PAROIS ET PAYS DE LA SOIF

Mourir de chaud ou de soif n’est pas toujours une hyperbole. Si l’histoire de l’exploration du Sahara comporte des épisodes de longue agonie, celle de l’escalade – au Yosemite, monts Hombori (Mali) par exemple – en contient aussi. Au tableau des symptômes, grande fatigue, hallucinations,souffrances... Chroniques de morts lentes.


Le guide Alain Pujos, que l’on retrouva mort,
probablement de soif, au pied d’une paroi
à la Main de Fatma (monts Hombori, Mali).

Le rocher absorbe et conserve la chaleur. Une paroi redouble tous les effets climatiques d’un pays chaud. Deux heures d’escalade dans une face sud de Californie (Yosemite) sont quelquefois plus épuisantes que deux jours dans les Alpes, dit en substance Patrick Cordier, soliste à l’éperon sud du Capitan. Certains soleils sont mortels. On a conduit de patientes observations sur des sujets au repos et à l’abri du soleil afin de déterminer ce qu’il est convenu d’appeler la ration hydrique minimale :

Températures
(en degrés Celsius)
Besoins en eau
(en litre par 24 h)
50
3,500
44,9
2,250
38,8
1,850
33,3
1,700
27,7
1,580

Mettez ces sujets au soleil de midi dans une face sud et en mouvement dans une fissure aussi athlétique qu’exposée. Ajoutez à la sueur des efforts cette sueur qu’on doit à la peur, même contrôlée. Je n’insisterai pas : mourir de chaud ou de soif n’est pas toujours une hyperbole.

AU BIVOUAC, LES DEUX GUIDES BOIVENT UNE
DERNIÈRE GORGÉE DE LIQUIDE, DU JUS
D’ORANGE QUE LA CHALEUR A FAIT TOURNER.
C’EST DU VINAIGRE ET ÇA PUE.

En 1967, deux français, guides patentés pour de fraîches escalades, Jacques Dupont et André Gauci, firent l’expérience de la soif et d’un commencement d’agonie au Capitan (cinquième ascension du Nose et première française).
Au lieu de prendre 40 litres d’eau comme on le leur conseillait, les Français n’en prirent que 20. Le Nose, c’est 900 mètres de paroi, des pendules qui en rajoutent et, à cette date, entre 600 et 700 pitons à tabasser. Un bidon de 5 litres explosa dans un hissage au soir du premier jour (25 avril) après des longueurs pendulaires qu’ils pensaient irréversibles. Reste 11 litres d’eau à l’aube du 26, dont 4 litres de jus d’orange. L’ascension demanda cinq jours : sortie le 30 avril à 23 h. 11 litres pour cinq jours et pour deux grimpeurs, c’est 1,1 litre par jour et par grimpeurs, une ration inférieure à la ration quotidienne d’un homme au repos et à l’ombre par une température de 27°C. Le pompon, c’est que la chaleur fit tourner le jus d’orange. C’est du vinaigre et ça pue. Ils prendront néanmoins le risque de le boire au soir du 27. Gauci : Ça nous brûle la gorge, ça nous fait tousser, mais l’essentiel est d’ingurgiter du liquide. Gauci enfle. Ses yeux, pleins de poussière, sont secs et douloureux. Au bivouac du 29 avril (une vire au-dessus du Grand Toit), les deux guides boivent leur dernière gorgée de liquide, du vinaigre d’orange, et glissent un billet dans un bidon qu’ils jettent : 48 h sans manger, plus rien à boire. Si nous ne sortons pas samedi soir, nous sommes perdus. À vous de jouer.

