LES BAT’ D’AF’


       Pour avoir servi aux Bat’ d’Af’ de 1957 à 1960, je suis en mesure d’en parler… au risque de choquer. Il n’est pas facile en effet de témoigner sur ce sujet : on ne peut faire comprendre ces souvenirs qu’à ceux qui les ont partagés, et c’est à ceux-là précisément qu’il est inutile de les rappeler. Tous les autres, et en particulier tous ceux qui n’ont jamais vécu de commandements difficiles, peuvent crier à l’affabulation. Je leur demande pourtant de me croire. Sans doute en écrivant une page d’histoire moins belle que les grandes épopées de notre armée, suis-je ma propre dupe en attirant l’attention sur moi. Je ne suis cependant pas un cas d’espèce puisque des milliers d’officiers ont vécu les mêmes aventures pendant les 135 ans d’existence des bataillons d’Afrique.
Les unités de répression pour les militaires de mauvaise conduite existaient déjà sous la Royauté, l’Empire et la Restauration, mais ce n’est qu’en 1832 qu’apparurent les unités de discipline, sous leur nom définitif. En réalité il exista trois types de corps de discipline militaire. Il y avait les Bat’ d’Af’ dont les soldats appelés Zéphyrs puis Joyeux, avaient purgé une peine d’emprisonnement avant leur incorporation. Il y avait les Exclus qui, ayant subi une peine infamante et ayant été jugés indignes de porter les armes, effectuaient leur service sous la forme de travaux forcés : essentiellement terrassements et construction de routes. Et enfin il y avait les Camisards qui, pour avoir commis des fautes graves et répétées, étaient regroupés dans des compagnies spéciales de discipline ; ce sont à ces véritables pénitenciers, célèbres par leurs sévices, que l’on a donné le nom de Biribi, en référence sans doute au jeu de roulette italien : les Camisards avaient perdu à la roulette de la vie. Dans l’imagerie populaire, Biribi, lieu de souffrance, fut associé à l’ensemble des Bat’ d’Af’ (1).
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(1). Pendant la guerre d’Algérie, la compagnie spéciale stationnait à Tinfouchy, à mi chemin entre Colomb-Béchar et Tindouf, et y recevait les disciplinaires de toutes les armées. À la fin de la guerre elle fut rapatriée au fort d’Aïton, en Savoie et prit le nom de 50° compagnie d’instruction ; elle sera dissoute en 1976.

