

    Pour recevoir les équipages et les passagers obligés de passer quelques heures ou la nuit, on a construit un hôtel de 58 chambres et 99 lits. Si certaines nuits il peut afficher complet, la cadence normale est de 700 passagers par mois. Le restaurant, dit mess mixte, sert aux passagers et au personnel militaire sédentaire environ 400 repas par jour. Gérer un hôtel et un restaurant de cette importance est un travail spécialisé et ingrat qui tient en haleine le personnel 24 heures sur 24. C’est à l’E.M.T. 2 qu’on a confié la lourde tâche de défendre l’honneur de la Légion dans ce nouveau domaine, mais y a-t-il vraiment à la Légion des domaines nouveaux ?

    Le résultat a dépassé les prévisions les plus optimistes et il suffit de lire le cahier dit des « réclamations » signé par les quelque 150 commandants de bord qui ont fait escale en 4 mois.


Une vue du bar du mess interarmes de Reggane


Une vue du bar du mess interarmes de Reggane


Qu’est-ce qui peut bien mijoter sous ces couvercles ?
Un steack à la Lucullus, un cocktail de crabes
à la Tour d’Argent, du riz à la Trautmansdorf ?




Inspection dominicale à la 1ère C.P.


Comme tous les océans de terre ou d’eau,
il y a dans ces étendues sans fin de multiples facettes


    En voici quelques extraits :

    « Cahier dit de « réclamations » qui paraît inutile quant aux suggestions » ; il est difficile d’en faire lorsque l’on est accueilli de cette manière là. À moins de suggérer de faire tenir toutes les escales C.O.T.A.M. par la Légion. Merci, nous reviendrons ».

    « Excellent accueil. Accueil légion. Merci ! »

    « Formidable, ça boum! Personnel stylé et aimable, très bonne nourriture, souhaite revenir à Reggane ».

    « Un accueil chaleureux, de fort bons repas, un bar très proche et accueillant transformant une alerte sanitaire de 48 heures à Reggane en un séjour bien agréable. Merci à la Légion ».

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Le désert absolu,
l’enclume
géante du Désert
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    Il y a aussi à Reggane la 1ère C.P., dont l’esprit est à la hauteur de son numéro d’ordre, d’autant que pour y vivre, il faut une certaine force de caractère. Il n’y a ici rien qui vous aide. Le regard ne peut s’accrocher à aucun paysage, mais glisse dans le vide. Les seuls bruits sont, soit ceux des moteurs, soit le sifflement du vent. Et même le sable n’a pas d’odeur.

    Comme tous les océans de terre ou d’eau, il y a dans ces étendues sans fin de multiples facettes, selon les contrées qu’elles bordent ou les îles qui en surgissent. Adrar, In-Salah, et même Arak, sont au Sahara autant d’escales exotiques grouillantes de vie et de mouches, tachetées de verdure et parsemées de flaques d’eau. On y vit, comme en haute mer, on aime ou on subit. On cherche à en connaître les mystères, ou l’on s’enferme en soi et on attend que ça passe.

    À Reggane, on aime et l’on cherche. C’est, ici, le Sahara des purs, le Sahara dans toute son horreur, sans le cadre des oasis et de ses nomades, ou dans un paysage désolé encombré de quelques monstres habitables en aluminium il faut, inlassablement, répéter cent fois par jour les gestes humbles du quotidien militaire. Cc qui revient, finalement, à compter les grains de sable d’une dune.

    Ici, aucune jolie fille ne jette de fleurs aux défilés.

    Ici, on peut se voir tourner en rond parce que la trace des pas marque le sable.

    Ici, c’est le désert absolu, l’enclume géante du soleil.

    C’est pourquoi je tenais à rendre un hommage particulier à la 1ère C.P. qui, inébranlablement, même à bien sa mission, travaille, s’entraîne ou se détend aux heures de repos, maintient haut les traditions légion, avec minutie et amour, cœur vivant de ce chaos de solitude.