Peur et souffrance
Le 30 avril, se dopant comme tous les matins avec cinq cachets de vitamine C et dix pastilles de sel, les deux hommes attaquent les dièdres de sortie dans un état second. Ils ont les coups d’audace et les négligences de l’extrême fatigue. Pendant que Dupont dépitonne, un relais cède sous Gauci qui fait 2 mètres de chute. Ils mâchent des brins d’herbe, de minuscules plantes grasses et sucent leurs mousquetons. En pleine nuit, dans la dernière longueur, bloqué par le tirage, Gauci se décorde et se réencorde après avoir failli dévisser. Il ne peut plus parler quand il sort in extremis de la voie. Un feu brille quelque part sur le plateau. Longuement, on les regardera boire.
L’histoire de l’exploration du Sahara comporte bien des épisodes de ce genre ; la montée de la peur et de la souffrance parce qu’on a soif, et soudain l’ineffable délivrance de l’eau. Quelques donn6es climatiques ne seront pas inutiles à la compréhension de nos récits. Dans le Hoggar, à Tamanrasset, l’humidité relative varie de mois en mois entre 4 et 21 %. Maximum de température : 67,7°C à l’ombre observé par Duveyrier. On a relevé des températures supérieures à 70°C à la surface des dunes. Parmi les combats qui ont marqué la conquête du Sahara par les troupes françaises, on cite le combat des dunes de Métarfa. Brûlés par le sable, des fantassins ne purent garder la position du tireur couché er se firent descendre en voulant combattre debout.
Le rocher saharien atteint les hautes températures du sable saharien. Grimper au Sahara dans l’ardeur de l’été tient de l’opération survie ou de la pulsion suicidaire. C’est à Vincent Girard, guide et architecte, que l’on doit les premières reconnaissances dans les montagnes du Hombori (Mali). J’ai connu ce Grenoblois qui vivait dans le quartier Stalingrad et possédait, chose rarissime en cette période de fauchés pour qui la voiture était un luxe, un véhicule tout terrain, un Land Rover comme on en voyait beaucoup en Espagne, un surplus de Sa Majesté, inconfortable sur les pistes marocaines. Expédition : Vincent Girard, Jacky Estublier, Jacques Perrier dit Pschitt, Gilles Modica dit Sitting Bull par son ami Perrier. Avril 1977. À nous quatre, nous ouvrons plusieurs voies dans les gorges de Taghia (Atlas marocain). Un soir, sous une grotte et deux cordes fixées dans une dalle d’oursins, Pschitt nous chanta Brel, Nougaro ; juste et puissamment. C’était beau comme tout, cette voix seule dans la nuit de l’Atlas.
Vincent Girard mourut dans une avalanche au col de la Vanoise (décembre 1979). Son ami Alain Pujos, guide, poursuivit l’exploration des falaises de grès du Hombori. En novembre 1983, la cordée Alain Pujos – Christian Mourembles bivouaque dans une voie nouvelle à la Main de Fatma. Bivouac de singe sur étriers et sangles, à 300 mètres environ de l’attaque. Une nuit chaude et presque suffocante bien que l’on fût en novembre. Ni l’un ni l’autre n’ont l’obsession de la soif. Au matin du 8 novembre, Alain Pujos renonce à franchir un passage déversant vingt mètres au-dessus du bivouac. Descente sans incidents dans les zones surplombantes jusqu’au pied de la paroi. Apparemment dispos, les deux hommes se quittent sans aucune inquiétude. Christian Mourembles, dernier témoin, descend vers leur voiture à une heure de marche en terrain facile et sur sentier.
Alain Pujos, resté sous la paroi, la longe. Il voulait récupérer des mousquetons tombés durant leur escalade. Alain Pujos mourut probablement de soif dans ce qui ne devait être qu’une promenade. 33 ans. Un beau palmarès d’ouvertures africaines : Djurdjura (Kabylie) ; Taghia (Maroc) ; Hombori (Mali).

