Les derniers chevaliers du désert

 

Les montagnes bleues de l'Ahaggar se profilent toujours sur l’insaisissable,
le rutilant poudroiement d’or qui chaque soir prépare avec faste le coucher du soleil.
À l’heure de la prière les hommes se tourneront vers l’est, du côté de La Mecque d’où viennent toutes les grâces.



Photo Wikimedia Commons


    Dans les campements bientôt les feux s’allumeront et les chèvres seront ramenées dans leurs enclos : qui sait vraiment de quoi la nuit peut être faite ?     Derrière leur voile, que pensent donc les Touareg de la marche du monde ? Ont-ils conscience de la montée des périls ? Dans un domaine plus proche de leurs préoccupations quotidiennes, en invoquant Allah envers qui ils ne furent pas toujours très fidèles, lui demandent-ils de les réunir à nouveau dans cette royale anarchie structurée d’avant les frontières des roumis ? Bien entendu ils savent maintenant ce que signifient ces lignes invisibles rendues réelles par le départ des prestidigitateurs qui les avaient créées. Mais il n’est pas certain qu’un souffle d’unité fasse frissonner l’âme des Touareg.     Le grand tobol est muet et la fédération risque de se dissoudre progressivement, dans l’indifférence d’abord, dans l’oubli ensuite. Cette fédération avait pour bastion traditionnel l’Ahaggar et ses abords. Elle couvrait une part de la Libye, du Niger, du Mali, outre le sud de l’Algérie. Elle pénétrait même dans la Nigeria, mais si au sud elle s’étendait sur les plaines ailleurs son fief traditionnel était la montagne, ce refuge ancestral des peuples persécutés. C'est bien vrai cependant qu’aucun État moderne ne pourrait supporter et a fortiori admettre qu’un groupe social de quelque importance revendique son autonomie en même temps qu’il prétende vivre sans contrôle sur le territoire du dit État. La stupidité des partages territoriaux anciens est au débit de ceux qui les ont réalisés et en aucun cas de ceux qui les ont subis.

    Aussi nos regrets concernant les Touareg sont-ils de même nature que ceux manifestés dans le monde entier par ce petit nombre d’attardés qui mettent la poésie, la quiétude et la réalisation de la personnalité au-dessus des bénéfices stupidement et exclusivement matériels dont prétend nous gaver la société de consommation.
    Pourtant, si l’on veut que l’homme ne perde pas complètement le sens de ce qu’il est, il faudrait, dans les nations souveraines comme l’Algérie, le Niger ou le Mali, prendre conscience qu’il y a à conserver le plus longtemps possible l’authenticité de ce qui est authentique. Le tourisme est sans doute important pour ceux qui en bénéficient, mais pas au point de justifier la destruction de ceux qui le subissent.

    Et puis, pour être franc, si le folklore est dans la ligne des valeurs fondamentales de l’échange culturel profond, il faut que ceux qui l’animent attirent à eux ceux qu’il intéresse. Un peuple, en dehors de ce contact, a droit au respect et c’est lui manifester peu d’amitié que d’aller bouleverser sans discernement tous les aspects de sa vie. Cela ne met en cause ni la bonne foi des visiteurs ni l’amitié des visités, mais par contre touche au problème de nos choix. Et s’agissant des Touareg il faut avouer que notre imagination reste fort subjectivée par les romanciers français et les légendes rapportées autrefois par les explorateurs. Antinéa ou Ti-n-Hinan : quelle était donc la part de la légende ? Les hommes bleus... le pays de la peur... les chevaliers du silence... De tout cela il faut certes garder pieuse mémoire mais aussi réaliser – donc admettre avec réalisme – que l'Ahaggar est en Algérie comme l’Aïr est au Niger, ou comme l’Alsace est en France.