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Du « steack » Luculus au riz
à la Trautmansdorf,
la cuisine est internationale
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    Je vais vous raconter une simple histoire pour illustrer cet amour du métier. Le gardien des cochons de la 1ère C.P. est un légionnaire de 1ère classe et 17 ans de service. À la fin de 1963 il est parti en permission, en France, pour trois semaines. Mais, inquiet du sort de ses cochons, il n’a même pas terminé sa permission et, sitôt descendu de l’avion, s’est précipité en tenue de sortie, la valise à la main, pour leur rendre visite. La seule chose qu’il avait achetée en France c’était une dizaine de biberons pour nourrir des petits qui allaient naître.

    Je sais, ce n’est qu’un détail. Mais il illustre l’esprit de la 1ère C.P. et témoigne de la conscience avec laquelle elle travaille et vit.

    Un dernier mot encore sur l’ordinaire de la troupe à Reggane, supervisé par la 1ère C.P. et mené de main ferme par le sergent Melis, ancien moniteur de sport. On trouve dans les menus des plats aussi divers et… curieux que des poivrons farcis à la Norvégienne, riz à la Slovène, steack de veau à la Lucullus, cocktail de crabes à la Tour d’argent, vol-au-vent à la Toulonnaise, crabes à la Japonaise au biscuit, canapé de poulet fores1ière, riz à la Trautsmandorf, alouettes sans tête, carré de l’Est, etc. Comme on le voit, un ordinaire qui en sort !


ADRAR


Classe de français au grand air


Un match épique oppose à Adrar la 1ère C.P. à la 4ème C.P.,
ce fut, une fois de plus, un match nul


Les A.M. amoureusement astiquées de la 5ème C.P.


    Je suis arrivé à Adrar le 14 novembre. Le lendemain il y avait grand match de football entre la 4ème C.P. et la 1ère C.P. comptant pour la finale de l’E.M.T. 2. Si on se rappelle que le 2ème R.E.I. est champion militaire de football d’Algérie on peut imaginer l’âpreté et la qualité des rencontres. Le gagnant devait être opposé au champion de l’E.M.T. 1 pour la coupe régimentaire. Nous publierons ultérieurement les résultats complets des épreuves sportives du régiment.

    La petite cité d’Adrar, capitale du Touat, a surgi du reg absolument nu, suivant un plan d’urbanisme néo-soudanais, aux lignes originales, simples, particulièrement heureuses.

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La place principale d’Adrar,
un mètre de plus que
la place des la Concorde
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    Les habitants sont surtout orgueilleux de la grande place, sur laquelle joue l’ombre des hautes murailles du bordj habité par la 5ème C.P., et plus grande d’un mètre que la place de la Concorde. (Il y a aussi moins de voitures !). C’est d’ici que part la piste impériale menant à Gao, la piste desservant les oasis du Touat ct celle menant vers Timimoun. À ce carrefour des routes, ancien fief de la Compagnie saharienne du Touat, dont l’histoire a conservé le surnom d’Escadron blanc, la 5ème C.P. monte la garde.

    La 5ème C.P., tout comme la 1ère C.P., est férue de sport et d’instruction. Elle a également un peloton A.M. remarquablement astiqué. Elle possède aussi un adjudant de compagnie fort efficace qui partage avec Rommel le surnom de « renard des sables ». La petite histoire dit que dans ses rangs servirait le dernier chevalier de l’Ordre de la Tarentule du Tanezrouft. Les cours de français sont très à la mode. Aussi, lorsqu’on demande un effort aux légionnaires ou des volontaires pour une corvée répondent-ils sans hésiter : oui !

    À 15 kilomètres d’Adrar s’élève une cité méconnue, à demi souterraine, bâtie par des Juifs émigrés de Cyrénaïque au 11ème siècle, Tamentit.

    On y chemine dans un impressionnant dédale de petites ruelles creusées sous terre, au sein d’une des plus belles palmeraies du Touat. Je la signale aux amateurs de tourisme, ainsi que les très belles poteries en terre cuite au soleil, recouvertes de graphite, que l’on y fabrique.

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Les auto-stoppeurs
du Désert
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    À propos de touristes attirés par la magie du Sud. Adar en voit passer d’innombrables. Il y a les bien équipés, roulant en Land Rover ou Volkswagen spécialement aménagées. Mais il y a aussi le spectacle insolite des auto-stoppeurs du désert qui veulent traverser le Sahara au hasard, une brosse à dents – et encore ! – dans la poche : souvent des étudiants anglais ou allemands qui profitent de leurs vacances.

