LA GENDARMERIE DU SAHARA

par le Général (CR) AUBRY



Le commandant du peloton monté de Tamanrasset et son adjoint

 

PRÉFACE

           Plus de quinze années se sont écoulées depuis qu’ont été écrites ces pages dont l’objet était de donner de la Gendarmerie au Sahara une photographie instantanée.

           Les événements ont suivi le cours que l’on connait, et, le 31 décembre 1962, l’indépendance de l’Algérie ayant été proclamée, le Groupement Autonome de Gendarmerie du Sahara a été dissous.

           Les personnels ont été dispersés dans d’autres formations. Mais l’envoûtement créé par la sauvage et splendide grandeur des paysages sahariens, les liens exceptionnels de camaraderie tissés par les innombrables difficultés qu’offrait la vie quotidienne dans le désert n’ont pas sombré dans l’oubli et les anciens qui ont eu l’honneur et le privilège de servir sur ce territoire se sont regroupés en une amicale qui s’efforce de maintenir vivant le souvenir d’heures exaltantes.

Général (CR) J. AUBRY
Paris. Octobre 1977

           Il est habituel de se représenter le Sahara sous l’aspect d’une immense mer de dunes figées au creux desquelles des bouquets de palmiers, d’un vert éclatant, se détachent sur un ciel éternellement bleu.

           Quelques rares caravanes de chameaux animent parfois ce paysage desséché par un soleil excessif. La présence de gendarmes dans un tel décor peut paraitre, à première vue, plutôt insolite. Cependant, la réalité, bien différente de cette représentation imaginaire, mérite un examen plus attentif à l’heure où le Sahara occupe une place importante de l’actualité politique et économique.

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           Sensiblement vaste comme l’Europe occidentale, l’ensemble des deux départements de la Saoura et des Oasis, qui ne présente lui-même qu’environ le quart du Sahara géographique, offre, sous une incontestable unité climatique, une diversité physique et ethnique à peu près comparable. Les massifs dunaires, pour aussi importants qu’ils soient, ne couvrent qu’à peine plus du tiers de l’ensemble de la superficie totale. Parfois parsemés d’une végétation maigre, rare et sporadique, ils sont difficilement pénétrables. Ailleurs, le sol se présente soit sous forme d’immenses plaines totalement arides, comme le Tanezrouft, désert parfait, soit sous forme de vastes plateaux rocailleux, comme les hamadas du Guir et du Draa, burinés par de multiples ravins désolés, comme au M’Zab, ou encore bordés de puissantes corniches abruptes comme le Tademaït ou le Tassili N’Ajjer. Enfin, la partie méridionale est formée par un vaste dôme de roches cristallines surmonté de reliefs volcaniques culminant à près de 3 000 mètres : le Hoggar, dont les sommets connaissent la neige.

           Sur cet immense territoire vit une population aussi diverse que peut l’être celle de l’Europe occidentale, mais dont le total ne dépasse pas 580 000 personnes, soit un peu moins que dans le département de l’Ille-et-Vilaine. Pour les autochtones, qui constituent la presque totalité du peuplement, il n’existe pratiquement qu’un dénominateur commun : la religion musulmane, qu’une obsession commune : l’eau, source de vie. Là ou l’eau est assez abondante pour créer et entretenir une oasis, s’entassent les sédentaires, comptant une forte proportion d’hommes de couleur, descendants d’esclaves importés jadis d’Afrique noire. Ainsi les seules régions du nord-est (El-Oued, Touggourt, Ouargla) rassemblent environ 250 000 Sahariens, soit près de la moitié du chiffre global. Paisibles, industrieux, ouverts au progrès, ils luttent avec acharnement et résignation contre les menaces d’épuisement des nappes d’eau, l’appauvrissement des sols, l’envahissement des jardins par le sel et le sable. Insuffisamment employés par les travaux de l’agriculture, ils émigrent volontiers, temporairement, vers l’Algérie et même la métropole et fournissent à la nouvelle économie saharienne une fraction importante de la main-d’œuvre non spécialisée.

