« J’ai visité REGGAN,
CITÉ ATOMIQUE INTERDITE
au cœur du Sahara »

De notre envoyé spécial

      C’EST en l’absence de tout représentant de la Presse (1) que, le 13 février 1960, l’explosion de la première bombe atomique française illuminait le ciel de Reggan, cette cité mystérieuse qui a été édifiée en moins de trente mois, au cœur du Sahara. Mais, un peu plus d’un mois après – 32 jours exactement – le ministre des Armées invitait vingt-sept journalistes français à visiter les installations de la « cité interdite » avant la seconde expérience qui devait se dérouler le 1er avril au matin : c’était la première fois depuis la création, en juillet 1957, du « C.S.E.N. » (Centre saharien d’expérimentations nucléaires) que des personnes étrangères au Commissariat à l’Energie atomique ou à l’Armée, étaient admises à y pénétrer !
      J’ai eu la chance d’être l’un de ces vingt-sept privilégiés, que l’unique DC 4 en service dans l’Armée de l’Air (2) mena d’Orly à l’aérodrome de Reggan en un vol de neuf heures sans histoire, coupé d’une courte escale technique à Alger. Il était 21 heures et il faisait nuit noire lorsque le commandant de bord nous ordonna de boucler nos ceintures pour l’atterrissage : depuis Alger, nous venions de parcourir plus de 1 200 kilomètres dont 900 au-dessus d’un désert de sable roux où, jusqu’à ce que le soleil se couche, nous avions tenté en vain de discerner la moindre trace de vie. Et voici que, tout à coup, un spectacle inattendu s’offre à nous à travers les hublots de l’avion : en plein désert du Tanezrouft, le « pays de la peur et de la soif », une petite ville éclairée de mille lumières ! C’est la base de Reggan !
      Mais déjà notre appareil s’est posé, roule sur la piste impeccable, passe devant la tour de contrôle et vient s’arrêter devant les bâtiments ultramodernes de l’aérogare. Terminus : tout le monde descend !
      L’arrivée d’un avion qui vient de Paris, à 2 500 kilomètres de là, c’est toujours une distraction pour les militaires qui vivent dans ce désert. Aussi, malgré l’heure tardive, sont-ils venus nombreux pour assister à notre débarquement. Ils ont la peau tannée et sont vêtus d’un short et d’une chemisette kaki, chaussés de sandales, et coiffés de chapeaux de brousse ou de casquettes de toile aux couleurs variées. Bien informés de la qualité des nouveaux arrivants, en voici qui, tout à coup, se mettent à scander sur l’air des lampions : « Tintin ! Où est Tintin ? »… Première surprise !
      Mais une première formalité m’attend, impérieuse celle-là : je dois, comme mes confrères, présenter mon ordre de mission aux gendarmes. En échange, ceux-ci me remettent un « badge » numéroté sur lequel sont inscrits mes nom, prénom et qualité, et que je devrai dorénavant arborer visiblement sur mon veston ou ma chemise, comme tout le personnel – civil ou militaire – séjournant à Reggan.
      Après quoi, un autocar des plus confortables, nous conduit par une large avenue goudronnée jusqu’à un building en aluminium, au troisième étage duquel nous attendent des chambres de style moderne, à l’air climatisé, et où je vais pouvoir me reposer des fatigues du voyage.


La « Base-Vie » est installée sur un plateau bordé d’une falaise de grès rouge. C’est au pied de celle-ci que s’ouvrent les trois galeries pénétrantes qui conduisent aux laboratoires souterrains de la Direction des Applications Militaires. Chacune d’elles ne mesure pas moins de 215 mètres de long sur 4,50 mètres de large et 4,30 mètres de haut, et elles sont reliées entre elles par des galeries latérales de 100 mètres de long chacune.

 


C’est dans un building semblable à ceux-ci que nous avons été hébergés pendant notre séjour. Il s’agit de bâtiments préfabriqués, en aluminium poli, et munis de tout le confort moderne, depuis les portes et fenêtres anti-poussière jusqu’à l’air climatisé. Certains sont à usage d’habitation (chambres individuelles avec eau courante froide et chaude, salles de douches, etc.), tandis que d’autres abritent des bureaux.

POURQUOI REGGAN ?

