POPAUL
vieux Saharien qui ne mourut pas de soif, hélas !

 

    Je vous parle d’un temps que les plus de vingt dents ne peuvent pas connaître, sauf ceux qui, sur le conseil du Bg/Chef DESMOINES, dit POPAUL, ont croqué chaque jour un oignon cru pour conserver à jamais leur sourire Colgate. C’était au temps où le Sahara était Français pour toujours, vous dire si depuis le chergui a soufflé sur nos souvenirs.
    Jeune Sous-lieutenant du contingent, d’une promo « rangers-sac à dos », j’arrivais à Béchar après huit jours de voyage depuis Constance : trois jours de train, une nuit au camp Ste Marthe de Marseille, deux jours sur l’El Djézaïr avec en prime une belle tempête, quarante huit heures dans la Rafale, petit train à voie étroite genre Far West, et salve de mortier tirée du Maroc dans la région d'Ain-Sefra. Muni d’un brevet Para et d’un brevet de chef de peloton de circulation routière il était tout naturel que je sois affecté à la 3ème Compagnie Auto Saharienne de Transport. Il faisait nuit et une jeep conduite par un vieux soldat m’attendait en gare depuis trois heures, ce pourquoi il sentait l’anisette. C’est ainsi que je fis la connaissance de Popaul.
    Ayant pris le commandement d’un peloton de Berliet GLR, je partis dans les jours suivants pour une première mission, ravitailler les postes de BII sur l’oued Namous, Benoud, El Abiodh et Brezina au sud du djebel Amour, Popaul était de l'expédition.
    Pour ma première nuit saharienne, (4 Décembre 1958) c’est lui qui m’apprit à m’emmitoufler la tête dans la capuche de ma djellaba et les pieds dans celle de mon burnous, le duvet nous était inconnu, régime saharien oblige. Au réveil nous avions trois centimètres de neige sur notre couchage au pied des camions. Décembre au Sahara à 800 mètres d'altitude réserve bien des surprises aux néophytes ! C’est aussi Popaul qui m’apprit que pour monter une grimpette, et Dieu sait si les berges du Namous sont raides, un GLR était plus performant en marche arrière qu’en première, la démultiplication de la boîte étant plus forte et le bahut disposant alors de quatre roues motrices. Hélas je me suis bien vite aperçu que si notre brave connaissait bien son affaire, en contrepartie il consommait autant que son moteur depuis un exploit survenu en Indo dont voici les faits.



Popaul plumant une outarde, au fond, un GLR sur le reg

    Affecté au GT 515 ou au GT 516, je ne sais plus, le conducteur Popaul avait été détaché auprès d’un Bataillon Colo et participait à toutes les opérations des Marsouins, ajoutons qu’à cette époque il ne buvait que de l’eau. Lors de l’attaque d’un village occupé par les Viêt il suivait le combat depuis son GMC qu’il devait tenir prêt à toute éventualité. Soudain il aperçut deux petits enfants, la morve au nez et les fesses à l’air (dixit Popaul), hurlant de terreur auprès de leur maman étendue inanimée au beau milieu de la bataille. N’écoutant que son cœur, le voilà qui rampe vers les gosses sous les tirs croisés, en prend un sous chaque bras, les ramène au GMC puis repart chercher la mère qui n’était que blessée et revient miraculeusement sain et sauf.
Résultat des courses : 15 jours de prison pour abandon de poste, une belle citation à la TOE et une première cuite monumentale au vinogel pour se remettre de ses émotions ! Depuis ce jour, de cette infâme boisson en bières 33, il glissa progressivement vers la dépendance et devint cet alcoolique, au demeurant sympathique que j’ai bien connu.
    Au retour d’Indo il fut affecté à la 3ème CAST où il devint vite une vedette ayant remplacé la 33 par la BAO (bière de la Brasserie Algérienne d’Oran où, paraît-il, l’extrait de foie de veau était plus souvent employé que le houblon et l’orge pour fabriquer cette bibine que nous avons pourtant bue avec plaisir).
La 3ème CAST (Cne Dugros) étant devenue 2ème Cie du 3ème Groupe Saharien de Transport (Lt Col Jegou) des missions supplémentaires nous furent confiées pour la Base de Reggan tout en conservant le ravitaillement des Postes et des Compagnies Méharistes et Portées de la ZOS (Zone de l’Ouest Saharien calquée sur le département de la Saoura, chef-lieu Colomb-Bechar).



