Le Sahara algérien qui, administrativement, porte le nom de « Territoires du Sud » couvre une superficie d’environ deux millions de km², soit quatre fois celle de la France. Il ne constitue pourtant qu’une partie de l’immense désert qui va de l’Atlantique à la Mer Rouge et de la Méditerranée au Tchad.

           Le voyageur qui se propose de parcourir le Sahara s’attend, s’il fait appel à ses seuls souvenirs scolaires, à ne rencontrer que du sable, des palmiers et des chameaux. C’est là l’image classique illustrant les manuels de géographie de notre enfance. Ce même voyageur, au bout de quelques étapes, sera fort étonné de constater que la monotonie et l’uniformité auxquelles il s’attendait ne sont qu’apparentes.
           Certes, il verra du sable ; le grand Erg Oriental et le grand Erg Occidental qui, au gré du vent, lancent leurs vagues dorées à l’assaut des oasis, sont là pour le prouver. Mais il y a autre chose. Il y a les « regs », immenses plaines alluviales, sur lesquels on roule confortablement à 90 ou 100 à l’heure. Il y a la tôle ondulée, qui se présente sous la forme d’ondulations régulières et perpendiculaires à l’axe de la piste et sur laquelle personnel et matériel sont soumis à rude épreuve. Il y a les massifs tourmentés et souvent hostiles, mais toujours d’une rare beauté, du Tassili, des Ajjers et du Hoggar dont certains pics culminent à plus de 3 000 mètres. Le sommet du massif de l’Asekrem sur lequel le Père de Foucauld avait installé un de ses ermitages se trouve à 2 700 mètres d’altitude. Il y a les « hammadas », sortes de plateaux couverts de pierres noires calcinées par le soleil, où le regard se perd à l’infini. Il y a les oueds, ces rivières mortes qui, subitement, se transforment pour quelques heures en torrents impétueux ravageant tout sur leur passage pour se perdre dans les sables. L’oued Guir, en période de crue, peut atteindre dans la région d’Abadla, près de Colomb-Béchar, une largeur variant de trois à sept kilomètres.

           Il y a les nuits glaciales en hiver, la neige parfois, les journées torrides du cœur de l’été, les vents de sable. Il y a le Touareg vêtu de bleu qui, solitaire, allant on ne sait où, vous salue fièrement de la main. Il y a enfin le miracle de l’eau faisant surgir au détour de la piste une « guelta » blottie dans un creux de rochers; ou l’oasis que le voyageur, harassé ct assoiffé, appelle de tous ses vœux. Là, l’étonnement est encore plus grand de découvrir pêchers et amandiers, champs de blé, jardins potagers, fleurs de toutes natures.
Tout ceci fait que le Sahara, pays de contrastes par excellence, se présente au voyageur sous des aspects très divers qui ne manquent pas de le séduire.

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LES PISTES

           Ces contrées sauvages mais combien attachantes ont pourtant été occupées, pacifiées et mises en valeur par les pionniers qui, depuis la première traversée du Sahara par la mission Fourreau-Lamy, en 1898, ont peiné pour construire le réseau initial des pistes sahariennes que, sous l’égide du gouvernement général de l’Algérie, le Service du Génie des Territoires du Sud est aujourd’hui chargé d’entretenir et d’améliorer.
           À l’heure actuelle. le réseau de pistes du Sahara algérien, d’environ 15 000 km, est essentiellement constitué par des axes de pénétration et par quelques transversales :
— la piste de Gao par Colomb-Béchar, Adrar et Bidon V (2 000 km) dont l’entretien est confié au « Méditerranée-Niger » ;
— la piste impériale du Hoggar par Ghardaïa, In-Salah. Tamanrasset et In Guezzam (2 500 km) dont l’entretien incombe à la 1ère Compagnie saharienne du Génie ;
— la piste des Ajjers par Ghardaïa ou Touggourt, Ouargla, Fort Flatters, Fort Polignac ou Amguid. Djanet et In Ezzan (2 000 km) avec embranchement sur le Fezzan, dont est chargée la 2ème Compagnie du Génie.
Outre ces grands axes, il existe de nombreuses transversales dont les plus importantes sont : El G0léa—Timim0un—Adrar ; In Salah – Aoulef – Adrar ; Colomb Béchar — Tindouf ; Tamanrasset – Fort Gardel—Djanet et d’autres encore.
           Cette sèche énumération permet aisément d’imaginer à quelles difficultés peuvent se heurter les Compagnies sahariennes du Génie pour assurer, dans de bonnes conditions, l’entretien d’un pareil réseau. À ces difficultés sont venues s’ajouter, depuis quelques années, celles provoquées par la nature elle-même. Le Sahara subit en effet un cycle pluviométrique croissant qui se traduit par des dégâts importants affectant non plus quelques points bien localisés, mais souvent des tronçons entiers de pistes. Quand on saura qu’il est tombé sur certaines régions plus de 45 mm d’eau en quelques heures, on pourra se faire une idée exacte des dégâts occasionnés par de pareilles averses.

