Les aviateurs du désert
                                                                                                                                   Bernard Marck *

Source :



LE SAHARIEN
n° 186 – 3ème Trimestre – Octobre 2008
Revue trimestrielle éditée par La Rahla - Amicale des Sahariens
Tous droits de reproduction (articles et illustrations) réservés pour tous pays



Les fous ouvrent les portes, les sages suivent...


       La France peut s’enorgueillir de rassembler, en son panthéon, des noms illustres qui ont ouvert les ailes de la paix sur le monde, chacun avec son fief : ainsi, à Mermoz, Guillaumet, Vachet et aux équipages de l’Aéropostale, revient le défrichage de la ligne Toulouse/Buenos Aires, via l’Afrique du Nord ; à Maurice Noguès, les lignes d’Orient, et, enfin, à Jean Dagnaux le réseau africain. Certes, il n’a pas été le seul à se lancer dans les ciels formidables de ce continent puissant, mais il est certainement l’aviateur qui lui a imprimé le plus profondément sa marque, celle qui lui a valu le surnom de « Dagnaux l’Africain ».
       L’Afrique est le creuset de l’humanité, et le Sahara un révélateur de tempéraments, une forge des volontés. Dans l’histoire mondiale de l’aviation, cette zone si vaste qu’elle n’en finit pas de s’étendre à l’imaginaire occupe une place à part : pratiquement, tous les grands aviateurs en ont sillonné le ciel sous un soleil implacable, ou rêvé de s’y perdre pour mieux se retrouver parmi les mythes et les reines légendaires.

       Tout commence à la veille de la Première Guerre mondiale, dans les dernières années de l’Époque dite Belle, avec Marc Pourpe, fils de la troublante et célèbre demi-mondaine Liane de Pougy. Aux commandes de son Morane-Gnome, ce précurseur exceptionnel et pourtant méconnu, ambassadeur de l’aviation française en Extrême-Orient, qu’il parcourt durant l’année 1913, prend part à la Semaine de l’Aviation qui se tient à Héliopolis, près du Caire, du 4 au 12 janvier 1914. Il profite de la circonstance pour accomplir la première liaison postale aérienne en Égypte. Après avoir décollé du Caire, le 4 janvier, et effectué des escales à Menshah, Louxor, Wadi Halfa et Abou Hamed, il atteint Khartoum le 12 janvier, au terme d’un voyage de 2 202 km et de 16h 18mn de vol effectif, et refera le chemin en sens inverse entre le 19 janvier et le 3 février.
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* Bernard Marck est journaliste et historien du domaine aéronautique. Ancien correspondant pour la France de la revue britannique Flight International, il a été rédacteur en chef d’Aéroports Magazine (revue du transport aérien mondial) ; collaborateur du quotidien Le Monde, au Monde de l’Aviation, ainsi qu’à Science et Vie. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages de référence dont, parmi les plus importants, une Histoire de l’Aviation (Flammarion), Héros et Héroïnes de l’Aviation (Arthaud), le Dictionnaire universel de l’Aviation (Tallandier), etc.

       Membre du Groupe des Aviateurs, association créée par le journaliste Jacques Mortane et Roland Garros, Marc Pourpe fait partie de ces pilotes qui mettent leur aéroplane à la disposition du ministre de la Guerre en cas de conflit. Il fait malheureusement partie des premières victimes de la Grande Guerre et meurt le 2 décembre 1914. Vraisemblablement frigorifié, il ne peut maîtriser son appareil qui s’écrase sans lui laisser la moindre possibilité d’en réchapper. Avec lui disparaît un pan du rêve africain, car Marc Pourpe envisageait d’autres voyages à travers ce continent, mystérieux à bien des égards, et merveilleux à découvrir du ciel.