      Historiquement on peut définir trois périodes dans l’existence des bataillons d’Afrique. La première, la plus longue, s’étend de 1832 à 1918. Au début de la conquête de l’Algérie, trois bataillons d’infanterie légère d’Afrique – les BILA – furent crées avec les têtes brûlées de l’armée. En 1836, une ordonnance royale décida que ces unités recevraient des militaires ayant été condamnés à une peine supérieure à trois mois de prison. Ces BILA n’en devinrent pas pour autant des corps disciplinaires : c’était des corps d’épreuve dont tous les soldats pouvaient revenir dans la troupe régulière après six mois de bonne conduite ; leur encadrement était choisi : en 1832 c’est un Polytechnicien qui commandait le 2ème bataillon. Ces soldats furent parmi les plus méritants, car ils se battaient en artistes, sans aucun espoir de récompense : on n’allait tout de même pas décorer un homme condamné par la justice de son pays ! Leur valeur et leur résistance les désignaient pour des campagnes difficiles, souvent aux côtés de la Légion Étrangère, et leur exploit le plus connu fut la résistance héroïque de la compagnie du capitaine Lelièvre assiégée par Abd el Kader à Mazagran en février 1840 (2). Les Bat’d’Af’ participèrent à toutes les campagnes extérieures : au Mexique avec le commandant D’Ornano, mais aussi au Tonkin, à Formose, au Dahomey… Ils se couvrirent de gloire pendant la guerre de 1870. En 1889, la loi sur le recrutement prescrivit l’incorporation dans les BILA de tous ceux qui, à l’appel de leur classe, se trouvaient détenus dans un établissement pénitentiaire. Dès lors les effectifs atteignirent 9 000 hommes répartis en cinq bataillons. Ce sont ces hommes qui se battirent brillamment pendant la première guerre mondiale (3), faisant obtenir au 3ème BILA la fourragère rouge de la Légion d’Honneur, au 1er BILA la fourragère aux couleurs de la Médaille Militaire, et au 2ème BILA celle aux couleurs de la croix de guerre.
       La deuxième période va de 1918 à 1940 et comporte une double face. Lorsqu’un bataillon était engagé en opérations, comme le 3ème BILA au Maroc dans la région du Tafilalet, il constituait une troupe de qualité et les places d’officier y étaient recherchées ; les soldats en avaient conscience, et c’est avec fierté qu’ils se présentaient « chasseur léger untel », et défilaient à un pas de chasseur accéléré… parce que léger ! Par contre lorsque les bataillons restaient dans leurs garnisons d’Algérie ou de Tunisie, situées dans des régions très inhospitalières – dont la célèbre Tatahouine – l’ambiance était toute différente, par suite du régime, parfois inhumain infligé aux Joyeux : on peut citer les sévices du tombeau où on enfouissait le puni dans le sable la tête seule sortant du trou sous un soleil ardent, ou celui de la crapaudière où le puni était attaché à plat ventre, pieds et mains fixés ensemble derrière le dos. Il s’ensuivit des décès dont la presse s’empara. Et c’est ainsi que des auteurs comme Albert Londres, Pierre Mac Orlan, Georges Darien ou Jean Genet firent paraître des récits hauts en couleur où l’imaginaire trouvait à satisfaire toutes les pulsions émotives, romanesques ou morbides.
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(2). Pour la petite histoire, signalons que c’est un nommé Binder, chef de fanfare au 3ème BILA qui composa la chanson un peu irrévérencieuse sur la légendaire casquette du père Bugeaud.
(3). Avec souvent des missions délicates pour les unités classiques, celles de nettoyeurs de tranchées.

      La dernière période, caractérisée par une diminution progressive des effectifs débute en 1940, avec une intervention tardive des Bat’ d’Af’ sur le sol français, et plus tard en 1953 une participation à la guerre d’Indochine ; elle se termine avec la dissolution complète en 1972. Le dernier bataillon, le 3ème BILA, avait quitté Tatahouine en 1956, après l’indépendance de la Tunisie, pour rejoindre Tindouf dans l’ouest saharien, puis Fort Flatters en 1960. Réduit à une compagnie, il fut en 1967 à la base de Mers el-Kébir, puis à Obock en territoire de Djibouti où il sera dissous.
       Il faut bien reconnaître que pendant ces trente dernières années, on parlait peu des Bat d’Af' : c’est que leur image, à la sulfureuse réputation, était de nature à ternir celle de l’armée. De même, pour les soldats qui retournaient à la vie civile, il valait mieux taire ce passé. Quant à l’encadrement, son affectation au BILA équivalait pour certains officiers à une sanction pour faute où comportement douteux. Aussi disait-on tout et n’importe quoi sur ces unités, mélangeant fiction et réalité (4). Mais si l’on considère que l’armée comme la prison constituent deux piliers de l’ordre social, il faut bien admettre que les BILA se plaçaient à équidistance de ces deux entités par leur essence même puisqu’ils regroupaient des mauvais garçons qui passaient par obligation de l’une à l’autre. Un rapport américain de 1966 parle à ce sujet de « l’utilisation vénérable des institutions militaires qui fournissent aux éléments antisociaux un rôle acceptable dans les structures sociales ». Il reste qu’au sein de ce milieu si particulier, on pouvait se demander si l’on perpétuait un système punitif où perduraient abjections, crimes et châtiments ou bien si l’on inculquait un ordre social offrant une nouvelle chance à ces enfants perdus (5). En réalité tout se mêlait dans cet univers de fortes têtes, de truands, voyous, marginaux, inspirant facilement la crainte même aux gradés les plus chevronnés (6).
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(4).Récemment encore, en 2001, à la radio, une journaliste engagée parlait de l’univers concentrationnaire de Tindouf. Curieux camp de concentration où des soldats armés circulaient librement. !
(5).La notion de rachat était présente puisqu’existait la possibilité à l’issue d’un service militaire sans punition de retrouver la vie civile avec un extrait de casier judiciaire vierge.
(6).Les Bat’ d’Af’ furent un vivier pour les grands truands comme Jo Attia, ou Henri Feufeu dit Ritou le tatoué qui y séjournèrent et y recrutèrent.