Le bordj de Tinfouchy

    C’est lors d’un convoi vers Tindouf, aux confins des trois frontières (Algérie-Maroc-Mauritanie) que Popaul me joua un tour que je ne suis pas prêt d’oublier. Après un premier bivouac aux Oglats Bérabers, le peloton reprit la piste vers Tinfouchy, poste tenu par la CSTM (Compagnie Spéciale des Troupes Métropolitaines, unité disciplinaire chargée de remettre dans le droit chemin les punis pour fautes très graves des armées de Terre, de l’Air et de Mer).
Après douze heures de piste et de tôle ondulée, je regroupais mon convoi sous les murs du bordj et mon serre-file me rendait compte que Popaul aurait un peu de retard suite à un petit ennui mécanique ; le sachant débrouillard je ne m’inquiétais pas trop. Deux heures plus tard n’ayant toujours pas de nouvelles de mon zèbre je décidais de remonter la piste à sa rencontre avec le dépannage. Au bout d’une demi-heure, alors que la nuit était tombée, on découvrit un véhicule hors piste. C’était le GLR manquant à l’appel, ensablé et silencieux. La cabine ouverte on découvrit Popaul et son aide chauffeur Renart dormant à poings fermés et puant la vinasse en diable, tous deux ronds comme des queues de pelles. L'explication de gravure fut violente et j’appris ce qu’il s’était passé : ce GLR transportait des fûts de vin chargés aux Subsistances et destinés aux Marsouins de la 11ème Cie Saharienne portée d’Infanterie de Marine et aux Joyeux du 3ème Bataillon d’Infante1ie Légère d’Afrique de Tindouf. On ignorait encore le container métallique pour le transport du vin et l’un des tonneaux avait eu de fortes fuites. Pour Popaul il ne pouvait être question de perdre un si bon breuvage, aussi avait-il vidé une guerba de son eau et l’avait remplacée par du gros rouge, puis il avait fixé la peau de bouc sur le toit du bahut en ayant soin de lui adjoindre une durit qui, passant par l’aérateur de la cabine, permettait de téter tout en conduisant. Le plus fort est qu’après avoir désensablé le camion et balancé nos deux compères dans la caisse, et que l’on voulut se rafraîchir au réservoir de cent litres d’eau que chaque camion avait en dotation, surprise et fureur de votre serviteur, l’eau avait aussi été remplacée par du Mascara ! Popaul et Renart devenu subito Goupil-vin-rouge, finirent la mission en tôle, c’est-à-dire dans la caisse et non dans la cabine du GLR, secoués comme des marrons dans une poêle et dans la poussière des pistes sahariennes en plus des quinze dont huit dont le Capitaine les gratifia à notre retour au Quartier.
    Mais notre bonhomme avait aussi ses bons côtés. C’est lui qui avait récupéré je ne sais où la manière de terminer une mission avec un radiateur percé. Il suffisait de faire une soupe épaisse de patates et de la verser, moteur tournant, dans le radiateur. La soupe diluée ressortait alors par la fuite et se solidifiait en bouchant le trou ! C’était aussi le roi du dépannage de fortune opéré à base de fil de fer, de pinces universelles, de sparadrap et de concrète de fruits des boîtes de ration. Une fois cependant il ne put vraiment rien faire, et pour cause. Lors du ravitaillement des radios de Bidon V, en plein Tanezrouft son GLR fut foudroyé par l’éclair d’un orage sec. Le camion s’embrasa d’autant plus vite qu’il transportait l’essence destinée aux groupes électrogènes de Bidon V. Popaul et son aide-chauffeur n’eurent que le temps de sauter et de bouler sur le reg en abandonnant armes, munitions, vivres et tout le chargement. Ils furent recueillis par le deuxième véhicule de la mission et purent alerter la base arrière par la radio de Bidon V (Poste Maurice Cortier). Quand vint l’heure des comptes-rendus il n’y eut aucun problème pour le matériel de dotation mais pour les affaires et effets personnels ce fut une autre histoire. Le Général commandant la ZOS décida que l’ASA serait chargée du dossier et qu’il nous fallait lui communiquer la liste des choses détruites dans cette aventure. Popaul fut désigné pour l’établir et lorsque cela fut fait il me fallut la rogner avec vigueur car l’ensemble des objets déclarés dépassait en poids la charge utile d’un GLR. Les assistantes sociales furent bonnes filles et si tout ne fut pas honoré personne ne fut perdant parmi les copains de notre vieux malin.



