LE MATIN

40 mn du tir !! proclame la voix nasillarde d’un interphone. Voilà déjà 2 heures que les opérateurs caméras, cinéthéodolites 1 et radars, sont à leur poste. Devant nous, la Hamada monotone étale son immense surface jaune et ocre, seules les installations éparses du champ de tir brident le rêve qu’inspire cette vision.

Le grand portique de Brigitte 2, très proche, semble insolant dans son immobilité. C’est aujourd’hui que va se jouer le résultat de 6 années d’efforts, 6 ans…, voilà 6 ans que la SEREB 3 travaille aux Pierres précieuses. 40 000 heures de labeur vont être pendues à quelques instants, à la merci d’une panne de transistor ou la faiblesse d’un oubli.

H moins 25 mn !!

Diamant dans son écrin métallique, reste énigmatique. On attend… les opérateurs y sont habitués, mais aujourd’hui cette attente n’est pas comme les autres.

Tout semble prêt, le temps lui-même y a mis du sien, les nuages, rougis par les rayons obliques du matin, se sont effacés pour l’événement. Le vent est presque nul.

H moins 20 mn.

Interrupteur sur 2, annonce l’interphone du P. C. pour les cinéthéodolites.

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1 Cinéthéodolites : appareils de trajectographie
2 Brigitte : point de lancement de Hammaguir
3 Société pour l’Étude et Réalisation d’Engins Balistiques


Les ventilateurs des radars COTAR ronronnent, monotones.

On dirige inlassablement son regard sur la longue silhouette blanche. Au loin, CYCLOPE 4 braque son œil géant sur le grand portique rouge et blanc dont la carcasse se détache sur le bleu lumineux du ciel saharien.

H moins 15 mn.

On relève les passerelles !! s’exclame un soldat les yeux plongés dans une lunette d’artillerie sur pied.

— « Stand-by » !! hurle une voix dans l’interphone.

Je précise que le mot « stand-by » qui nous vient de ces Messieurs les Anglais (voir XVIIIème siècle nous tirerons les premiers), veut dire suspension de chronologie, trop long à dire, bien sûr, en de tels instants.

Cette coupure détend l’atmosphère. Il n’y a pas de vent, d’ailleurs on ne sait plus très bien s’il fait chaud ou froid, disons simplement que le soleil chauffe, mais que le fond de l’air est froid.

Deux soldats s’affairent sur un canon 5 dont seuls le téléobjectif et les grandes oreilles de la caméra blanche nous rappellent ses intentions pacifiques.

Quelques précisi0ns sur l’engin annonce l’interphone du P.C. pour passer le temps.

Diamant est une fusée à 3 étages propulseurs, elle contient dans son ogive la capsule à satelliser A1… et on écoute attentivement les détails maintes fois répétés.

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4 Cyclope : antenne géante pour la télémesure.
5 Canons : des caméras de poursuite sont fixées sur des affûts de 40.


9 h 30 : lentement, silencieusement le grand portique de 25 m se déplace, libérant la silhouette filiforme du premier lance-satellite français.

Nous sommes toujours en « stand-by », il est 9 h 40. Certains n’oublient pas le casse-croûte habituel… la bière se vide en vitesse ; un œil dans la lunette, l’autre au goulot.

H moins 35mn !! annonce l’interphone qui se réveille soudain.

Compteurs à zéro !... tour d’horizon !

Affirmatif ! répondent successivement les postes cinés 6 répartis dans tout le champ de tir, ces voix impersonnelles semblent sortir d’un monde de robots.

H moins 31 mn ! Réenclenchez les moteurs ! Compteurs à zéro.

Pour les cinéthéodolites, l’ultime réglage semble fait, le chef du P.C. a déjà annoncé les ouvertures de diaphragmes. Les pointeurs des asservisseurs optiques radars COTAR sont à leur poste et visent DIAMANT la belle, libérée de son écrin. Soudain…

Arrêt chronologie à H moins 15 mn.

Une jeep circule près de la rampe, que se passe-t-il donc ? et on attend… Les radars semblent s’agiter d’impatience.

Le ciel est encore plus limpide que tout à l’heure, à la jumelle tous les détails de la fusée apparaissent nettement dans quelques turbulences de chaleur.