      Sans que le Commandement veuille justifier mon affectation au 3ème BILA autrement que par les besoins du service, j’arrivai donc à Tindouf en juillet 1957. Petite oasis algérienne en plein cœur de l’ouest saharien, l’un des marchés avec celui de Goulimine au Maroc, des nomades R’guibat plus connus sous le nom d’hommes bleus, ce lieu était considéré comme l’un des pôles de la chaleur. La majeure partie du BILA occupait trois bordjs à Tindouf ; deux compagnies étaient détachées à la frontière marocaine, sur l’oued Draa, à 250 kilomètres au nord, dans les postes d’Oum el Achar et d’Hassi el Mounir. L’insigne du corps comportait une pagode, rappel de l’Indochine, le scorpion de Zarzis (7), et le cor de chasse dont l’embout est tourné à l’envers de celui des chasseurs classiques. La tenue des Joyeux correspondait à celle des légionnaires, notamment le képi et les épaulettes. Mais la tenue de travail comportait le port du calot violet ; le violet est une couleur à double face : tantôt elle suggère le mystère, la sagesse, c’est la couleur des évêques ; tantôt elle désigne la provocation, le deuil : pour les Joyeux, le symbole était clair, c’était la représentation de la souffrance et de la pénitence.
       Le bataillon comprenait 700 hommes, une soixantaine de sous-officiers et une quinzaine d’officiers. Si jadis les Saint-cyriens s’y disputaient une affectation, il n’en était plus ainsi, et les officiers étaient tous issus du corps des sous-officiers, de celui du cadre de réserve ou de celui du rang : ces derniers étaient majoritaires et faisaient profiter de leur expérience les jeunots comme moi. Quant aux sous-officiers, ils provenaient en presque totalité du « cadre noir », ce qui ne signifiait pas qu’ils venaient de l’école de cavalerie de Saumur, mais tout simplement des rangs du BILA ; il s’agissait donc d’anciens condamnés qui désiraient faire amende honorable en s’engageant pour faire carrière. Comme dans toutes les armées du monde, ces sous-officiers constituaient la cheville ouvrière du bataillon et donnaient en général satisfaction; il fallait cependant être attentif à leur délicate situation : anciens truands, leur attitude à l’égard des Joyeux pouvait osciller entre l’intransigeance d’un garde-chiourme, le laisser-aller d’un ancien compagnon de cellule, voire un certain protectionnisme mâtiné de chantage de type « maquereau ».
       En ce qui concerne les Joyeux, tous anciens condamnés, ils étaient difficiles à cerner, semblant porter un masque, jouer une mauvaise comédie. Leur physique parlait pour eux : il y avait les durs, marqués par les traces de bagarre ; d’autres montraient un visage chafouin de petite gouape ; d’autres encore, anciens chefs de bande ou maquereaux, formaient la classe des caïds.
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(7).Zarzis est une oasis près de Médenine ; et ce scorpion rappelle les parodies de distinctions militaires distribuées par les Joyeux comme le cafard de Médenine et la tarentule de Tidikelt.