     Le lendemain matin, dès 7 h. 30, nous sommes tous rassemblés dans la « salle de briefing » du Centre. Celle-ci est installée dans un immeuble extérieurement semblable à celui dans lequel nous avons passé la nuit, mais dont l’intérieur a été aménagé en bureaux et salles de conférences. C’est le commandant du Groupement opérationnel des Expérimentations nucléaires, le général Ailleret, « grand patron » de Reggan, qui nous explique lui-même les raisons qui ont conduit à choisir cette région pour les expériences françaises :
– son éloignement des lieux habités, pour s’assurer le maximum de sécurité contre les retombées radioactives (la première agglomération importante est Colomb-Béchar, ville de 17 500 habitants, à plus de 700 kilomètres de là) ;
– l’existence d’un plateau, permettant l’aménagement rapide et pas trop coûteux d’un aérodrome où puissent se poser les gros avions transporteurs de matériel ;
– la possibilité d’y trouver de l’eau en y effectuant des forages n’excédant pas 100 à 200 mètres ;
– enfin, des conditions climatiques convenables du 1er octobre au 15 mai.
      C’est le 15 juillet 1957 que le ministre des Armées décida l’implantation du C.S.E.N. à Reggan. Dès fin 1957, les premiers forages permettant l’alimentation en eau du futur Centre étaient terminés. Aussitôt, le 11ème Régiment du Génie Saharien s’installait sur place, sous tentes, et se mettait à l’ouvrage. En juillet 1958, l’aérodrome était prêt à fonctionner. Depuis, les travaux se sont poursuivis à un rythme accéléré, permettant à la première expérience de se dérouler dès le 13 février, soit deux mois plus tôt que prévu par le « planning ».


Ces deux jeunes garçons, photographiés en compagnie de notre envoyé spécial ont assisté à l’explosion de la première bombe « A » française... ce dont ils ne sont peu fiers ! Ils vivent à Reggan avec leur maman et leur papa, le colonel d’aviation Guernon, qui commande la base du C.S.E.N. (Centre Saharien d’expérimentations Nucléaires). Jean-Michel (10 ans) et Alain (8 ans) sont des fidèles lecteurs de notre journal auquel ils sont abonnés depuis plusieurs années et qu’ils continuent de recevoir chaque semaine dans leur bordj du désert.


En revenant des alentours du « point zéro », les journalistes passent par la base avancée d’Hamoudia. Aussitôt, par mesure de précaution, les véhicules qui les ont transportés sont lavés à grande eau par des équipes spécialisées, pour éviter que des poussières radioactives n’y restent accrochées…

 


… Et pendant ce temps, les visiteurs subissent l’épreuve du compteur Geiger, petit appareil qui permettrait de déceler sur eux la moindre poussière radioactive. Mais soyez rassurés sur leur sort : aucun d’entre eux n’a été contaminé ! (À noter que la petite boîte qui pend au cou de notre collaborateur est le dosimètre qu’il a reçu – suivant la règle – avant de pénétrer sur le « champ de tir ». Au retour de chaque mission, l’appareil est analysé par le laboratoire pour déterminer la dose de radiations reçue par celui qui le portait).

HAMOUDIA

     Après ces explications préliminaires, nous nous répartissons entre trois véhicules six par six qui, par une route goudronnée, nous emmènent à toute allure vers Hamoudia, à une quarantaine de kilomètres au sud de Reggan. Petite attraction touristique : chemin faisant, nous croisons la route transsaharienne N° 2 (Oran – Gao), ensablée à souhait celle-là, et dont le poteau indicateur nous rappelle que nous nous trouvons à 700 km de Colomb-Béchar et 1 442 km d’Oran vers le Nord, 498 km de Bidon V et 1 332 km de Gao vers le Sud.
      Hamoudia, c’est la « base avancée » où s’élèvent quelques bâtiments pouvant abriter tout juste une centaine d’hommes, ceux qui sont chargés des derniers préparatifs des expériences. Mais c’est là aussi qu’est installé le P.C.C.M. (Poste de Commandement et de Contrôle des mesures) et le P.C.P. (Poste de Commandement principal) à partir duquel la première explosion a été déclenchée.
      Installé dans une baraque que rien ne distingue des autres, le P.C.P. comprend notamment :
– un « programmateur » qui, avant leur déclenchement, prend en charge – électroniquement – tous les appareils disséminés sur le champ de tir ;
– un poste de télé contrôle destiné à vérifier le bon fonctionnement du programmateur ;
– un pupitre de contrôle général des télécommandes ;
– un tableau à voyants lumineux permettant de vérifier si toutes les conditions nécessaires sont réunies.
À côté, le P.C.C.M., entièrement confié aux soins des ingénieurs et techniciens du Commissariat à l’Énergie atomique, a pour mission de procéder à toutes les mesures et recherches d’ordre scientifique, en établissant le « diagnostic » de l’explosion.

