SAINT-BERNARD DU DÉSERT

 


Source :

LE SAHARIEN
n° 38 – 1er et 2ème Trimestre 1965
Revue trimestrielle éditée par La Rahla – Amicale des Sahariens
Tous droits de reproduction (articles et illustrations) réservés pour tous pays

 

    On a communément pris l’habitude d’empl0yer le terme « Chameau » dans un sens péjoratif ; aussi la plupart des gens se représentent-ils cet animal comme vicieux, méchant, sale, malodorant, etc... En résumé une bête extrêmement désagréable. L’ayant pratiqué près de huit années consécutives, je me propose en prenant la défense de mon vieux compagnon de détruire un peu cette légende.

    Naturellement, comme dans toute société humaine ou animale, l’on trouve de bons et de mauvais éléments. Mais en restant dans le cadre des animaux montés il ne faut pas perdre de vue le fait que les chameaux vivent beaucoup plus en liberté que les chevaux par exemple. En effet, à l’issue d’une étape le méhariste moyen entrave sa mouture qui se débrouille seule pour trouver sa nourriture en parcourant aux environs des distances parfois considérables. Par contre, le cheval après son travail rejoindra un box confortable où, à l’abri des intempéries, un lad attentionné le bouchonnera, le nourrira et l’abreuvera. Le second aura donc tendance à s’humaniser beaucoup plus facilement.

    Je me souviens avoir fait l’acquisition en septembre 1951 d’un magnifique méhari de l’Aïr qui se trouvait être d’un caractère des plus désagréable, il mordait, ruait traitreusement, était très difficile à attraper et à seller. Bref une charmante nature. Ne parlons pas des mésaventures qui suivaient généralement lorsque j’avais réussi à l’enfourcher. Or après quelques mois de soins attentionnés, la bête féroce devint un parfait mouton et, chose rare chez ces animaux, répondait même à l’appel de son nom.

    Au moyen de deux anecdotes vécues je vais maintenant illustrer l’un de ses aspects les plus sympathiques qui l’apparente au légendaire chien Saint-Bernard. En effet, de nombreux nomades mourants de soif lui doivent la vie.

    Au mois de juillet 1960, par une chaleur écrasante, venant du Puits de GUERNENE (50 km ouest de TIMISSAC) je me dirigeais vers IN OUZZEL, via IN KHALDIOUN accompagné d’AHMED l’un de mes méharistes. Ce matin-là après avoir bivouaqué sur le reg, nous marchions allègrement « Senatet senatet » (1), nos montures en forme ne portant, outre leur cavalier, qu’un « Kaïa » (2) réduit à quelques poignées de dattes, fromages secs, thé et sucre et une guerba pleine aux trois quarts. Vers 11 h du matin la monture de mon camarade qui était chargée de cette guerba, bronchait dans un passage difficile ; les cordes de suspension arrière cédaient et elle vint heurter l’antérieur droit du chameau qui, effrayé, rua crevant ainsi cette malheureuse guerba dont aussitôt le bienheureux liquide se déversa complètement si ce n’est la valeur d’un quart.