Reprise à H moins 13 mn annonce à nouveau l’interphone. Chacun s’arme de son masque à gaz : les vapeurs roussâtres d’acide nitrique qui vont se dégager sont réputées très toxiques. Et les minutes s’égrènent : dans quelques instants. DIAMANT va bondir, éclatante dans le ciel limpide… Et pourtant !... pourtant non ! car sur la demande du constructeur la suspension de la chronologie est à nouveau décidée.

On reprendra l’écoute cet après-midi 14 h 30 ! et déçus, les techniciens quittent leur poste, convaincus quand même, d’avoir vécu des minutes cruciales.

L’APRÈS-MIDI HISTORIQUE

– 14 h 30, tous sont en place comme dans la matinée.

La coupure d’un bon repas et d’une sieste brève a détendu l’atmosphère à table, on a parlé de « Quoi vous savez » qui, rapidement est devenu « Qui vous savez » – je veux dire bien sûr, que la chose en question a pris une âme, elle s’est personnifiée. « DIAMANT » quel symbole éclatant d’optimisme !

H moins 15 mn !! et on recommence.

Les radars ont repris leur ronde maladroite avant de figer définitivement leur regard sur Brigitte.

Les ordres fusent, le chef du P.C. ciné annonce brièvement les directives qu’il avait données le matin, et c’est encore les mêmes réponses…

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6 Postes cinéthéodolites.

Affirmatif ! 45, OK 71, etc.

Interrupteur sur 2 ! pointez !

Le grand portique est toujours déplacé et DIAMANT, toute blanche, se dresse majestueuse, sur sa table de lancement.

H moins 8 mn… Arrêt chronologie ! annonce encore l’officier de tir d’un ton impératif.

Reprise à 5 mn du tir. Le vent semble se lever légèrement.

Interrupteur sur 1 paré à filmer ! annoncez !...

H moins 3 mn. « Stand-by » à nouveau puis reprise à 2 mn 30. À H moins 1 mn 15, le silence est total, une certaine anxiété se lit sur les visages.

Moins 55 s… Vous annoncerez engin parti ! hurle l’interphone à l’intention des cinéthéodolites.

30… 20… 14…13… 12…

Pas un mot, tous les regards sont fixés sur la magnifique silhouette qui va prendre vie.

10… 9… 8… 7… 6…

Les caméras se mettent en branle !

5… 4… 3… 2… 1… ZÉRO !! (15 h 47)

Une fumée noirâtre apparaît sous la jupe de cette formidable pièce montée pyrotechnique, elle devient rousse, puis, dans un éclair de feu, l’engin se libère projetant autour de lui des débris de toutes sortes, son rugissement nous parvient peu après l’éclair, il se dresse sous un panache de flammes rouges et jaunes, puis guidé par le destin immuable d’un programme calculé, s’élève, accroissant constamment sa vitesse.

Le premier étage dévore en 96 secondes le terrifiant mélange d’acide nitrique et de térébenthine (100 litres par seconde), à peine est-il éteint que le second à son tour prend le relais, enfin la flèche empanachée de rouge disparait dans le ciel dont le bleu éclatant oblige à cligner des yeux.

On reste là, ému, souhaitant bonne chance à ce monstre de feu créé de toute pièce par un patient labeur.

Cependant, la partie ne fait que commencer, dans 483 secondes, après avoir basculé, s’être mis en rotation, le lanceur va libérer la petite capsule pour sa course spatiale. Celle-ci va-t-elle tourner comme prévu émettant, à 28 000 km à l’heure son bip-bip caractéristique ?

105 MINUTES D’ATTENTE

On se retrouve alors au sous-sol du blockhaus autour de l’interphone de sonorisation générale.

Instant théorique de séparation 3ème étage ! proclame l’officier de tir.

Tout a l’air correct ; accoudés sur les tables traçantes 7, les techniciens sont silencieux, attentifs… la fumée des cigarettes estompe les contours de la petite salle, lui donnant l’allure d’un cabaret à décors de science fiction. Derrière la verrière du P.C. ciné, les officiers sont muets comme des carpes dans un aquarium.

H + 11 mn 45

Perdu Aquitaine 8, annonce une voix sèche à l’interphone.

Il est perdu, le petit satellite à maillot rayé est hors de portée des moyens du champ de tir, il va falloir attendre son prochain passage, à ce moment seulement on pourra être convaincu d’une réussite totale.

À tous ! annonce posément l’officier de tir.

À tous, calculateur, télémesure, cinés… arrêt tout moyen, passez au jaune.

Les réponses affirmatives se succèdent, chaque moyen donne son résultat, radars, cinéthéodolites, caméras… la poursuite a été bonne.