Le GLR foudroyé à Bidon V
De dos Popaul constatant les dégâts

    Mon peloton fut alors équipé de GBO, charge utile 15 Tonnes, et mon premier transport fut d’amener à In Ecker les quatre cents PLBT qui devaient travailler sur le chantier de la nouvelle Base nucléaire d’In Amguel (ne pas confondre les Populations Laborieuses du Bas Touat et les PLO, Populations Laborieuses des Oasis !). Dix GBO pour quatre cents bédouins avec vivres et bagages, ce fut pendant trois jours une expérience dont je garde un souvenir ému, mais c’est une autre histoire ! Bref, revenant de Tamanrasset sur In Salah par les gorges d’Arak, j’arrivais de nuit au bordj du même nom où nous devions bivouaquer. Popaul qui s’était assagi était serre-file du convoi mais était en retard et n’arriva qu’une heure plus tard en me racontant une histoire à dormir debout, une bande de tigres lui aurait barré la route ! Je ne crus pas un mot de cette fable et pourtant Popaul était catégorique, son équipier aussi et personne n’avait bu autre chose que les trois verres de thé vert rituels de l’après-midi. Ayant repéré au passage le cadavre récent d’un âne sauvage, j’avais ma petite idée sur la question. Effectivement en remontant la piste je retrouvais les restes du bourricot qui servait de diner à une famille de hyènes qui ne déguerpit qu’une fois que la poudre eut parlé, car il fallait bien mettre pied à terre pour faire faire demi tour au camion sur cette piste étroite coincée entre deux falaises qui peuvent atteindre deux cents mètres de haut. À défaut de tigres mes duettistes n’avaient vu dans leurs phares que les yeux brillants des fauves et de vagues pelages tigres ! Tout le monde peut se tromper, surtout après une chaude journée de piste !
    Quelques années plus tard, le 3ème GST avait roqué sur Reggan où il s’était installé dans le bordj Estienne et le bordj des Sénégalais. J’étais devenu le Président des Lieutenants qui m’honoraient du surnom de Général Laperrine vu mes huit ans de vagabondages sahariens, quant à Popaul, ne buvant plus qu’une bière par jour et par petites gorgées en dépit de trois cures de désintoxication, il s’était vu confier un poste d’adjoint au chef de la station service et avait hérité lui aussi d’un surnom, Six Roses, allez donc savoir pourquoi !



Le Fanion du 3ème GST lors de la cérémonie de dissolution des Unités Sahariennes.
Popaul en grande tenue de tradition (à gauche du Fanion)
Tabelbala - Avril 1963

    Tout a une fin. Je rentrais en France puisque le Sahara ce n’était plus chez nous, le 3ème GST revint lui aussi pour être dissous et Popaul retrouva sa région natale où, Médaillé Militaire, titulaire de la TOE et de la VM, il se fit oublier après quinze ans et six mois de service.
    Le temps passa et un jour, servant aux FFA, j’appris par un vieux copain que mon cher Popaul était décédé. Il avait trouvé une place de gardien de stade dans un petit village et les jours de match il était chargé de la buvette, ce qui lui fut fatal.

 

Lieutenant Bou’l’Pipa alias Laperrine
Président des Lieutenants du 3ème GST
(Reggan 1966)


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Dernière photo saharienne du Lt Bou’l’Pipa, à droite
Celui de gauche, bien que « baveux » n’est pas l’auteur de l’article

 

 

Crédit photographique : Collection privée de l’auteur

 

Merci au colonel (er) Gérard PICASSETTE (lui aussi lieutenant au 3ème GT à Reggan) de nous avoir fait parvenir cet article paru dans le Journal de sa promotion à St Cyr.

 

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Le commandant Beck, le capitaine Chain et Popaul Desmoine

Popaul Desmoine et le commandant Beck

Clichés collection René GALLANI