LE « CHAMP DE TIR »

     Avant de nous enfoncer plus vers le Sud, en direction du « point zéro », distant d’une quinzaine de kilomètres d’Hamoudia, chacun de nous perçoit un petit équipement : dosimètre, bottes de caoutchouc, moufles de toile blanche, et masque à gaz. Un dernier barrage de gendarmes franchi, nous roulons maintenant sur le « champ de tir ».
      Premier arrêt au point « M 06 », où nous visitons un blockhaus enterré, dont la paroi sud est percée d’une vingtaine de hublots. Derrière chacun de ceux-ci, un appareil de prises de vues pointé vers le « point zéro », à 2 kilomètres de là. Au total, nous dénombrons : quatre caméras ultra-rapides (dont une, fabriquée spécialement pour la circonstance par des ingénieurs français, est capable de saisir 1 200 000 images à la seconde mais qui, en fait, n’est équipée que pour prendre 240 vues), et 16 appareils de prises de vues statiques, dont les obturateurs se déclenchent à instants successifs. Bien entendu, au moment de l’explosion, aucun opérateur ne se trouvait dans le blockhaus : tout l’appareillage était télécommandé à partir du P.C.P. et du P.C.C.M.
      L’ingénieur du C.E.A. qui nous guide, nous explique qu’un autre blockhaus, M 07, semblable à celui-ci, et équipé des mêmes appareils, est installé à la même distance du point zéro, mais de l’autre côté de son axe. Au passage, nous jetons un coup d’œil sur un parc de matériels automobiles (jeeps, chars, camions) qui, après avoir été soumis, à différentes distances, aux effets de l’explosion, ont ensuite été rassemblés là pour permettre aux spécialistes d’en tirer des enseignements.
      Nous remontons dans le 6X6, et quelques instants plus tard, nous arrivons au « point alpha », à « environ un kilomètre du point zéro ». C’est là, dans un blockhaus de 200 mètres carrés, protégé par une épaisse voûte en béton et un sas blindé, qu’étaient transmises par des câbles et enregistrées les mesures effectuées par les appareils placés auprès de la bombe, ce qui devait permettre d’étudier ultérieurement le mécanisme de mise à feu et le déroulement de la réaction en chaîne. On y trouve un appareillage tout à la fois coûteux, complexe et secret : mais rien à craindre, les profanes que nous sommes seront bien incapables d’en percer le fonctionnement !


Plusieurs centrales électriques, dont les alternateurs sont entraînés par des moteurs Diesel, ont été construites à Reggan. Tout naturellement, leur fonctionnement et leur entretien sont assurés par du personnel de la Marine Nationale : électricité et Diesel n’ont pas de secret pour les « pompons Rouges » !
Avant de quitter « alpha », nous jetons un coup d’œil sur le terrain : non loin de nous, vers l’Est, nous apercevons très nettement la tache noire de sable vitrifié (3). Mais, bien entendu, nulle trace de la tour, qui a été pulvérisée par l’explosion. Plus loin, et à des distances variables : des carcasses d’avions, de véhicules, des mâtures de navires. Mais : Top Secret !
      Nous rentrons maintenant à la « Base Vie ». Auparavant, arrêt à Hamoudia où, tandis que nos véhicules sont systématiquement nettoyés, nous passons – c’est obligatoire ! – par le « poste de décontamination », où nous sommes bien vite rassurés : aucun de nous n’est radioactif !...