       Un autre grand aviateur, Lucien Bossoutrot, né à Tulle, en Corrèze, le 16 mai 1890, assure la relève avec de sérieuses chances de réussite, à en juger par un palmarès plus qu’honorable. Après la guerre, qu’il a commencée dans l’infanterie avant d’aborder l’aviation en 1915, d’abord affecté à l’escadrille MF 62, puis, comme pilote réceptionnaire, au Service des fabrications de l’aéronautique, il a rejoint la maison Farman en qualité de pilote d’essai.
À ce titre, le samedi 8 février 1919, Bossoutrot emporte les onze premiers passagers et un mécanicien entre Paris et Londres, à bord d’un Goliath-Farman. Il réalise là le premier vol aérien commercial international du monde et, le 12 février suivant, inaugure la première liaison commerciale entre Paris et Bruxelles. Le 11 août 1919, toujours aux commandes d’un bimoteur Goliath, en compagnie du pilote Lucien Coupet, pionnier du vol sans visibilité, des mécaniciens Camille Jousse, Léon Coupet et Lucien Mulot, et de trois officiers, le capitaine Bizard, les lieutenants Boussod et Guillemod, il quitte Toussus-le-Noble à minuit sept pour ,atteindre Casablanca au terme d’un vol sans escale de 2 000 km parcourus en dix-huit heures vingt-trois minutes. Trois jours plus tard, le voyage reprend vers Mogador, d’où l’appareil s’envole le 15 en direction du sud. Peu après avoir dépassé Port-Étienne, le 16, le Goliath perd une hélice et Bossoutrot se voit contraint à un atterrissage délicat sur une plage basse, à marée haute, à Ndiaboch-Orofa, en Mauritanie. L’adresse du pilote n’évite pas à l’avion d’être endommagé, et l’équipage se trouve dans l’impossibilité de repartir. Ses membres vivront un véritable calvaire pendant six jours, avant d’être secourus par une caravane envoyée de Mederdrah, où ils arrivent le 26 août, éreintés mais saufs. Par la suite, au cours d’une carrière riche en performances, il allait battre plus de 20 records du monde, dont les derniers en 1931 et 1932.





Ci-dessus, l’aménagement intérieur d’un Farman Goliath

       Si après sa mésaventure, Bossoutrot s’éloigne de l’Afrique pour se lancer dans une brillante quête de performances, d’autres aviateurs se laissent tenter par l’aventure et s’y illustrent, à l’image du lieutenant de vaisseau Marc Bernard (1899-1960). Le 12 octobre 1926, avec le mécanicien Bougault, il accomplit la première liaison aérienne Marseille-Tananarive (Madagascar), avec escales, à bord d’un hydravion Lioré et Olivier Le O H 13 équipé d’un moteur Gnome et Rhône Jupiter. À l’issue du voyage-retour, accompli entre le 7 décembre 1926 et le 14 janvier 1927, l’appareil amerrissait sur la Seine et allait demeurer exposé un mois aux Tuileries. L’équipage Bernard-Bougault venait de parcourir 26 000 kilomètres.
Pareil exploit éclaire la ténacité des pionniers de l’air, lancés le plus souvent au-dessus des zones les plus inhospitalières de la planète. Parmi eux, brillent Jean Dagnaux et Joseph Vuillemin, deux hommes d’envergure.

L’heure des raids sahariens

      Né à Montbéliard, dans le Doubs, le 28 novembre 1891, Dagnaux aborde le premier conflit mondial comme sous-lieutenant dans l’artillerie et, en juin 1915, passe dans l’aviation. Observateur d’artillerie à l’escadrille d’armée de Verdun, puis à l’escadrille MSF 63, il se distingue lorsqu’il réussit à plusieurs reprises à ramener au terrain son appareil endommagé par les balles ou les éclats d’obus. Déjà cité une première fois pour son courage sous le feu de l’ennemi alors qu’il servait comme artilleur, il fait l’objet d’une nouvelle citation en novembre 1915 et va être fait chevalier de la Légion d’honneur en janvier. Cet homme dont on loue « le beau courage, l’esprit de sacrifice, la bravoure joyeuse et l’entrain », reçoit de terribles blessures le 6 janvier 1916, au cours d’un combat aérien acharné qu’il livre dans le secteur de Verdun : une balle l’atteint à la tempe, une autre frappe sa jambe droite, une troisième lui broie la jambe gauche si grièvement que pour éviter la gangrène elle doit être amputée. À peine guéri, il réussit à retourner au feu et à se faire transférer au sein de l’escadrille C11, dite Les Cocottes, commandée par le capitaine Joseph Vuillemin qui en fait son coéquipier et dont, après la guerre, il épousera la vocation africaine. Par la suite, promu lieutenant, nommé en octobre 1917 observateur à l’escadrille BR 120 GB 5, il participe à de nombreuses opérations. En janvier 1918, blessé à la gorge au cours d’une mission sur Waville, en Meurthe-et-Moselle, il conserve néanmoins sa place en escadrille et obtient même son brevet de pilote en septembre 1918. Il terminera la guerre comme capitaine, titulaire de 4 victoires aériennes et de la Croix de guerre 1914-1918 avec 10 citations, après avoir accompli 83 missions de bombardement.


       Homme solitaire par nature, il quitte son groupe de bombardement en juillet 1919 pour intégrer l’escadrille des grands raids de Villacoublay. Sans tarder, avec Vuillemin, il entreprend une série de périples aériens, notamment, en août 1919, sur Breguet XIV, une liaison Paris-Le Caire, via Constantinople. Mais les deux aviateurs caressent des rêves africains qu’ils entendent réaliser dès 1920. De fait, cette année-là, Dagnaux et Vuillemin participent à la mission Roland, première traversée aérienne du Sahara, Paris-Gao-Dakar, à bord de Breguet XIV B2.