    Si on veut bien se rappeler que cela se passe pendant les mois les plus chauds de l’année dans un pays où même les indigènes se perdent et meurent de soif, on se demande jusqu’où peut bien aller l’inconscience humaine !

    Ma dernière escale a été In-Salah. Je sais qu’un reporter se doit d’être objectif et sans parti pris. Mais je ne peux me défendre d’éprouver pour cette 4ème C.P., qui est isolée, une grande sympathie. Menée de main de maître par un commandant de compagnie qui la connait bien, elle compte dans ses rangs l’adjudant-chef Béthery. C’est l’un des gardiens fidèle des traditions légionnaires. Ses exceptionnels états de service et sa personnalité peu commune sont devenus légendaires.

    J’ai fait route avec lui de Reggane à In-Salah en six heures de piste. À l’intention de tous ceux qui l’ont connu j’ajoute qu’il n’a pas changé et qu’il a toujours à ses côtés, à la popote, une carabine chargée au sel, dont les tirs ont gardé l’efficacité d’antan.

    In-Salah est une étape principale sur la route d’In Amguel et le carrefour des pistes venant d’El-Goléa et Alger. Un peloton est détaché en permanence à Arak à 300 kilomètres de là. Il est ravitaillé tous les 8 jours et ses hommes relevés tous les mois.



À quinze kilomètres d’Adrar s’élève une cité méconnue, à demi souterraine,
bâtie par des Juifs émigrés de Cyrénaïque, au 11ème siècle avant J-C, Tamentit.
On y chemine dans un impressionnant dédale de petites ruelles creusées
sous terre, au sein d’une des plus belles palmeraies du Touat. À travers les brèches
des murs séculaires, les enfants regardent leurs pères façonner des poteries
aux formes archaïques, en terre, cuites au soleil, recouvertes de graphite


Sous l’œil attentif de l’adjudant-chef Béthery les légionnaires
de la 4ème C.P. s’initient aux secrets du dépannage rapide


IN-SALAH


Un avion vient deux fois par semaine ravitailler la 4ème C.P.

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Pour nager 50 mètres :
7 virages
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    Ses activités sont celles de toutes les C.P., instruction, sport, convois de ravitaillement et servitudes de la garnison. Elle entretient une brillante équipe de tir et son équipe de football est en tête de l’E.M.T. 2. Un avion la ravitaille deux fois par semaine. De temps à autre un peloton est détaché à Reggan pour monter la garde pendant le tir de fusées géophysiques et météorologiques.

    Enfin, à part la fameuse piscine, où pour faire 50 mètres il faut virer 7 fois, la grande attraction est le cinéma. Depuis longtemps on peut y suivre en exclusivité la trilogie des films inlassablement projetée : « Nathalie », « Un témoin dans la ville » et « La traversée de la Loire ». On les renvoie le mardi pour les revoir le jeudi. En compensation, In-Salah possède la plus belle collection de dunes du Sahara, ce qui permet au 6x6 de faire des descentes toboggan spectaculaires et d’aguerrir les chauffeurs.

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« Une renonciation
plénière en son exigence
la plus extrême »
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    Ce qui précède suffit à prouver largement que malgré non éloignement et le caractère parfois stérile du paysage qui l’entoure, l’E.M.T. 2, les 1ère, 4ème et 5ème C.P. ont su apporter partout la marque légionnaire, aussi bien dans l’aménagement des installations que dans l’activité de ses diverses occupations.

    La vie dans ce Sud si lointain et si âpre, peut paraître inhumaine aux lecteurs qui ne connaissent pas la Légion. C’est « qu’ils ignorent ce qu’y apportent de soutien le coude à coude du rang, la camaraderie mêlant les cadres et la troupe, portée au degré suprême de l’amitié ainsi que la commune renonciation plénière en son exigence la plus extrême ».

    Cette phrase du général Olié, parlant de l’esprit de la Légion au combat nous semble bien résumer celui d’une unité où la vie de tous les jours est une lutte perpétuelle et un éternel recommencement.

 


Au coucher du soleil, du haut de la mosquée d’In-Salah,
le muezzin appelle, par delà des dunes, les fidèles à la prière


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Texte et photos : Sgt I.B.S.
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Source :

Képi blanc
La vie de la Légion Étrangère
n°215 - mars 1965