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7 Tables sur lesquelles sont reconstituées les trajectoires des engins.
8 Radar de grande précision situé près de Colomb-Béchar.


On chuchote, il fait chaud dans ce sous-sol de blockhaus qui s’enfume… deux heures à attendre avant d’être sûr de la réussite de l’exploit.

Le compteur horaire lumineux affiche H + 28 mn 27 secondes.

La Guépratte, bateau d’écoute, qui vogue au large du golfe de Gabès 9 annonce faiblement son observation dans une friture de parasites... Il semble que celui-ci ait capté A 1 par intermittence et pendant une courte durée.

H + 20 mn.

Le réseau DIANE comprenant des stations d’écoute réparties en Afrique semble avoir suivi tout à fait correctement. Même résultat pour la station CNES 10 de Brétigny-sur-Orge.

COTAR de PCCT... COTAR de- PCCT, faites votre compte rendu.

Et COTAR fait un compte rendu détaillé sur la poursuite. Tout s’est fait sans faiblesse.

Pas d’acquisition pour le Liban !

Une ombre pèse dans la sale silencieuse, pourquoi Beyrouth n’a-t-il rien reçu ? Il ne s’agit pas de mettre un satellite sur orbite pour le perdre aussitôt !

Il fait chaud, on d0ute… on se penche sur l’interphone, on circule dans la salle sur la pointe des pieds de peur qu’un grincement de parquet fasse perdre la moindre information.

H + 1 h 15 - La Télémesure annonce qu’il reçoit du champ dont il précise le site.

H + 1 h 40 - plus de champ.

C’était une émission parasite de COTAR. Cette circonstance anecdotique provoque un sourire général, quelques plaisanteries s’amorcent. Elles sont vite étouffées par l’ambiance de « suspense » qui règne dans la petite salle.

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9 À l’est de la Tunisie
10 Centre National d’Études Spatiales


H + 1 h 45 - Paré pour la réacquisition proclame l’officier de tir.

Aquitaine, Aquitaine ! Vous êtes désignée pour le premier rendez-vous A1 par le calculateur ! dit-il posément, hachant les phrases pour les rendre plus distinctes.

Dans quelques minutes la France se placera 3ème Puissance spatiale, quelques minutes… on y pense en tremblant.

J’attends toujours les sites pour l’acquisition ! annonce une voix décontractée venue d’on ne sait où.

Le ton de la voix et le côté ingénu de la question provoquent le fou-rire général, fou-rire nerveux, coupé par la voix posée de l’officier de tir.

H + 1 h 51 mn - Nous sommes à 2 mn de la réacquisition.

1 mn… Top !

Un silence de mort plane à nouveau dans ce décor de Jules Verne… Silence… cc silence prend d’ailleurs l’allure d’une éternité. Aucune acquisition par DIANE ? où est A1 ? et les minutes s’égrènent impitoyablement…

Vu Aquitaine ! hurle une voix déformée par l’émotion. C’est l’explosion de joie dans le sous-sol du blockhaus, on ne s’entend plus, les visages, jusqu’alors tendus, s’éclairent. L’interphone continue à nasiller mais on ne l’écoute plus… On a réussi… il tourne… il tourne… le minuscule pinceau d’onde du radar Aquitaine a trouvé la non moins minuscule capsule qui tourne à 28 000 km/heure dans un espace infini. On a gagné, on a gagné !

P.C. demande compte rendu Aquitaine !

Les visages sont décontractés et souriants.

Aquitaine de PCCT !... Aquitaine de PCCT !... je suis toujours preneur de renseignements qualitatifs, continue la voix de l’officier de tir.

Et la conversation continue d’interphone en interphone, de téléphone en téléphone, mais qu’importe on a réussi, le reste n’est plus qu’un bavardage technique anodin, on ne se soucie plus du détail. Ou a gagné encore une fois, la technique a vaincu l’espace, et la France toute seule, si petite soit-elle à côté des colosses américains et russes, a placé du premier coup son petit satellite A1, dont les quatre antennes qui le hérissent, émettent le bip-bip caractéristique.



L’antenne géante CYCLOPE (télémesure)



Cinéthéodolites et lunettes sur pied d’artillerie



« AQUITAINE » : radar de grande précision situé près de Colomb-Béchar



 

Source:

Képi blanc
La vie de la Légion Étrangère
n° 226 – Février 1966