           En effet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsqu’on parle du Sahara, on est obligé de constater que l’eau est le pire ennemi du constructeur de pistes. Ennemi en raison de sa rareté, car il faut souvent aller la chercher fort loin pour assurer l’alimentation des travailleurs et, quand la chose est possible, assurer le ravitaillement des chantiers. Ennemi aussi quand elle est trop abondante et non domestiquée, car alors les oueds coulent avec violence, anéantissant le travail de plusieurs mois. C’est contre cet ennemi, auquel viennent s’allier le vent de sable et la tôle ondulée, que, sans répit, pendant neuf mois sur douze, lutte le sapeur saharien.

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           C’est en 1944 que fut créée la 1ère Compagnie saharienne du Génie. Cette compagnie tint, si l’0n peut dire, garnison d’ab0rd à Laghouat puis à El-Goléa. Deux ans après une 2ème Compagnie saharienne, avec résidence à Ouargla, prenait à son compte tous les travaux de l’axe des Ajjers, laissant le Hoggar à son aînée.
           Ces unités sont des compagnies-cadres, qui travaillent presque exclusivement au profit du secteur civil. Les moyens dont elles disposent proviennent soit de l’autorité militaire en ce qui concerne le personnel et une partie du matériel, soit du gouvernement général de l’Algérie pour ce qui est des crédits nécessaires à la réalisation des travaux et à l’acquisition des matériels complémentaires. Les officiers, sous-officiers et sapeurs qui les composent – une centaine par compagnie – se repartissent en chantiers tout le long des axes qui leur sont confiés. Ils recrutent sur place la main-d’œuvre et disposent d’un important matériel de travaux publics : camions-bennes, tracteurs, bulldozers, loaders, scrapers, motorgraders, etc.
           Jusqu’à ces dernières années, en raison du nombre peu élevé des véhicules circulant sur les pistes et de l’insuffisance des crédits, les travaux effectués se limitaient au balisage, à la construction de radiers ou de banquettes empierrées destinés à faciliter le franchissement des oueds et des passages trop mous (bancs de sable ou de fech-fech), à l’amélioration de la circulation dans les « akbas », à l’entretien (désensablement, comblement des flaches et des ravineaux) et surtout à la lutte contre la formation de la tôle ondulée. Exception faite toutefois du tronçon Laghouat – Ghardaïa (203 km) qui fut bitumé en quelques années par la 1ère Compagnie, tous ces travaux ne présentent qu’un caractère provisoire. Il faut sans cesse les reprendre pour n’obtenir à grands frais et avec beaucoup de peine que des résultats décevants.