Un phénomène insidieux
Le résultat de certaines études et observations pourrait expliquer la mort subite d’Alain Pujos. Jean Cottet : Il faut insister sur le fait que la soif en milieu désertique est un phénomène insidieux. Il arrive que le sujet soit déshydraté à un fort degré sans avoir ressenti le besoin de boire tel qu’on le ressent dans les climats tempérés après un effort ou une forte chaleur. Nous ne connaissons pas les dernier moments d’Alain Pujos mais, dans la littérature saharienne, il existe des récits de la soif et beaucoup de témoignages sur l’atonie, sur la détresse d’un homme assassiné par le soleil.
Second Européen à revenir de Tombouctou après Caillié dont il confirma toutes les observations, l’Allemand Barth, né à Hambourg, réunissait en lui, autant que Théodore Monod ou que son compatriote
le géographe Alexandre Von Humboldt, les qualités du penseur et de l’homme d’action. Dans son voyage de six ans au cœur de l’Afrique occidentale, le 5 août 1853 Barth remarque « la silhouette bizarre de la chaîne des Homboir ». Un peu plus loin « une double série de crêtes fantastiques, surgissent le long de la plaine et ressemblant aux ruines des châteaux du Moyen Âge ».
En juin 1851, Barth, s’étant écarté d’une caravane pour quelques heures, se perdit dans l’Aïr, au retour d’une ascension de l’Iniden. Solitude. Soif. La chaleur est effrayante. Ses dattes ne sont plus mangeables tant il a soif. Personne ne répond à ses coups de pistolet. Après une nuit sous un tamaris, Barth n’a plus aucun ressort : La soif me torturait, je m’ouvris les veines, bus un peu de mon sang et perdis connaissance. Lorsqu’il revint à lui, le soleil avait disparu derrière une crête. Barth rampe sur le sable. Soudain, un chameau blatère. Barth : C’est ma musique la plus délicieuse que j’aie jamais entendue. Un Touareg le sauva de ce début d’agonie.

le général Laperrine, conquérant du Sahara.

Ci-contre : Laperrine quelques heures avant son
accident mortel dans la Tanezrouft (ci-dessous).

« N'AYANT PLUS DE VIVRES NI D'EAU, NOUS NOUS DONNONS
VOLONTAIREMENT LA MORT, NE COMPRENANT PAS QU'EN
VINGT-TROIS JOURS, ON NE NOUS AIT PAS RETROUVÉS. »

Connaître avec précision l’emplacement
des puits dans le désert est essentiel.
Les goumiers (ci-dessous) enrôlés par l’armée française
à l’époque de la colonisation, avaient cette connaissance.

L’enfer de la soif décima certaines expéditions coloniales. La colonne de l’Adrar (1909), commandée par un officier qui fit une grande carrière pendant la Première Guerre mondiale, le capitaine Gouraud, eut quarante-six morts de soif sur un effectif de 160 hommes. C’étaient pourtant des goumiers, des méharistes recrutés parmi les populations sahariennes et des spahis sénégalais. Dès la fin avril, la température s’élève à 48°C. L’ardeur du ciel et la soif désagrègent la cohésion de ces unités d’élite. Des hommes se couchent et demandent qu’on les tue pour les libérer de leurs souffrances. Des officiers tenteront de se faire du thé avec leur urine. Les chameaux qu’on éventre n’ont plus d’eau dans leur estomac. Dans un accès de démence, des hommes se vautrent nus sur les tripes de ces chameaux. On les tire de là couverts de déjections.