Le Lt-colonel Vuillemin et le Cne Dagnaux
à l’époque du raid aérien vers le Tchad

       Le rôle de Joseph Vuillemin ne saurait être minimisé par rapport au destin de Dagnaux. Né à Bordeaux, en Gironde, le 14 mai 1883, Vuillemin, officier de carrière, s’était spécialisé dans le bombardement pendant la Première Guerre mondiale. Capitaine en 1915, il termine le conflit commandant d’escadre, as crédité de 7 victoires homologuées, titulaire de seize citations et de ta médaille militaire. 1914-1918. Il rêve maintenant d’aider à fortifier l’empire, notamment en Afrique, et considère que l’aviation, si meurtrière pendant le conflit, pourrait bien enfin contribuer à rapprocher les cultures et amener plus de compréhension entre les hommes.

L’épopée Laperrine


       Un homme également hors du commun, le général Marie-Joseph-François-Henry Laperrine, les accompagne dans ce raid. Il incarne à lui seul des vertus dont pouvait alors se flatter une France rayonnant sur ses colonies et bien décidée à maintenir son influence dans un monde bouleversé par la grande boucherie de 1914-1918. Après de brillantes études, notamment à Saumur, Laperrine, né à Castelnaudary, dans l’Aude, le 29 septembre 1860, participe à des campagnes dans le Sud-Oranais et au Soudan, sous les ordres de Joffre. Pratiquement livré à lui-même dans une région du monde où la moindre erreur d’interprétation des relations humaines se traduit par un désastre, Laperrine acquiert une connaissance précieuse qui lui permet de commander, comme colonel, le Territoire des Oasis sahariennes du Tidikelt, un poste stratégique qu’il occupe de 1902 à 1910. À l’époque, l’officier français séduit par son courage et de réelles qualités d’endurance, et surtout parce qu’il invente la dissuasion avant l’heure ; en effet, il applique une formule que Lyautey fera sienne : « Il faut montrer sa force pour n’avoir pas à s’en servir ». Durant cette longue période loin de la métropole, Laperrine tient ses quartiers à In-Salah, un poste perdu dans l’immensité plate et apparemment vide du reg, à vingt jours de méhari de Touggourt, ultime station de chemin de fer, et à neuf jours d’El-Goléa, le relais télégraphique le plus proche.
       Là, il s’entretient souvent avec le père Charles de Foucauld, un homme du même âge, mais ascétique, le visage dévoré par une barbe hirsute, et dont les yeux reflètent la bonté, l’humour et une douceur infinie. Le saint homme, comme l’ensemble de la troupe, ne manque pas d’admirer cet officier en raison de son assurance tranquille alliée à une réelle modestie et à une volonté peu commune, un homme rusé aussi, que les Touaregs eux- mêmes considèrent à l’égal d’un dieu depuis que l’un d’eux a tenté de le tuer : non seulement il lui a fiché sa lance en plein cœur, mais Laperrine a continué sa charge comme si de rien n’était. Il se contente d’arracher la pointe et éclate de rire, sans préciser qu’il doit ce miracle à un épais agenda glissé dans une poche de son dolman. Malgré les embuscades et les coups durs, Laperrine évite le recours à la violence, préfère la psychologie à la torture et n’hésite pas, à la tête de ses hommes, à se hasarder dans les zones insoumises, en particulier dans la pire d’entre elles, à Taoudéni, un groupe d’oasis rendu prospère par son commerce de sel gemme avec l’Afrique tropicale, qui se situe à mi-chemin entre In-Salah et le Niger. Le Gouvernement général de l’Algérie tente en vain de l’en dissuader. Mené dans des conditions infernales, en dépit de la température qui avoisine parfois 52°C, il réussit à surmonter les épreuves d’une progression qui se termine à pied lorsque les chameaux crèvent d’épuisement : sa démonstration impressionne les rebelles et l’influence de la France s'en trouve renforcée. La Grande Guerre interrompt la croisade saharienne de Laperrine qui, général depuis le 22 juin 1912, va commander la 6e brigade de dragons, avec laquelle il participe notamment à la bataille d’Ypres, en Belgique. Puis il prend le commandement de la 46e brigade d’infanterie le 16 janvier 1916, et se bat à Verdun de mars à juillet. Pendant son absence, la situation se dégrade en Afrique du Nord, suite à une propagande sournoise organisée par l’Allemagne pour déstabiliser le lent travail de pacification. La situation devient d’autant plus catastrophique que le père de Foucauld, trahi, meurt assassiné dans la nuit du 1er au 2 décembre 1916. Laperrine repart donc, à la demande de Lyautey, et rétablit l’ordre.
      Voilà donc l’homme qui, toujours prêt à l’action, participe à la première traversée aérienne du Sahara, qui se déroule entre le 3 février et le 31 mars 1920 ; il fait partie de l’équipage d’un des sept avions lancés dans cette aventure. Le 14 février, 4 appareils se posaient à Tamanrasset, le 18, deux seulement repartaient vers Tombouctou. Dans le Breguet piloté par l’adjudant Bernard, Laperrine, faute de place, voyage assis sur les genoux du mécanicien Vaslin. Malheureusement, trompé par un vent de sable et une brume épaisse, le pilote perd de vue l’avion de Vuillemin, sur lequel il réglait son vol et, égaré, doit se poser dans le Tanezrouft, l’empire de la désolation, baptisé à juste titre le pays de la Peur et de la Soif. Au moment de l’atterrissage, un violent remous déséquilibre le Breguet, qui capote et se retourne : si Bernard et Vaslin s’en sortent indemnes, Laperrine, éjecté, souffre de plusieurs fractures. Il meurt le 5 mars 1920, au terme d’une agonie de seize jours, sans une plainte, s’excusant presque, dans un murmure, auprès de ses compagnons d’infortune qu’il a pourtant aidés à survivre jusque-là grâce à son expérience du désert : « Mes enfants, articule-t-il avant d’expirer, c’est moi qui ai fait votre malheur ». Plusieurs jours de cauchemar s’écouleront encore pour les deux morts-vivants que deux méharistes devaient sauver in extremis le 14 mars. Revenus à la civilisation, ils ne tariront pas d’éloges sur le général Laperrine.
       De fait, le contact avec l’Afrique manqua se transformer en tragédie pour les Français, car Dagnaux allait casser son biplan entre Arak et Tamanrasset, tandis qu’il tentait de traverser le Sahara. Unique rescapé de cette odyssée, le commandant Vuillemin parvint à Tombouctou et enfin à Dakar. Certes, il y a eu des accidents et surtout la mort d’un homme exceptionnel, mais l’impact de cette première traversée est énorme.