    Consternés nous décidâmes d’accélérer l’allure au maximum pour tenter de joindre IN KHALDIOUN — distant encore de 8 à 9 heures de marche — avant la nuit. L’après-midi passa péniblement, nous trottions côte à côte, en silence, abrutis par la chaleur et la soif, excitant nos montures du pied et de la cravache. Vers 16 h épuisés arrêtés quelques instants sous l’ombre parcimonieuse d’un petit épineux, et utilisant notre malheureux dernier quart d’eau nous fîmes bouillir un thé très fort qui nous donna un coup de fouet passager. Vers 19 h nous apercevions les épineux de l’Oued IN KHALDIOUN et bientôt stoppions à l’emplacement du puits pour nous apercevoir avec horreur qu’il était entièrement comblé par le sable. Seuls des amoncellements de vieilles crottes de chameau indiquaient son emplacement approximatif. Que faire ? Il n’était pas question d’essayer de désensabler ce puits profond car, démunis d’outi1s, affaiblis par la dure journée écoulée, nous en aurions été bien incapables. De plus, l’absence de toute trace fraîche laissait supposer que non content d’être ensablé il devait être a sec. Seule solution : continuer notre route vers INOUZZEL distant encore de 55 kms environ. Lourdement remontés en selle nous prîmes en silence la direction de ce dernier puits. Une heure plus tard, la langue collée au palais, les tempes bourdonnantes, nous aperçûmes un chameau pâturant en liberté dans un petit oued. Aussitôt nous nous dirigions vers lui constatant bientôt avec joie qu’il s’agissait d’une chamelle portant un « abdja » (3) relevé sur l’arrière main ce qui nous permit d’en déduire qu’elle s’était échappée récemment d’un campement et que ses mamelles étaient gonflées de lait. Ragaillardis par l’espoir de pouvoir étancher notre soif grâce à ce liquide bienvenu, nous nous approchâmes prudemment pour ne pas l’effaroucher. Las, nous n’en étions encore qu’à 300 m, lorsqu’elle nous vit et prit le trot dans la direction opposée. Un coup d’œil à AHMED et la décision était prise : nous allions tenter coûte que coûte de l’attraper. Empoignant nos cordes prêtes à être lancées dans les pattes de la fuyarde, cravachant nos montures nous nous lançâmes à sa poursuite. Hélas malgré tous nos efforts la chamelle reposée et haut le pied distançait facilement nos propres méharas montés et éprouvés par le trot soutenu depuis l’aube. C’est alors qu’en galopant sur ses traces nous coupâmes les traces d’un jeune chamelon. « Nous sommes sauvés, Inch Allah, me dit AHMED tirant sur ses rênes, ce chamelon ne peut être que le sien, compagnon de son escapade. Nous allons le chercher, l’attraper et à la tombée de la nuit elle viendra sûrement pour l’allaiter ». Effectivement après avoir suivi les petites traces sur environ 1 500 m nous trouvions un joli petit chamelon blanc de 4 à 5 mois ; la petite bête prise sans difficultés fut solidement encordée au cou de mon chameau, et revenant sur nos pas nous baraquions nos chameaux dans l’Oued là où la chamelle avait disparu. Nos montures entravées pâturaient avidement le drinn, tandis qu’allongés nous attendions impatiemment la venue de la chamelle qui blatérait sourdement dans le lointain cherchant son petit.

    La nuit tomba ; le chamelon attaché au tronc d’un épineux gémissait tandis que nous tentions de calmer la soif lancinante en mâchant des fibres de l’arbuste. Soudain la grande silhouette claire se dessina dans l’obscurité et elle s’approcha craintivement de son petit. Dès qu’elle fut à sa portée, celui-ci commença à téter à grands coups de tête maladroits. Pendant ce temps AHMED rampait silencieusement dans le sable, l’approchait imperceptiblement et dès qu’il arriva à bonne portée bondit en l’empoignant à la queue. Effrayée elle détala, mais le poids de l’homme solidement agrippé à sa queue, les talons arcboutés dans le sable la freina rapidement et, muni d’une corde, je parvins à l’entraver solidement. Dès qu’elle fut immobilisée, AHMED commença à la traire dans sa « tamnast » (4) que je vidais goulument dès qu’elle fut remplie ; mon c0mpagnon se désaltéra ensuite puis, notre soif étanchée, vida le reste de la traite dans la guerba hâtivement recousue par mes soins. Après avoir libéré nos sauveurs et pris un peu de repos nous reprîmes la direction d’IN OUZZEL où, épuisés mais heureux de nous en être tirés à si bon compte, nous arrivions vers 4 h le lendemain matin. Si la Providence n’avait placé sur notre chemin cette brave bête et son petit nous n’aurions certainement pas tenu jusqu’au puits car la dernière ressource du méhariste en difficultés qui consiste à s’encorder à sa selle et à laisser le chameau poursuivre seul sa route jusqu’au point d’eau le plus proche nous aurait été refusée puisque nos montures abreuvées l’avant-veille à GUERNENE ne souffraient pas encore de la soif et de ce fait auraient longuement pâturé au lieu d’aller directement vers le puits.