Photo Jean-Marc Durou

    En revanche, ce qui est fondamental et sur quoi nous voudrions attirer vivement l’attention, en particulier celle des candidats au voyage, c’est le respect ethnographique que l’on doit aux peuples du monde en général et aux Touareg en particulier. Par là nous voulons dire que ce n’est pas rendre service à personne que d’acheter à tort et à travers les beaux objets marqués au sceau d’une culture quand ceux qui les possèdent ne songent pas à les vendre et que leur ancienneté comme la difficulté de les rééditer en font des pièces uniques. Nous comprenons bien et partageons le goût de tous pour les takoubas, lances, poignards, cadenas, etc., mais que représentent ces objets en Europe et que représente un campement touareg dépouillé de ce qui en faisait le charme ? C’est dans les centres artisanaux qu’il faut donc rechercher les souvenirs ; parfois fort beaux car ceux qui les réalisent ont retrouvé les recettes d’antan qu’ils maintiendront désormais. On peut d’ailleurs se demander si ce dépouillement mercantile n’est pas un signe de subversion intellectuelle dans la mesure où la confusion des genres prend ses racines dans l’écrémage superficiel des objets. Cela étant dit, l’expérience du monde moderne ne peut conduire, hormis des cas d’espèce, à admettre sans regrets – même s’ils sont vains – la disparition d’une culture qui s’était volontairement retranchée du progrès. Les Touareg n’ignoraient rien des autres civilisations qui venaient battre les flancs de leur forteresse de lave. Sans doute gardaient-ils dans leur subconscient collectif la hantise d’être réduits par d’autres à ce qu’ils ne voulaient pas être.

    Ces autres ce sont les hommes du XXe siècle qui s’efforcèrent de leur faire croire aux bienfaits du matérialisme économique. Les premiers explorateurs le savaient bien qui recherchaient exclusivement des voies de transport sans jamais trouver les paroles qui auraient convaincu les Touareg de la pureté de leurs intentions. Et de fait, après bien des péripéties, pendant quelques années de paix relative les Touareg ne connurent de nos richesses que quelques transistors à piles, des monceaux de pacotille en plastique et les stylos à bille. Ils en ont pris l’habitude et maintenant il est trop tard pour revenir en arrière. De toute façon dès qu’il s’agit d’hommes c’est aux hommes qu’il appartient de choisir. Les arguments qui pourraient décider les Touareg à se préparer à entrer dans le XXe siècle doivent tenir compte de l’attachement extraordinaire qu’ils ont pour leur pays, du choix qu’ils ont fait de conserver leur costume, leurs traditions, ce qui peut être sauvé de leur économie. Pour le reste nous devons être attentifs à ne pas proposer des concepts vides, des illusions mortelles, des projets sans réalisme. Et surtout il ne faut pas mettre les Touareg en cage, les parquer dans des réserves, les contraindre aux H.L.M. Sans doute ne sera-t-il bientôt plus possible de vivre sans être relié à quelque ordinateur dont le terminal décidera souverainement de tout sans tenir compte le moins du monde de nos désirs. Entre les planifications normatives et la belle liberté farouche des Touareg y a-t-il place pour autre chose ? On le souhaite sans en être sûr. Aussi faut-il reconnaître que les efforts réalisés pour les instruire sont la première arme qu’on leur donne pour juger par eux-mêmes.


Photo Jean-Marc Durou

    Quant aux terribles sécheresses de ces dernières années, elles font également intervenir un facteur nouveau, celui de la survie des tribus. Le monde étant ce qu’il est, il faut bien se plier à ses nécessités et l’une d’elles est l’ensemble des lois de l’échange, or les Touareg ont peu à offrir et on ne saurait les réduire au rang d’éternels assistés. Ils ont certes une sainte horreur du travail, non par paresse, sans doute, mais parce que dans leur déontologie le travail avilit. Toutefois on en a vu se livrer à des tâches manuelles et apprécier l’argent qu’ils en obtenaient en échange. Cependant il semble que les « centres de culture » ne soient pas extensibles à volonté et en tout cas à la mesure des besoins locaux. Le tourisme non plus n’est pas la panacée et selon par qui il est pratiqué il peut même se révéler franchement nocif.