           Entre les oasis, les nomades se déplacent avec bagages, familles et troupeaux, en quête de pâturages. En général, d’origine arabe et de race blanche, ils sont plus nombreux dans la partie septentrionale du Sahara, la où les précipitations annuelles entretiennent une certaine végétation. Souvent ils possèdent à l’oasis une palmeraie et des jardins, que cultivent les métayers sédentaires. Ouled Sidi, Cheikh de la région d’El-Abiod, Douis-Ménia du Guir, Réguibat de Tindouf, Larbaà de Laghouat, Chaamba de Metlili, Rebaïa du Souf, Saït Otba, Béni Thour et Mekhadma de Ouargla, pour ne citer que les plus importants numériquement, représentaient jusqu’à ces temps derniers la classe sociale dominante. Libres et fiers, méprisant les sédentaires, ils ignorent les frontières administratives, les limites d’États barrant artificiellement zones de parcours et de pâturages. Une mention spéciale doit être faite pour les Touaregs du Hoggar et des Ajjers. D’origine berbère, ils sont les seuls nomades à parler un dialecte berbère. Moins de 9 000 au total, dont 6 000 pour le Hoggar, y compris les vassaux et les serviteurs noirs. Autrefois, uniquement guerriers ils ont conservé de leur splendeur passée une grande noblesse d’allure et un certain mépris pour le travail manuel. De caractéristiques différentes, les Mozabites de la région de Ghardaïa, descendants de musulmans schismatiques qui transportèrent jadis leur communauté dans un cadre particulièrement déshérité pour fuir les persécutions religieuses dont ils faisaient l’objet dans le Thell, étendent leur influence sur l’ensemble du Sahara. Intelligents, pacifiques, laborieux, pieux, d’une extrême rigueur pour tout ce qui concerne les mœurs, les coutumes, les affaires publiques, le respect de la loi et des engagements. Ils sont surtout négociants et transporteurs. Émigrant temporairement dans les principaux centres du Sahara et les villes d’Algérie, ils s’y établissent généralement comme épiciers, marchands de tissus. Ils sont également attirés par les professions libérales. L’argent patiemment amassé dans le négoce, hors du M’Zab natal, est consacré dans la Pentapole à la construction et à l’embellissement d’élégantes et confortables demeures qu’environnent de riches palmeraies et de luxuriants jardins, minutieusement aménagés, entretenus et irrigués.


Un passage difficile

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           Pour répondre aux besoins d’administration de cette immense région, dont la frontière méridionale n’épousant aucune ligne de partage ethnique ou géographique, est la conséquence d’une conquête progressive accomplie à partir du Maghreb et de l’Afrique noire, la loi du 24 décembre 1902 et le décret du 14 août 1905 avaient créé, délimité et organisé les territoires du Sud algérien. Au nombre de quatre, ils étaient divisés en communes mixtes et indigènes placés sous l’autorité d’administrateurs des communes mixtes, dans la frange septentrionale, et sous celle d’officiers des affaires indigènes, dans le reste du Sahara. Cette organisation administrative, complétée par une organisation militaire souple, à base de compagnies sahariennes formées de commissionnés sahariens, a permis pendant plus d’un demi-siècle d’assurer à peu de frais l’administration, la police, la sécurité, la liberté des communications, la tranquillité publique et la surveillance des zones frontières. Responsable d’une population paisible dans l’ensemble, le fonctionnaire civil ou l’officier régnant sur un vaste territoire, remplissait des charges qui en faisaient, tour à tour, un administrateur, un conseiller, un policier, ou un juge au premier degré.

           Mais les populations sahariennes ne pouvaient demeurer étrangères aux courants d’idées, ainsi qu’à l’évolution générale qui apparût après la guerre de 1939-1945. La loi du 20 septembre 1947, portant statut organique de l’Algérie, prévoyait la suppression des territoires du Sud algérien et leur remplacement par deux départements. Pas plus qu’en Algérie, cette loi ne reçut d’application au Sahara, et les territoires ne furent supprimés et remplacés par de départements, arrondissements et communes que par les décrets du 7 août 1957 et 20 septembre 1958. Cette réforme paraissait d’autant plus nécessaire qu’à cette époque un Sahara moderne se superposait au Sahara traditionnel. Les prospections minières, les recherches d’hydrocarbures, la création de centres d’exploitations de gaz et produits pétroliers, l’installation de centres de recherches scientifiques, déclenchaient des mouvements considérables de populations, l’afflux de savants, ingénieurs, techniciens, chercheurs, ouvriers, venant d’Algérie, de métropole, ainsi que de divers pays étrangers. Dans le même temps, des aérodromes étaient aménégés des routes construites, des agglomérations nouvelles édifiées. Véhicules de toutes sortes se mettaient à sillonner routes et pistes, transportant des matériels que n’avaient jamais vus les paisibles Sahariens. D’immenses intérêts entraient en jeu, la légère administration du Sahara traditionnel n’était plus en mesure de faire face aux énormes besoins d’une région en plein essor.