Désert mauritanien.
Berger abreuvant
se
s moutons

Le puits d'Anajim

La brûlure du désert
La mécanisation des transports dans le désert (avion. autos) provoqua plus d’un drame. Le général Laperrine, conquérant français du Sahara, avait traversé dix fois ces étendues désertiques à pied et à dos de chameau. Le 18 février 1920, dérouté au départ de Tamanrasset par des vents de sable et en panne d’essence, le Breguet du général Laperrine s’abîme dans le Tanezrouft. C’est le pays du vide, la brûlure du désert absolu. L’adjudant Bernard, pilote, et le mécanicien Vaslin n’ont aucune blessure. Blessé aux côtes, à la clavicule droite et à un genou, Laperrine (60 ans) marche difficilement. Les 19 et 20 février, les trois hommes feront une reconnaissance à l’ouest vers Adrar sous un ciel de feu. Peines perdues : néant d’hommes et de puits. Retourner à l’épave épuise Laperrine affecté par des douleurs atroces dans le dos. Ses hommes récupèrent les 18 litres d’eau du réservoir de l’appareil. Six jours s’éternisent, de soif et d’attente. Le dimanche 29 février, Vaslin rédige son testament. Les 1er, 2 et 3 mars ressembleront terriblement aux jours précédents. De rage, Bernard et Vaslin tenteront une nouvelle échappée qui s’arrêta dès la troisième rangée de dunes, lorsque Bernard se fut effondré. Le 4 mars, Laperrine, la bouche remplie de sang, a perdu tout espoir :
– Mes enfants, on croit que je connais le désert, mais personne ne le connaît (…) J’ai traversé dix fois le Sahara et j’y resterai la onzième.
Le 5 mars à midi, Laperrine demanda de l’eau. Il mourut vers 15 h. Les deux survivants boiront tous les liquides de leur paquetage, glycérine, alcool à brûler, eau de Cologne, teinture d’iode et le peu d’urine sombre qui s’écoulait de leur organe. Sept nouveaux jours d’attente. Des vautours depuis le 3 mars survolent ce groupe d’épaves. Bernard rédige un billet : Le soir 12 mars à 21 h, n'ayant plus de vivres ni d’eau, nous nous donnons volontairement la mort, ne comprenant pas qu’en 23 jours on ne nous ait pas retrouvés, si on a fait des recherches. Nous disons adieu à cette terre. Ils remettront, sursaut d’espoir, leur suicide au lendemain 13. Bernard, s’ouvrant les veines ce matin-là, constate que le sang ne coule plus. Leur suicide, à nouveau ajourné, se fera avec les trois cartouches qui leur restent. 14 mars : il est 8 h. Comme Barth à l’agonie, Bernard entend, croit entendre un chameau qui blatère et tire en l’air ses trois cartouches. Une colonne de méharistes s’approche. La vie, le salut. Hasard d’autant plus incroyable que cette colonne ne les cherchait pas. Vaslin : Tu vois bien, Bernard, qu’il y a Dieu. Leur résistance en tout cas eut quelque chose de surnaturel : 24 jours.
En 1962, une patrouille de méharistes français découvrit les restes d’un homme et la carcasse d’un avion anglais qui s’était écrasé en plein désert dans la nuit du 11 avril 1933. Son pilote, Bill Lancaster, n’avait résisté que huit jours à l’épreuve de la soif comme le montra son carnet de bord qui était intact.
Premier jour : C’est un enfer (…) J’ai des vertiges, des moments de stupeur.
Second jour : Je vais rationner mon eau. Il me reste 9 litres.
Troisième jour : La chaleur est épouvantable mais je m’en moque tant que j’ai assez d’eau.
Quatrième jour : Quelques gouttes de pluie sont tombées dans la nuit. Je n’ai pu en recueillir qu’une cuiller à café. C’est après le 4° jour que son état s’aggrave.
Cinquième jour : Ma tête me rend fou. J’affirme que j’ai vu une lumière cette nuit.
Au huitième jour, Bill Lancaster ne put écrire que six lignes : Je n’ai pas d’eau. Pas de vent. J’attends patiemment. J’espère que vous aurez mon journal.

BIBLIOGRAPHIE
- Deux articles d’Alain Pujos (« La montagne et alpinisme, annales du CHM).
- Entretiens avec Annie Pujos (sa femme), Charles Pujos (son frère), Christian Mourembles, Gilles Peyroulet, Bernard Any, Guy Abert.
- « Laperrine », G. Gorrée et M. Thiout chez Arthaut.
- « La soif » Jean Cottet, PUF.
- Le Sahara. E F Gautier, Payot.
- Articles de Patrick Cordier et d’André Gauci dans la « Montagne et alpinisme ».

Source :

mémoire par Gilles Modica

 

Document transmis par François MOPPERT

 

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