LA « BASE VIE »

     Après un copieux déjeuner dans un des mess de la « Base Vie », il ne nous faudra pas moins de tout l’après-midi pour visiter les installations de celle-ci. « La Base Vie » c’est l’ensemble des constructions et des installations qui permettent de loger, de nourrir et de distraire quelque 5 000 hommes... et 29 femmes en période normale (6 à 7 000 au moment de l’explosion), dans une région où la vie est entièrement artificielle, et aussi de fournir aux savants, ingénieurs, officiers et techniciens, les laboratoires nécessaires aux essais à effectuer au Centre.
      On y trouve : des quartiers d’habitations climatisées pour les cadres et les troupes, avec mess et foyers (une salle de cinéma de 500 places y est même en cours de construction) ; un hôpital de 100 lits, avec un bloc opératoire ultramoderne ; des centrales électriques ; des châteaux d’eau, des dépôts de carburants, des ateliers de réparation et, bien sûr, toutes les installations (boulangerie, chambres frigorifiques, cuisines, etc.), permettant d’assurer la subsistance des « pensionnaires ».


C’est à la base avancée d’Hamoudia (à 15 km du point zéro et à une quarantaine de kilomètres de Reggan), qu’était installé le Poste de Commandement Principal (P.C.P.) à partir duquel le général Ailleret a déclenché l’explosion de la bombe. Parmi bien d’autres appareillages compliqués, on y trouve ce pupitre de commande du « programmateur de tir » muni de douze clés de sécurité. Avant le jour « J » chaque chef de mission sur le champ de tir détenait une de ces clefs qu’il devait, à son retour, engager dans la serrure correspondante. Tant que les 12 clés n’avaient pas fonctionné, le « programmateur » restait bloqué et l’explosion ne pouvait donc pas être déclenchée.

 

À ce propos, quelques chiffres permettront de vous faire une idée des énormes moyens nécessaires. C’est ainsi que trois équipes de 5 hommes chacune se relaient en permanence à la boulangerie pour fabriquer 3 tonnes de pain chaque jour. Cinq à six tonnes de vivres sont consommées journellement à la base, tandis que 3 000 litres de vin y sont bus... sans compter plusieurs milliers de bouteilles de jus de fruits, bière et eaux minérales. Bien entendu; tout cela doit être amené sur place par la route ou par air (c’est le cas, notamment, des vivres frais).
      Mais le plus fantastique de tous les travaux qui ont été réalisés à Reggan, c’est l’installation souterraine des laboratoires de la Direction des Applications militaires (D.A.M.) du Commissariat à l’Énergie atomique. Ce sont les sapeurs du Génie qui l’ont menée à bien. Pour cela, ils ont dû creuser dans la falaise de grès rouge, qui borde la Base, un ensemble de galeries s’étendant sur deux kilomètres et représentant un volume de 30 000 mètres cubes ! Ainsi les techniciens peuvent-ils maintenant travailler à l’abri du sable, dans un air sans cesse renouvelé par d’énormes ventilateurs et dont la température est toujours supportable, quelle que soit celle qui règne à l’extérieur. Nous avons parcouru une grande partie de ces souterrains où tout est propre et net ; mais sur les résultats des recherches scientifiques qui s’y font, là encore, et c’est compréhensible : « Top Secret ».
      Après une seconde nuit passée à Reggan, nous reprenions l’air le lendemain à l’aube. Et c’est dans l’avion qui nous ramenait à Paris, que nous fut donnée la primeur d’un renseignement, jusque-là gardé secret : « La première bombe A française avait une puissance de 60 à 70 kilotonnes » c’est-à-dire cinq fois plus forte que celle que les Américains lancèrent sur Hiroshima, et dont la puissance pourtant était telle que, quelques jours plus tard, les Japonais demandèrent l’armistice.
C’est alors que je me souvins que l’admirable effort réalisé par les militaires à Reggan était l’aboutissement de bien d’autres efforts et de patientes recherches effectuées dans des laboratoires français par une multitude de savants, d’ingénieurs et techniciens anonymes. L’histoire de ces recherches est tout aussi passionnante que celle de Reggan, et c’est pourquoi je vous la raconterai bientôt.

Pierre LOUIS.
___________
(1) Voir « Tintin » n° 592 du 25 février 1960.
(2) C’est celui qui, autrefois a été offert au général de Gaulle par le président Truman.
(3) Voir photo dans « Tintin » n° 503 (page 22).

Photos : Service Cinématographique des Armées

 

Source :

Journal de TINTIN
n° 600 - 21 avril 1960

 

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