           Le développement des prospections pétrolières, des recherches minières, des transports commerciaux et aussi du grand tourisme, a eu pour conséquence de faire du Sahara un lieu de plus en plus fréquenté. Il n’est pas rare, à l’heure actuelle, au cours d’une étape de 3 à 400 km, de rencontrer sur son chemin une bonne douzaine de véhicules de toutes natures. Le tonnage transporté s’est, lui aussi, accru dans des proportions considérables. Pour fixer les idées dans ce domaine, il suffit de citer en exemple le tronçon Ghardaïa-El-Goléa (320 km) de la piste du Hoggar. Fin 1952, le trafic mensuel sur ce parcours s’élevait à un millier de tonnes environ, les véhicules utilisés pesaient de 4 à 7 tonnes en charge et roulaient à une vitesse de 40 à 50 km/h. À l’heure actuelle, ces chiffres sont portés à 6 000 tonnes transportées par des camions pesant jusqu’à 40 tonnes et circulant à 60 et parfois même 70 km/h.
           Tout cela n’allait pas sans provoquer de graves dégâts aux pistes qui, à l’origine, n’avaient pas été prévues pour résister à un tel trafic ni sans mettre le Génie saharien dans une situation difficile car, eu égard aux moyens dont il dispose, il ne sera bientôt plus en mesure de faire face aux tâches sans cesse accrues qui lui incombent.

           L’idéal serait de pouvoir doter les tronçons de pistes les plus fréquentées d’un tapis de roulement constitué par un revêtement bitumineux. Mais il s’agit là d’une solution onéreuse qui, faute de moyens financiers suffisants, n’a pu être mise en pratique sur une grande échelle. Le prix de revient du kilomètre de piste ainsi traité s’établit entre 4 et 5 millions, et cela s’explique si l’on songe que le prix du transport d’une tonne de fret varie de 16 000 à 60 000 francs, suivant qu’elle est acheminée d’Alger sur El-Goléa ou sur Tamanrasset.
           Les produits hydrocarburés, et même l’eau, sont donc payés fort cher lorsqu’ils sont rendus à pied d’œuvre. C’est pourquoi l’exécution de travaux présentant un réel caractère définitif constitue à l’heure actuelle encore une exception. Le constructeur de piste est mis dans l’obligation de trouver sur place les matériaux dont il a besoin, sacrifiant ainsi la qualité de l’exécution du travail à l’abaissement du prix de revient.

Malgré ces difficultés, les efforts du Génie saharien tendent vers la mise en application de techniques éprouvées et vers la réalisation de travaux durables. Déjà, les 1ère et 2ème Compagnies sahariennes ont récemment mis en place des revêtements hydrocarbonés dans les secteurs d’El-Goléa et de Ouargla. Ces réalisations peuvent paraître bien timides car leur développement n’est que d’une quinzaine de kilomètres. Elles n’en marquent pas moins la volonté des sapeurs de faire un travail durable. Cet effort, qui se traduit en définitive par des parcours sur lesquels conducteurs et passagers retrouvent le confort des routes françaises, vient s’ajouter à ceux déjà fournis par les Sahariens qui, les premiers, ont jalonné, aménagé et, dans certains cas, bitumé les premières pistes sahariennes...

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LE B.I.A.

           Mais avec les pistes sahariennes ne s’arrête pas l’activité du Génie des Territoires du Sud. Une 3ème Compagnie a été créée il y a exactement un an à Colomb-Béchar. Cette unité a pour mission de participer intimement à l’œuvre de mise en valeur que, par l’intermédiaire du Bureau Industriel Africain (B.I.A.), la France entend poursuivre au Sahara. Le B.I.A., organisme public métropolitain, a été créé pour assurer, dans les territoires sahariens du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, la constitution et le développement d’ensembles industriels destinés à mettre en valeur les ressources de ces territoires. Par son intermédiaire, certaines collectivités publiques ou privées (Bureau des Recherches minières, Houillères du Sud Oranais, par exemple) font appel à la 3ème Compagnie saharienne du Génie, qui joue alors le rôle d’une entreprise de travaux publics soucieuse d’abaisser au maximum ses prix de revient et travaillant sans réaliser de bénéfices.