    Parvenu à ce point nous avons posé tous les termes de la contradiction dans laquelle les hommes bleus se débattent. Notre cœur est serré devant notre propre impuissance et nous devons avouer qu’une fois encore les conseilleurs ne sont pas les payeurs, car c’est le jeu terrible du destin des sociétés qui apparaît entre les fibres usées des tribus touareg. Et c’est sans doute pour cela que la sauvage beauté du pays où ils vivent est si bourdonnante d’indicibles messages. Ce pays, et aussi les hommes et les femmes qui l’habitent, l’aiment et le chantent avec une fierté droite et dure comme le jaillissement figé des laves. Faut-il plaindre les derniers chevaliers des sables ? Faut-il crier à ces hommes, nos frères, que les sables cernant leur forteresse ne les protègent plus contre la dure nécessité d’évoluer, à moins d’accepter de disparaître ? Le pensent-ils ? C’est douteux. Ce qui apparaît aujourd’hui d’une façon éclatante c’est que la part de sang berbère dont les Touareg ont hérité leur a joué un bien vilain tour car c’est de lui que provient cette ivresse de l’indépendance rendue possible par la seule immensité de leur domaine. Mais dès qu’une menace se précise au limes le goût atavique pour l’anarchie prend automatiquement le dessus.

    C’est comme si leur devise invisible et non inscrite, mais terriblement réelle, était « plutôt périr que s’unir ». Et dès la pénétration, que ce soit lors de l’avance de Foureau-Lamy ou au moment de la tentative de révolte de 1917, l’union est impossible. Une chronique bien connue, celle des Kel Dinnik du Niger, suggère le même phénomène. L’« atomisation » de la société touareg sera d’autant plus facile que leur économie perd ses bases une à une et que sa reconversion ne dépend plus de leur seule volonté et du respect international de leurs coutumes.

    En définitive et pour conclure nous ne croyons pas au miracle. Au milieu de cent autres problèmes de même nature, celui de nos amis Touareg passe presque inaperçu. Ils ne sont d’ailleurs pas tous malheureux. Il y a même des Touareg heureux. Mais dans les bruits de guerre et les odeurs de pétrole qui nous assaillent, on ne peut se résoudre à voir disparaître de cœur gai ces grands diables d’hommes qui firent trembler si souvent ceux qui avaient le courage de s’aventurer sur leurs terrains de chasse. Nous avons porté sur eux des jugements sévères et ineptes parce qu’ils nous accusèrent de vouloir les soumettre et se défendirent souvent les armes à la main. Sont-ils jamais venus nous attaquer en France ?

    C’est pour cela que nous vous suggérons de regarder avec tout votre cœur, avec toute l’imagination dont votre esprit est capable, les derniers descendants d’une race qui pendant plus de vingt siècles n’a jamais accepté de se dépouiller de ce qu’elle estimait être le suc même de sa fierté : la liberté. Demain la vorace machine de l’économie moderne aura eu raison de leur courage : notre civilisation a aussi ses cancers, puisse le cœur en triompher.

    Le soleil est maintenant couché. Le feu du campement s’éteint. Le rêve sous la grande nuit s’étend jusqu’à la Croix du Sud. Il sera temps demain de retourner à ce qui reste de la montagne.


Photo Jean-Marc Durou

 

Source : Sahara toujours recommencé
Jean-Marc Durou

Auteur de nombreux ouvrages photographiques sur les déserts, il a collaboré en tant que photographe et historien du Sahara à de nombreux travaux sur les peuples nomades, notamment avec les professeurs Théodore Monod et Edmond Bernus.

Je vous conseille le site de Jean Marc sur : http://www.jeanmarcdurou.com/


Alain CHUETTE - Septembre 2011