      Comme ils arrivaient à l’armée après l’exécution de leur peine qui pouvait aller jusqu’à huit ans de réclusion, ils constituaient une troupe relativement âgée, au cœur dur et agressif. C’est qu’ils n’étaient pas heureux de se retrouver, à demi libres seulement, dans un monde qui leur semblait la continuation de leur internement : les murs étaient remplacés par le désert encore plus infranchissable, et les matons par des cadres militaires sans doute encore plus intransigeants sur la discipline. Le principal trouble consécutif à leur enfermement était à coup sûr d’ordre psychologique débouchant sur des traumatismes névrotiques. Si le sujet était en outre sexuellement désaxé, on pouvait aboutir à des situations totalement aberrantes du type concours de fellations ou de sodomisations. Rares en fin de compte étaient ceux qui avaient conservé le mythe narcissique de leur invulnérabilité pour faire partie du clan des caïds. Beaucoup au contraire n’aspiraient qu’à retourner derrière les barreaux après leur service militaire, car ils y trouvaient stabilité, gîte, couvert, et quelques distractions qui valaient mieux que tous les ennuis et contraintes d’une vie ordinaire.
       En tout cas il était bien difficile de comprendre ce qui pouvait se passer dans la tête de ces Joyeux, ces pulsions démentes, cet irraisonnement, cette obstination, ce mélange de machisme et d’infantilisme, ce rejet quasi viscéral de tout ce qui pouvait leur apparaître comme faisant partie du Bien ou de la Morale. Et à l’opposé, comme il leur était agréable de se complaire dans l’irrationnel, dans l’interdit, dans tout ce qui pouvait offusquer : « ce que je fais là me plait, pourquoi me l’interdisez-vous ? ».Gardons enfin en mémoire que ces Joyeux étaient armés, possédaient des munitions, effectuaient des opérations militaires et étaient dans l’ensemble de bons soldats ; comme quoi on peut être un mauvais civil et un bon militaire, vraisemblablement parce que les Cadres savaient faire accepter l’obéissance à ces hommes perdus.
       En illustration de mon propos, je voudrais donner quelques exemples de ce que j’ai vécu comme jeune lieutenant pendant mon séjour au BILA et en particulier au poste d’Oum el Achar que j’ai commandé pendant quinze mois.
       Ce poste se trouve dans l’angle nord ouest du Sahara algérien, avec le Maroc au nord et la Seguiet el Hamra sous domination espagnole à l’ouest. Considéré comme stratégique (8), il était en liaison radio directe avec Alger. Il était situé sur un sommet de la chaîne de l’Ouarkziz, massif qui s’étend sur un millier de kilomètres, véritable vague pétrifiée avec sa pente sud ascendante en un long tablier strié de thalwegs, sa crête hérissée d’arêtes rocheuses et son versant nord vertical tombant sur la vallée de l’oued Draa. Chaîne nue et aride, muraille de Chine naturelle défiant les siècles, faite de rocailles brûlantes, – feu de la terre ou de l’enfer –, à la fois obstacle dantesque et rempart du silence, d’une splendeur changeante et pourtant immuable.
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(8).Dans sa directive générale n°1 de décembre 1956, le général Salan écrivait que « la vallée du Draa et Tindouf méritent la plus grande surveillance… ».