    Un autre exemple de chameaux jouant le rôle de sauveteur me fut narré par un de mes amis nomades, BARKA de la tribu de IKLAN-TEOURIT. Vers les années 1940, ce dernier alors âgé de 14 ans quittait IN SALAH en direction du HOGGAR avec une caravane de dattes. Aux gueltas de TIGUELGUEMINE, son oncle MOHAMED qui dirigeait la caravane, pressé pour un motif quelconque de rejoindre ses campements dans la direction d’ARAK, la laissait sous la conduite d’un des autres caravaniers et prenait les devants accompagné du jeune BARKA. Trois jours plus tard, leur provision d’eau presque épuisée, ils furent pris au milieu d’un très fort vent de sable et s’égarèrent. Malgré tous ses efforts, MOHAMED n’arrivait pas à retrouver la direction d’ARAK dont une trentaine de kilomètres environ les séparaient. La fraîcheur de la nuit les réconforta un peu mais ils commençaient cependant à souffrir terriblement de la soif, n’ayant plus bu depuis midi.

    Le lendemain matin; MOHAMED âgé et éprouvé par la soif et les fatigues de la marche n’arrivait plus que très difficilement à tenir en selle. Soudain, vers midi, il se laissa glisser du haut de son chameau et parlant avec peine dit à son neveu qu’il ne pouvait plus continuer. L’enfant tenta de le soulever pour le remettre en selle et l’encorder mais ses faibles forces éprouvées le trahirent Quelques instants plus tard, bredouillant difficilement MOHAMED lui dit d’égorger l’un de leur deux chameaux pour étancher leur soif avec son sang.

    Prenant son poignard, l’enfant ne fit que blesser mortellement la bête qui sous l’effet de la douleur se débarrassa de ses entraves pas assez solidement nouées pour aller en titubant mourir vidé de son sang à 500 m de là. BARKA le rejoignit et après avoir ouvert le ventre but l’infect liquide contenu dans la panse ; ensuite, faisant preuve d’une étonnante présence d’esprit, il débarrassa la cavité stomacale de ses viscères et s’y installa passant le reste de la journée relativement abrité du vent et du soleil. Au crépuscule, un peu reposé, il quittait son abri pour constater le décès de MOHAMED. Enfourchant alors le deuxième chameau, il s’encordait à la rahla, se fiant à l’instinct de la bête qui, elle-même assoiffée, prit immédiatement la direction d’une guelta située à une dizaine de kms au nord est d’ARAK. Ils arrivèrent vers minuit. BARKA totalement inconscient fut recueilli et soigné par des nomades de sa tribu qui se trouvaient là abreuvant leurs chamelles au clair de lune. Il resta par la suite de longs mois sans parler, ne se nourrissant que de lait sucré qu’on lui faisait ingurgiter au moyen d’une théière dont il suçait le bec.

    Les cas de ce genre ne sont pas rares et en relatant ces faits vécus je tenais à exposer quels peuvent être pour ses utilisateurs les avantages dus à l’instinct, à la sobriété et à l’endurance de celui qui, comme l’âne de LA FONTAINE, serait trop facilement pris pour « ce pelé, ce galeux… »


G. CHEVALIER.

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    (1) Senatet, senatet — tamahag : petit trot (littéralement « deux deux » – s’explique par le fait qu’au petit trot les traces des sols antérieures sont parfaitement juxtaposées).
    (2) Kaïa : tamahag : charge, équipement.
    (3) Abdja : tamahag : filet en fibres de palmier dont on ceint les mamelles de la chamelle pour empêcher le petit de chercher continuellement à téter.
    (4) Tamnast : tamahag : plat en cuivre à usages variés dont le méhariste ne se sépare pas.



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