Un Zeppelin nommé Dixmude


      À la même époque, un officier de marine, Jean du Plessis de Grénédan, se distingue rapidement par son habileté de manœuvrier et par sa haute compétence technique aux commandes du dirigeable allemand L 72 cédé à la France, après l’Armistice, au titre des réparations et rebaptisé Dixmude. À son bord, du Plessis de Grénédan accomplit plusieurs croisières remarquables, au cours desquelles il bat notamment un record du monde de durée avec 118 heures de vol.
       C’est au retour d’une mission au Sahara que le Dixmude s’abîme en Méditerranée, le 21 décembre 1923, au large de Sciacca, sur la côte sud de la Sicile, avec ses 49 hommes d’équipage, après avoir été frappé par la foudre. Seul le corps du lieutenant de vaisseau du Plessis de Grénédan fut retrouvé. Ces sacrifices, loin de freiner les tentatives de raids, les stimulent, au contraire.


       De son côté, Vuillemin persiste. Il participe à la mission de Goÿs, une liaison France-Tchad, accomplie en particulier avec Dagnaux en janvier 1925. Par la suite, promu général, il organise et dirige la Croisière Noire aérienne transafricaine, un spectaculaire raid collectif effectué entre le 8 novembre 1933 et le 15 janvier 1934. Il sait s’entourer, notamment du capitaine Andrieu et de René Bouscat, un officier d’infanterie passé dans l’aviation en 1917. Après la Grande Guerre, Vuillemin participe au développement de l’aviation militaire coloniale et, bien sûr, à la formidable démonstration que représente cette randonnée aérienne amorcée à Istres, le 8 novembre 1933, par trente Potez 25 TOE, la croisière conduit les aviateurs à travers l’Afrique Occidentale et l’Afrique Équatoriale, à Rabat, Adrar, Gao, Bamako, Dakar, Kayes, Ouagadougou, Fort-Lamy, Bangui, Zinder, Niamey, Bidon V, El-Goléa, Tunis, Alger et Meknès ; vingt-huit appareils se posent à Istres le 24 décembre et rejoindront Le Bourget le 15 janvier 1934.