      À l’aplomb du col où la piste du Maroc s’engouffrait, le poste perché au sommet de la crête, point perdu dans l’espace, était comme un nid d’aigle. Seuls pouvaient y accéder des véhicules légers ou chenillés par la piste en lacet, longeant parfois l’à pic de la gorge, gravissant la pente de biais au risque de basculer vers le bas. C’est dans ce poste dont l’effectif oscillait entre 110 et 125 personnels que j’allais vivre, seul officier, dans des conditions difficiles, un isolement total, une chaleur éprouvante (9), une absence d’eau potable (10), une garnison de têtes brûlées (11), que j’allais vivre donc une expérience qui me marquera à jamais.
       Certains mauvais pensants ne manquaient pas de s’étonner que le capitaine restait en base arrière à Tindouf pendant que sa compagnie était commandée par un lieutenant. Mais pour ce dernier quelle joie d’être le seul maître à bord de ce navire de terre ferme. Être chef de poste, quelle liberté d’action ! Libre de décider en son âme et conscience ; libre d’être tour à tour, selon les circonstances, le chef, le gendarme, le juge, le toubib, le mécanicien, le démineur… ; libre de manier la truelle pour renforcer les murs d’enceinte ; libre de casser les cailloux pour aménager la piste ; libre de patrouiller, de nomadiser ; libre aussi de se faire des cheveux blancs en six mois. Oui vraiment une grande liberté d’action.
       Ce qui me frappa à mon arrivée chez ces Joyeux du bout du monde, c’est l’abondance des tatouages, véritable carte d’identité. Le plus spectaculaire était celui de mon adjudant de compagnie, ancien bras droit de Pierre Loutrel plus connu sous le nom de Pierrot le fou, qui séjourna à Tatahouine avant de créer après la guerre le célèbre gang des tractions avant. Il était littéralement tatoué de la tête aux pieds ; autour du cou l’inscription « à découper suivant le pointillé » ; sur le dos une magnifique tête de tigre ; de nombreux dessins obscènes prenaient du relief avec la contraction des muscles ; au bas du ventre une flèche indiquait galamment « pour vous servir, Madame ». Mais surtout la poitrine s’ornait de façon inattendue d’un Christ mourant sur la croix, dont l’explication était la suivante : à la prison des Baumettes, où il purgeait huit ans de réclusion, l’aumônier lui apprit à lire, à écrire et le baptisa ; pour montrer sa foi, il transforma en Christ la belle fille nue qu’il avait sur le torse ; comme un tatouage ne s’efface pas, il avait dû ajouter du feuillage et des fleurs pour camoufler certaines parties, et rajouter une croix, modifier les bras… ; mais quand on connaissait l’histoire et qu’il gonflait ses pectoraux on distinguait nettement les seins de la blonde !
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(9) .Le thermomètre ne descendait pas pendant cinq mois de l’année en dessous de 45° à l’ombre, et l’habitat dans les baraques Filliod, en tôle, était une étuve.
(10).Le ravitaillement en eau potable depuis Tindouf avait lieu tous les mois en hiver, tous les quinze jours en été, à raison de 24 000 litres à chaque livraison.
(11). Le poste était par surcroît considéré comme poste disciplinaire du bataillon.

      Le problème principal auquel je me heurtais dès le premier jour fut celui de l’homosexualité. Certes on sait bien que dans toute communauté fermée, masculine ou féminine, des relations sexuelles existent ; de nos jours l’homosexualité est devenue une banalité officialisée par le mariage ; mais ces relations sont consentantes. Par contre dans un univers de violence et d’isolement où règne l’obsession du sexe, nous tombons dans le domaine de la contrainte. C’était bien mon problème principal, même si à l’état-major d’Alger on fit des gorges chaudes à l’égard d’un « jeune lieutenant qui s’étonnait », à l’occasion d’un rapport que je fis sur ce sujet. Mais les planqués d’Alger n’avaient sans doute jamais vu, ni vécu la situation de turpitude dans laquelle j’étais plongé (12).
       Cette situation créait en effet pour moi la crainte de la perte d’autorité, car celle-ci pouvait difficilement s’exercer 24 heures sur 24. Le jour l’encadrement se faisait obéir. Mais la nuit était le domaine des caïds, de cette graine de futurs bandits de légende. Le caïd est un cynique, un tyran qui a fait ses classes en prison : il arrive donc à l’armée avec son auréole. Il s’impose surtout sexuellement, – par la force ou par le fric (13) –, pour asseoir son autorité, le crime ne lui fait pas peur, repoussant éventuellement le règlement de compte au retour à la vie civile. Les bagarres étaient surtout provoquées pour la possession d’un girond ; un rite s’était même institué : lors de l’arrivée d’un nouveau, le choix lui était proposé entre un couteau ou une brosse ; avec le choix de la brosse, il devenait une femme, un « vase » ; alors que dans le cas contraire il se présentait comme étant de la « pointe » ; encore fallait-il qu’il soit accepté par les autres pointeurs ; et c’est là qu’intervenait une bagarre avec un adversaire désigné dont l’issue permettait de décider, une fois pour toutes, s’il « mordrait l’épaule ou la paillasse ». Ainsi se formaient des couples pitoyables où le macho rabaissait l’autre à une caricature servile, à un esclave soumis.
       La seconde difficulté de commandement était liée à cette violence innée chez les Joyeux : mélange de haine, sadisme, bestialité, pulsion de mort ; à ce vent de folie accentué par la canicule, qui les poussait aux extrémités : la désertion (14), la mutilation, le meurtre pour sauvegarder une réputation corrompue. Il fallait donc pour le chef exorciser à la fois la peur qui pouvait naître en lui à tout instant et la peur diffuse qui pouvait régner dans le poste. Pour cela il fallait oublier qu’ils constituaient toute la canaillerie du pays ; s’efforcer de comprendre l’importance des tentations et les corollaires des erreurs commises avant 20 ans, comprendre que pour certains l’intimité d’une cellule était préférable à la dureté d’une vie en collectivité et que pour d’autres, la prison était un facteur supplémentaire d’abaissement car le cynisme et le mal s’installaient en eux définitivement.
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(12). Même si, par suite de la réputation du poste due à sa situation et à sa troupe, j’eus l’honneur de recevoir les visites de grandes autorités comme le ministre Soustelle, les généraux Gribius, Salan et Challe ; pour impressionner ces autorités je constituais le poste de police à l’entrée du poste avec des gueules balafrées rébarbatives.
(13). L’un des principaux caïds du poste était un souteneur de Pigalle, qui jouait les pachas généreux.
(14) Même si faire la belle dans le désert équivalait à une mort en 48 heures.