Le Fech-Fech, indétectable, ne ménage ni le matériel ni les équipages

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           Pour sa part, la Gendarmerie ne pouvait rester étrangère à ces profondes modifications. Dès 1951, elle installait ses premières unités dans le piémont de l’Atlas saharien ; Colomb-Béchar, Kenadsa, puis Laghouat, Béni-Ounif, Touggourt. L’objectivité conduit à reconnaître que ces premières créations ne rencontrèrent pas l’approbation unanime des autorités locales. L’apparition des képis noirs à grenade blanche semblait, pour beaucoup, coïncider avec la fin d’une époque. Par ailleurs, les chefs de corps d’Algérie, dont relevaient les premières brigades sahariennes, entièrement absorbés à partir du 1er novembre 1954 par des tâches prioritaires dans le nord, n’eurent pas le loisir d’étudier une organisation cohérente de la Gendarmerie au Sahara. Profitant de la réorganisation administrative de 1957-1958, le général commandant la Gendarmerie en Algérie soumettait au ministre un plan, qui, approuvé dans son ensemble, devait donner naissance en février 1958 à l’organisation actuelle de la Gendarmerie au Sahara. Il s’agit d’une architecture classique : à la tête un groupement autonome, formant corps, dont le poste de commandement (P.C.) a été transféré en octobre 1961, d’Alger à Reggan, au moment de l’installation dans ce camp du siège de la région militaire du Sahara. Dans chaque département, un sous-groupement, dont le chef est situé à l’échelon du préfet et du commandant de zone. Le sous-groupement de la Saoura, à l’ouest, comprend deux compagnies, Colomb-Béchar et Adrar, onze brigades, deux postes et un peloton porté ; le sous-groupement des Oasis, à l’est, comprend quatre compagnies : Laghouat, Ghardaïa, Ouargla, Touggourt, dix-neuf brigades, huit postes et deux pelotons méharistes. Cette organisation s’est révélée satisfaisante. Elle peut, pour la densité brigade-population, soutenir la comparaison avec l’organisation métropolitaine : une brigade pour 19 200 habitants (métropole : une brigade pour 12 500 habitants environ). Par contre, les circonscriptions des unités sont, en moyenne, 420 fois plus vastes (Sahara : une brigade pour 67 300 km² ; métropole : une brigade pour 160 km², environ).

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           Cette notion d’espaces infinis, qui apparait en filigrane à l’examen de tous les problèmes sahariens, n’a pas manqué de soulever d’én0rmes difficultés lorsqu’il s’est agi de mettre en place ces unités nouvelles. Aussi, convient-il de rendre un juste hommage aux pionniers de l’Arme, qui, n’ayant du Sahara qu’une connaissance livresque, se sont attaqués avec hardiesse et ténacité aux innombrables obstacles s’offrant à eux. Tout d’ab0rd, ils ont eu à lutter contre la tendance à « l’ensablement », née d’une peur instinctive et compréhensible du désert. Au Sahara une nature hostile, un climat excessif sanctionnent impitoyablement toute erreur. Et le plus souvent cette sanction c’est la mort qui frappe chaque année quelques imprudents. En février 1962, encore, deux fonctionnaires, égarés sur le Tademaït, l’ont trouvée, faute d’avoir dans leur véhicule une réserve d’eau suffisante. Ensuite, il a fallu apprendre au personnel à adapter et utiliser au mieux de ses possibilités un matériel soumis à de rudes épreuves. Enfin, une persévérance obstinée a dû être déployée pour obtenir que les brigades prennent rapidement racine dans un milieu humain hétérogène et nouveau pour elle. Il ne paraît pas présomptueux d’affirmer que ces efforts ont été couronnés de succès. À l’heure actuelle, chaque unité est en mesure de nomadiser et nombreuses sont les patrouilles qui sillonnent les immenses circonscriptions, souvent hors de toute piste, de tout chemin tracé ou même reconnu, pour exercer cette « surveillance continue », essence du service de la Gendarmerie.