       Parmi les héros de cette nouvelle et belle aventure, on note encore la présence de Georges Pelletier-Doisy, dit Pivolo, un as de la Grande Guerre. Le capitaine Pelletier-Doisy reprend du service en 1922, pour être affecté au groupe d’aviation de Tunisie, puis, après un Tunis-Paris réalisé en douze heures à bord d’un Breguet XIV, en juillet 1922, il entreprend, toujours avec le même appareil, un raid Paris-Toulouse-Casablanca-Tunis. Le 24 avril 1924, il s’engage sur la route de l’Extrême-Orient et, après escale à Bucarest, Alep et Hanoï, apparaît dans le ciel de Shanghai, le 21 mai, au terme d’un vol de 17 000 km, effectué à la vitesse moyenne de 190 km/h à bord d’un Breguet XIX A.2. Si l’atterrissage plutôt rude met à mal l’appareil, le colonel Tsou propose à Pelletier-Doisy de repartir sur un antique Breguet XIV, aux commandes duquel il parvient à Pékin où le président de la République chinoise lui offre son sabre personnel orné de trois têtes de lion. Nouveau départ, puis Pivolo se pose à Moukden, se heurte ensuite à toutes les difficultés possibles (météorologiques ou diplomatiques), avant de toucher Osaka et, enfin, Tokyo. Pelletier-Doisy a parcouru ainsi 20 146 km en 119 heures de vol, une belle performance qui fait rêver les pilotes du monde entier. En janvier 1925, en compagnie du colonel de Goÿs, il réussit la double traversée du Sahara, aux commandes du Blériot 115 le Roland Garros.


Sur un Blériot, type Roland Garros ou Jean Casale,
de la mission France-Tchad du colonel de Gaÿs

       L’année suivante, du 11 au 17 juin 1926, il accomplit une liaison Paris-Pékin. En septembre 1927, à bord d’un Amiot 122 BP2, entreprend un périple autour de la Méditerranée, soit 10 850 km parcourus en sept jours et 67 heures de vol effectif. Dès novembre 1928, arrivé au sein du 37e régiment d’aviation basé au Maroc, il accomplit des vols de surveillance et de bombardement au-dessus de territoires rebelles, de même qu’il contribue à des missions photographiques sur des contrées méconnues. De retour en France en 1931, il prend part à une tournée de prestige des grandes capitales européennes et, en 1933, à la fameuse Croisière noire de Vuillemin. Du 11 décembre 1934 à février 1941, Georges Pelletier Doisy va commander l’aviation d’Afrique Occidentale et, à partir de mai 1941, servir au Groupement de transport n° 15, une unité chargée du ravitaillement des troupes du Levant. Mis en congé du personnel navigant le 9 mars 1943, il devait être promu général de brigade aérienne le 1er mai 1945. Il meurt à Marrakech, au Maroc, le 25 mai 1953, et repose au cimetière d’Auch.
       Vuillemin ne restera pas non plus inactif. Devenu général de division en 1936 et chef d’état-major de l’armée de l’Air en 1938, il effectue à Berlin une mission au cours de laquelle il mesure l’importance des forces aériennes allemandes et n’hésite pas à faire part courageusement de son inquiétude aux autorités françaises, Ainsi, déclare-t-il, « nous avons modernisé l’aviation de chasse, mais elle est encore inférieure à celle des Allemands. Nous n’avons pas une aviation de bombardement suffisante. L’aviation d’observation n’est équipée que d’avions périmés. Quant à la D.C.A., elle est notoirement déficiente ». Il devait prendre la tête des Forces aériennes françaises durant la drôle de guerre et la Campagne de France, et quitter l’armée en octobre 1940, atteint par la limite d’âge. Toutefois, il allait reprendre du service en Afrique, en 1943, avec le grade de lieutenant-colonel, affecté au commandement du groupe aérien Bretagne dans le Sud-tunisien. Grand-Croix de la Légion d’honneur, le général d’armée aérienne Joseph Vuillemin meurt le 23 juillet 1963 à l’hôpital Desgenettes, à Lyon, et ses obsèques devaient être célébrées le 27 juillet suivant aux Invalides.