      Je devais donc à tout prix ne pas être aux commandes d’une machine à déshumaniser davantage, en essayant de susciter leur adhésion, voire leur sympathie, et en m’efforçant de leur redonner une certaine dignité. C’est en partageant leurs travaux, y compris en cassant les cailloux, que j’obtins leur confiance ; c’est en faisant du poste un modèle de tenue et de propreté que je leur donnais un motif de fierté ; c’est en les faisant crapahuter au maximum que je leur fis accepter la discipline (15). En dernier ressort, il fallait faire évoluer côte à côte les homosexuels et les « parrains », en empêchant les humiliations et la terreur ; et enfin il fallait aider ceux qui voulaient se racheter, ni véritables voyous, ni larves humaines : certains saisissaient cette opportunité, tandis que d’autres rechutaient, entraînés par leur passé et surtout leur faiblesse – véritable aporie où les termes de justice et de vertu étaient escamotés.
       Peut-on dire que ce commandement aux marches de la démence des hommes et de la démesure du Sahara a apporté quelque chose au jeune officier que j’étais. Oui, sans doute. Si l’on considère que mon regard, ma sensibilité, cette vie un peu instinctive, m’ont permis de vaincre le quotidien et ma solitude ; si l’on estime qu’il y a réellement risque, difficulté, souffrance, douleur, rage impuissante parfois, et en même temps volonté de survivre pour gagner, atteindre l’objectif que je m’étais fixé, fut-il aux yeux de certains mythique ou dérisoire ; si l’on pense qu’il y a eu une expérience vécue inscrite définitivement dans le corps et l’esprit. Je reste persuadé que cette vie dure souvent cruelle, m’a forgé et m’a permis de croire que rien de pire ne pouvait m’arriver par la suite. Mais en même temps j’ai découvert la toute puissance de la malfaisance de l’homme qui exerce une tyrannie ; car celle ci se communique facilement aux êtres qui la subissent, et les victimes deviennent alors les plus zélés complices de leurs bourreaux.

      Terminons en chanson : « Joyeux, fais ton fourbi, pas vu, pas pris, mais pris rousti ». Tout est dit !
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(15). Il fallait les retenir au combat, tant ils voulaient montrer « qu’ils en avaient » ; par ailleurs, les opérations constituaient une bonne occasion de les fatiguer, et d’avoir la paix au retour au poste.

Général (2S) Serge DOUCERET

Source :
L’Épaulette
Association des Officiers de recrutement interne
http://www.epaulette.org/index.php?option=com_frontpage&Itemid=1


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