           Les Compagnies sahariennes du Génie sont des formations purement militaires qui, travaillant sous l’uniforme, contribuent à assurer le prestige et la permanence de la présence française au Sahara. Elles ne sont pas les seules puisque Légionnaires, Méharistes, Fantassins, Tringlots, enfin tous ceux qui portent la Croix du Sud, le képi bleu ciel et les pattes d’épaules rouges, insignes distinctifs des troupes sahariennes, participent également à cette mission.
           Les Compagnies du Génie symbolisent en outre la mise en application pratique de cette volonté de coopération Armée-Nation qui, chaque fois qu’elle a été réalisée, a donné des résultats si fructueux…


TRAVAUX PUREMENT MILITAIRES

           Aux activités qui viennent d’être définies, il faut ajouter celles propres à la Direction et de ses trois Arrondissements qui, en théorie du moins, sont identiques à celles de toutes les directions de travaux et de tous les arrondissements de la Métropole. Dans ce domaine, le rôle du Service du Génie consiste à gérer, à entretenir et à améliorer les bâtiments et terrains affectés au Département de la Guerre. Il a également à sa charge la construction de bâtiments, de logements de cadres, garages, terrains d’aviati0n, installations hygiéniques et sanitaires, électricité, chauffage central, conditionnement d’air, etc.
           La règle pour la réalisation de ces travaux consiste à étudier le projet technique des installations à construire, puis, après un large appel à la concurrence, de passer un marché avec une entreprise spécialisée présentant toutes les garanties désirables. En pareil cas, les officiers du Génie jouent le rôle d’architectes. Cette méthode ne pouvant pas toujours être appliquée dans les territoires du Sud – hormis le cas de Colomb-Béchar où l’exécution de vastes programmes de travaux pour le compte du Ministère de l’Air a attiré quelques grosses entreprises et, par conséquent, permet d’opérer suivant des méthodes classiques – le Service du Génie doit, dans la presque totalité des cas, être son propre entrepreneur.
           À l’heure actuelle, comme par le passé, la Direction du Génie Sud, dont le chiffre d’affaires dépassera largement cette année le milliard, peut être fière de son activité. En particulier, à Colomb-Béchar où, pour le compte du Centre Interarmées d’Essais d’Engins Spéciaux, ont été réalisés, à des prix intéressants et en quelques années seulement, d’importants programmes de logements de cadres, une piste d’envol pour avions lourds de 2 km de long sur 60 m de large, de nombreuses installations techniques et un casernement…

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           Avant d’en terminer avec ce bref exposé, il convient de souligner le fait que les Compagnies et les Arrondissements travaillent en liaison étroite et constante, ce mariage intime de l’Arme et du Service qui constitue l’un des traits caractéristiques du Génie saharien étant extrêmement fécond.

Il faut aussi mentionner de façon toute spéciale l’extraordinaire climat de confiance, de solidarité et d’amitié qui existe entre les Sahariens. Qu’ils soient civils ou militaires, tous forment une grande équipe et il suffit de faire appel aux souvenirs de ceux qui ont bénéficié de l’« hospitalité saharienne » pour en avoir une confirmation éclatante. Dans ce domaine, le Sapeur occupe une place de choix, car les chantiers du Génie sont bien connus sur les pistes du Sud.
           Pour conclure, on peut affirmer que le Sapeur saharien mène une vie rude mais passionnante, car il sait que, si « le Sahara écrase les faibles, il exalte les forts ». Libéré du cadre étroit de la vie de caserne, son esprit d’initiative s’épanouit librement. Croyant en sa mission et comprenant toute la grandeur de l’œuvre à laquelle il participe, à force d’énergie et de volonté, il « ouvre la route ».
           Soutenu par l’exemple de ses prédécesseurs, les Foucauld, les Laperrine, pour ne citer que les plus illustres, il a foi en l’avenir de la France au Sahara et justifie une fois de plus la belle devise de son Arme :
« Souvent construire, parfois détruire, toujours servir. »

 

Source :

LE BLED
N° 1 – 25 décembre 1955