Dagnaux l’Africain


       Bien sûr, Jean Dagnaux occupe lui aussi une place d’importance dans cette formidable galerie de portraits. Il n’a pas non plus perdu de temps à la suite de la « première » aérienne africaine de 1920 et commence par faire ce que l’on peut appeler une pause européenne : en 1922, il effectue la liaison Metz-Budapest-Bucarest-Vienne, aller et retour, puis, en 1923, vole de Paris à Bucarest en une seule journée. Nommé professeur de navigation aérienne et de bombardement au Centre provisoire d’études de l’Aéronautique de Versailles, le 1er octobre 1924, il n’en poursuit pas moins ses expéditions. À la fin de l’année, il fait un aller et retour Paris-Stockholm dans des conditions détestables, avant de se tourner vers l’Afrique. Il a hâte d’y reposer les roues.
       Séduit par cette terre mystérieuse, conscient de l’importance d’un réseau aérien susceptible de renforcer l’empreinte de la France sur cet immense territoire de son empire colonial, le capitaine Jean Dagnaux prend part à de nouveaux raids, en particulier à la mission de Goÿs, en janvier 1925, le raid France-Tchad que j’évoquais précédemment et qui se termine par une tragédie à Niamey, avec la mort d’un des membres d’équipage. Il apparaît que les avions utilisés pour ce voyage – des quadrimoteurs Blériot – ne supportent pas les rudes conditions climatiques et géographiques des régions survolées, malgré des pilotes aussi expérimentés que Vuillemin, blessé dans l’accident, Pelletier-d’Oisy et Dagnaux, lequel, également accidenté, casse sa jambe de bois, sans renoncer à son ambition africaine : si, en 1926, on doit porter à son crédit un Paris-Téhéran, il tente surtout un raid ambitieux entre Paris et Madagascar dès le 25 novembre 1926, à bord d’un Breguet XIX, en compagnie du sergent Defert, son mécanicien. En la circonstance, les deux aviateurs doivent surmonter les obstacles les plus variés, dont un atterrissage forcé à Lyon, et convaincre les autorités espagnoles, à Alicante, que l’appareil photo qu’ils emportent n’est pas employé à des fins d’espionnage ; leur Breguet parvient finalement au terrain de la Senia, à Oran, le 3 décembre, pour une brève escale, repart le jour suivant, « saute » par dessus le Sahara (qu’il franchit à la boussole), atterrit à Niamey le 6 décembre, reprend l’air le 10, met le cap sur Zinder où il se pose le 12 décembre, après un vol non dépourvu d’escales surprise en pleine brousse. Immobilisé par la brume, le Français ne peut reprendre l’air que le 16 décembre, en direction de Fort-Lamy, et, deux jours plus tard, atteint Fort-Archambault d’où il s’envole pour Bangui, une ville dangereuse d’accès en raison des arbres qui s’élèvent en bordure de son aérodrome. Il ne s’agit pas de l’unique péril rencontré par Dagnaux car, le 22 décembre il affronte de violentes tornades pendant son vol pour Léopoldville, où des conditions atmosphériques déplorables le clouent au sol durant six journées interminables. L’aviateur profite d’une éclaircie, le 28 décembre, pour filer vers Luébo, mais le mauvais temps s’en mêle encore et Dagnaux va ronger son frein jusqu’au 12 janvier 1927. Lorsque cessent enfin les pluies tropicales, il quitte Luébo, met le cap sur N’Goulé, où la compagnie belge Sabena lui fournit une assistance technique, puis, le 15, file sur Broken Hill avec la ferme intention de poursuivre sa route dès le lendemain. Cependant, au moment du départ, son appareil heurte un arbre, incident qui bloque le pilote jusqu’au 18 janvier.
       Ce jour-là il rallie Tété, rejoint Quilimane le lendemain et, le 20 janvier, franchit la frontière du Mozambique. L’aventure demeure risquée car, le 21, elle implique un vol de 650 kilomètres au-dessus d’une portion de l’océan Indien, où prolifèrent les requins. Dagnaux et son compagnon d’équipée se jouent de ce danger et poussent de concert un soupir de soulagement quand leur Breguet se présente en vue du terrain de Majunga, dernière étape avant Tananarive. Un ultime problème les retarde : en effet, avant de les accueillir effectivement le 10 février 1927, le terrain malgache a dû être réaménagé, tant les broussailles et les termitières le rendaient impraticable. Pour Jean Dagnaux et le sergent Dufert, l’épopée s’achevait au terme d’un voyage aérien de 13 000 kilomètres accompli en 24 étapes. Il s’agit assurément d’un des raids les plus audacieux réalisés au cours des Années folles, une performance que Dagnaux entend rééditer en sens inverse. Toutefois, une panne moteur gâche le retour alors que l’appareil se trouve en Afrique australe. Le pilote et Treille, son nouveau mécanicien, se voient contraints à frayer leur chemin à travers une nature hostile, infestée de serpents et de crocodiles, avant d’embarquer sur une pirogue providentielle qui les conduit à Chicoa, en territoire sous juridiction portugaise. Tandis qu’une expédition part récupérer le Breguet, qui sera rapatrié à Tété en pièces détachées, Dagnaux et Treille naviguent vers Marseille à bord d’un paquebot dont le nom Roland Garros-ressemble à s’y méprendre à un signe du destin.