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           Après cette inévitable période d’adaptation, les unités dont l’équipement avait été simultanément renforcé et perfectionné, se sont trouvées en mesure de remplir leurs missions organiques : veiller à la sûreté publique et à l’exécution des lois.

           Dans le domaine judiciaire, il convenait d’exercer une action plus éducative que répressive, dans un milieu où la criminalité est faible, ainsi que le fait apparaître l’examen de la statistique générale annuelle du service, qui indique en ce qui concerne l’année 1960, une action délictueuse constatée par la Gendarmerie pour cent trois habitants en métropole-Algérie et une pour deux cent vingt-trois habitants seulement au Sahara. L’insuffisance quantitative des juridictions de droit commun confère au gendarme une large initiative, dont il use avec sagesse. Il n’y a en effet au Sahara aucun tribunal de grande instance, aucun procureur de la République, le territoire étant divisé judiciairement en trois circonscriptions rattachées aux parquets de Mascara, Blida et Batna. Quatre juges d’instance professionnels seulement siègent à Laghouat, Touggourt, Ghardaïa et Colomb-Bechar. C’est dire que dans la plupart des cas il est pratiquement impossible de prendre l’attache préalable d’un parquet pour faciliter le règlement d'une affaire délicate. C’est dire aussi qu’il est imposé au personnel d’interminables transfèrements entraînant des jours, et parfois des semaines d`absence.

           La police administrative incombe presque entièrement à la Gendarmerie, seules quatre villes du Sahara étant dotées d’un corps de gardiens de la paix. La police de la route a exigé très rapidement une intensification des efforts dans la mesure où le kilométrage des routes goudronnées (2 245 kilomètres au 1er avril 1962) était progressivement étendu et où l’essor économique du Sahara entraînait des transports par route ou par piste de plus en plus importants en tonnage (700 000 tonnes transportées en 1961) et en valeur des marchandises transportées. Les espaces infinis et la faible densité de circulation engendrent une impression trompeuse de sécurité. Le bilan des accidents est bien inférieur à celui de la métropole, mais atteint cependant des chiffres que ne laisserait pas soupçonner la situation d’un réseau loin de la saturation : cinq cent quarante-sept accidents ont été constatés en 1961. La Gendarmerie assure également la police des aérodromes et le contrôle des frontières (cinq postes statiques et un peloton monté).

           La police militaire et l’administration des réserves n'absorbent qu’une faible part des activités du personnel. Les Sahariens n’ayant été soumis à la conscription qu’à partis de 1961 et n’ayant jamais été appelés sous les drapeaux, l’insoumission est pratiquement inexistante. Les cas de désertion parmi les militaires de carrière des unités sahariennes, aux fortes traditions, sont également très peu nombreux.

           Par contre la Gendarmerie a pris sa large part des opérations de rétablissement de l’ordre, notamment dans la frange septentrionale, où, au cours des années 1956, 1957 et 1958 elle a efficacement participé à la neutralisation de l’infrastructure rebelle. Son action lui a valu cent soixante-douze citations, dont cinq à l’ordre de l’armée, pour un effectif moyen de quatre cent cinquante hommes. Deux escadrons de Gendarmerie mobile détachés de métropole au Sahara ont également participé à la lutte avec une technique éprouvée, et les protestations émises par les autorités militaires et administratives lorsqu’en mars dernier un de ces deux escadrons a été transféré en Oranie constitue une preuve élogieuse de l’efficacité obtenue par ces deux unités.

           Mais l’action du gendarme au Sahara ne se limite pas à ces domaines organiques. Vivant au milieu d’une population simple et dont il a su conquérir la confiance, il est tout naturellement amené à sortir de ses attributions strictes pour régler un litige, donner un conseil, infliger une réprimande. Parfois huissier, infirmier, gérant de gîte d’étape, distributeur d’essence, écrivain public, dépanneur, il n’a qu’un but : « servir ».

Source :

GENDARMERIE NATIONALE
Revue d’études et d’informations
n°115 – 1er trimestre 1978