       Pas plus l’échec de ce voyage brutalement interrompu que les risques mortels encourus dans un environnement hostile n’ont entamé le rêve africain de Dagnaux. Il quitte l’armée, fonde la Société Transafricaine de Navigation Aérienne et, entre 1928 et 1935, s’investit totalement dans le déploiement du réseau Air Afrique, entouré par Charles Poulin et Paul-Louis Richard. Dès 1929, en pilote expérimenté que n’arrêtent pas les pièges naturels constitués par les vents de sables ou les déluges tropicaux, il installe des escales, établit d’abord le tronçon Alger-Brazzaville, défriche un Sahara bientôt balisé, multiplie les stations météo et les points de ravitaillement et jette ainsi les bases africaines d’une entreprise aérienne aussi efficace que de grande ampleur.
       Lorsqu’en 1934, le gouvernement crée effectivement la régie Air Afrique, Dagnaux en devient le directeur avisé. En moins de six ans, les appareils de la régie affectés sur la ligne Alger-Tananarive totaliseront plus de 6 millions de kilomètres parcourus et 21 562 passagers transportés, sans oublier un tonnage de poste non négligeable. Survient 1939, la guerre. Classé comme affecté spécial à Alger, en raison de ses fonctions et de son invalidité, le lieutenant-colonel Jean Dagnaux demande à partir au combat et rejoint en premier lieu, au grand quartier général, le général Vuillemin, son ancien coéquipier, devenu général en chef des forces aériennes.
       Il se porte aussitôt volontaire pour une unité combattante, ne se satisfait pas d’une place préservée et, quoique réformé à 100%, finit par rallier le Groupement de Bombardement n° 19, avec lequel il réalise sur Bloch 210 les premiers jalonnements de nuit au moyen de bombes éclairantes et de nombreuses reconnaissances lointaines. Dans la nuit du 17 au 18 mai 1940, au cours d’une mission périlleuse sur Givet, la D.C.A. allemande blesse Dagnaux l’Africain, dont l’appareil gravement endommagé, un bombardier Amiot 354 d’où il ne peut s’extraire, s’écrase et explose en flammes au pied d’une chapelle, à La Vallée-des-Bleds, dans l’Aisne, à proximité d’Aubenton, le village natal de Jean Mermoz. Si le lieutenant Fremond, pilote, et le radio Regnault parviennent à sauter en parachute, l’adjudant Maurice Lavolley, mitrailleur, et le colonel Dagnaux périssent. De cet homme exceptionnel dont il avait partagé la grande aventure africaine, Vuillemin disait : « Il était doux et timide comme une jeune fille, mais également doué d’un cœur de lion, animé par une âme de feu, des nerfs d’acier et une volonté de fer ». Il laissait un héritage formidable : le réseau africain !
       Mais d’autres acteurs, et non des moindres, marquent favorablement l’histoire aérienne de l’époque. L’Aéropostale mériterait à elle seule une série d’articles. Son épopée concerne essentiellement la fameuse ligne des Sables décrite d’abord par Kessel, ensuite par Saint-Exupéry dans des textes aux titres d’ailleurs très proches : Courriers du Sud pour le premier, Courrier Sud pour le second. Cette ligne Casa-Dakar, devenue mythique en raison de l’abnégation de ses équipages, surtout face aux difficultés qu’il fallait affronter avec un matériel encore sommaire, ne doit pas faire oublier que le fondateur de la compagnie, Marcel Bouilloux-Lafont, injustement oublié, envisageait d’étendre son réseau à travers l’Afrique et que des vols exploratoires avaient déjà été accomplis par Guillaumet. La politique gouvernementale en décidera autrement, après la création d’Air France et le sacrifice honteux – le mot n’est pas trop fort – de l’Aéropostale sur l’autel d’intérêts politico-financiers franco-allemands... Mais c’est là une autre histoire. Le retrait forcé de l’Aéropostale ouvrait en grand le ciel d’Afrique à Jean Dagnaux.


Saint-Exupéry à Cap Juby

Autres légendes

      Mais l’attrait du désert dépasse largement le cadre de la politique et vise les aventuriers les plus divers, à l’imagination enflammée par les récits de Pierre Benoit. Toujours en quête d’aventure et de projecteurs, André Malraux veut se lancer en 1934 sur les traces de la mythique reine de Saba. Il annonce son intention le 9 décembre 1933. À l’époque où les aviateurs sont des héros et des chevaliers modernes, il veut mener sa quête par les airs, animé par une soif d’exploits et d’héroïsme, et surtout de reconnaissance. Il a besoin du danger, aphrodisiaque puissant. Malraux brûle de partir, et le dit avec ses accents lyriques habituels. C’est alors qu’un aviateur renommé, Edward-Alfred Flaminus Corniglion-Molinier, le convainc sans mal que l’avion se prêterait mieux à cette mission. Un instant pressenti, Saint-Exupéry doit décliner l’offre à regret, Consuelo « le menaçant de le cocufier avec tout Paris s’il se laisse prendre aux mirages yéménites ». C’est finalement Corniglion-Molinier qui effectuera ce vol à bord du Farman 190 personnel de Paul-Louis Weiller, lui-même pilote pendant la Grande Guerre où il l’a connu, devenu patron des moteurs Gnome et Rhône, et qui met à sa disposition Maillard, un mécanicien expérimenté. Saint-Exupéry et Malraux, à bord du même avion, partis à la conquête d’un monde perdu au cœur du désert : on ne saurait rêver meilleure scénario surréaliste, Hélas, la volcanique Consuelo se fait suffisamment persuasive pour détourner Saint-Exupéry de ce projet quelque peu déjanté.
       Amorcée le 22 février 1934, l’expédition, soutenue par L’Intransigeant, quotidien parisien à grand tirage, atteint Djibouti, via l’Italie, la Libye, l’Égypte et le Soudan. L’avion survole bientôt des terres inconnues et finit par repérer des enceintes ovales avec leurs débris de colonnes, des bâtiments à angles, un temple d’allure égyptienne, des tours trapézoïdales, une vaste terrasse oblique. Corniglion-Molinier fait un passage à basse altitude qui confirme qu’il ne s’agit pas d’un mirage. Il s’agit vraisemblablement de Mareb. Là, plusieurs centaines d’années plus tôt, prospérait une civilisation brillante, régnait une reine dont la beauté a défié jusqu’à la mort, mais aussi quelque peu émoustillé l’imagination des explorateurs, quitte à la déformer... Bientôt l’expédition Malraux ne peut pas s’attarder pour des raisons de consommation de carburant. Qu’importe : le but est atteint. Du moins, l’équipage du Farman 190, surtout un Malraux fébrile, veut s’en persuader. De retour à Djibouti, le 8 mars, Corniglion-Molinier expédie un télégramme à L’Intransigeant : « Avons découvert la ville légendaire de Saba. Stop. Vingt tours ou temples toujours debout. Stop. À la limite nord du Roubat el-Kaali. Stop. Avons pris photos pour Intransigeant. Stop. Salutations. » Il va en résulter sept articles de Malraux pour L’Intransigeant, tandis que Corniglion en rédige trois, le tout sous un beau titre très évocateur : « Au-dessus du désert d’Arabie ». À la lecture de ces textes souvent lyriques, qui ne prouvent rien, les attaques se multiplient contre Malraux. L’écrivain- aventurier se défend avec finesse : « Si, comme chacun, nous risquons de nous tromper en identifiant une ville que nous avons vue, nos contradicteurs risquent de se tromper plus encore en identifiant une ville qu’ils n’ont pas vue du tout ». La polémique s’enfle, se dégonfle et tombe dans les oubliettes. Malraux cesse de s’y intéresser, déjà occupé ailleurs. De fait, il avait « survolé une oasis, quelques ruines et des sites avec des maisons blanches habitées, Asahil Rymen, Kharib et Duraib », révélera Olivier Todd dans sa biographie d’André Malraux, publiée chez Gallimard en 2001.
       Mermoz n’aurait pas détesté s’envoler vers le royaume de la reine mystérieuse, mais l’Aéropostale le lui refusa.


Les femmes aussi...

       Nombre d’aviatrices ont abordé l’Afrique au cours des Années folles, à l’image de lady Mary Bailey, de lady Sophie Heath, d’Amelia Earhart lors de son tour du monde inachevé, en 1937, de Beryl Markham qui fut même pilote de brousse, de Maryse Bastié et d’Amy Mollison.
       La Française Léna Bernstein y a même laissé la vie... Le 19 août 1929, cette sacrée fille de l’air, tenace en dépit de ses ennuis financiers, avait fini par recevoir le juste fruit de ses efforts en accomplissant une liaison directe entre Istres et Sidi El-Barani, près d’Alexandrie, soit 2 268 km, ce qui lui permit d’établir ainsi un record de distance, et de s’imposer surtout comme la première aviatrice à avoir traversé la Méditerranée, égale de Roland Garros ! Or les moyens financiers font toujours défaut à Léna, poursuivie par les huissiers. En juin 1932, alors qu’elle dispose enfin d’un Farman 231 grâce à la générosité d’un mécène, ancien pilote de guerre, elle décolle de Cannes pour Alger. Son intention d’établir un nouveau record demeure intacte : elle repartira d’Alger pour rallier Bagdad puis Bassorah. Mais une panne l’immobilise à Biskra, panne à laquelle s’ajoutent de nouvelles complications financières et administratives. Si son voyage n’est pas remis en cause par l’état de l’avion, cette accumulation d’obstacles et de coups durs fait soudain vaciller une volonté trop souvent sollicitée. Munie d’une bouteille de champagne et de médicaments, elle se fait conduire à Tolga, sur la route de Kanja à Sidi-Nadji, à la lisière du désert, où on la découvre quelques jours plus tard. Trop tard !
      « Si d’empires anciens, puissants et redoutés, qui s’étendaient là, ne subsistent plus que les sables balayés encore et toujours par le vent, les voix des héros parfois oubliés ne s’éteignent pas et murmurent leurs invitations aux voyageurs, et les cœurs palpitent toujours : ils confèrent au désert sa vibration si singulière ».

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Un Breguet des Lignes aériennes Latécoère en préparation de vol

 

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