TANEZROUFT désert de la soif
par le lieutenant MOPPERT
Sources : Gendarmerie Nationale
Revue d'Études et d'Informations n° 54 – 4ème trimestre 1962


    Le mercredi 12 avril 1933, l’aviateur civil britannique William Lancaster, âgé à l’époque de 35 ans, tentant le raid Londres – Gao à bord d’un appareil de tourisme « Avro » monoplace, disparaissait corps et biens au cours de la traversée du Sahara.

       Le 11 février 1962, un peloton du groupement saharien mixte du Touat découvrait en plein Tanezrouft les débris d’un avion et, à côté d’eux, le corps momifié du pilote : l’infortuné Lancaster venait d’être retrouvé.

       Vingt-neuf ans s’étaient écoulés depuis cette nuit durant laquelle le petit biplan, son moteur en panne, avait percuté le sable du désert…

       Sur le livre de bord et le carnet de carburant parfaitement conservés, le pilote en détresse, du jeudi 13 avril au jeudi 20 avril 1933, date de sa mort, avait noté ses pensées, décrit son état d’âme et les étapes de sa lente agonie tout au long des jours de cette interminable semaine : espoir d’être secouru, soif, désespérance, sérénité… La traduction du pathétique message a été opérée à des fins administratives. Mais elle ne saurait être rapportée ci-dessous. Ce document de caractère strictement privé, appartient à la famille du pilote disparu et ne peut être exploité dans le domaine public*.


         Peut-on imaginer plus morne qu’un dimanche à Adrar ? En 11 février 1962, tel était l’essentiel de mes réflexions tandis que je traversais, pour me rendre au bureau de la compagnie, la célèbre place Laperrine (1). Ce nom, resté si vivant dans la mémoire des sahariens, évoque les légendaires épopées du grand désert, « L’Escadron blanc », les traversées du terrible Tanezrouft… La sonnerie du téléphone vient subitement me tirer de mes rêveries :

                – Le colonel veut vous voir d’urgence au sujet d’un accident d’avion.

      Cette fois, c’est un événement qui sort de l’ordinaire. Je me dirige vers le P.C. du secteur et dans mon for intérieur je passe en revue toutes les mesures à prendre en cas de sinistre aérien… Mais quand j’entre dans le dans le bureau du colonel, ce dernier est très calme :
     
          – Un peloton du groupement saharien mixte du Touat, me dit-il, a découvert le corps d’un pilote et les restes de son avion en plein Tanezrouft. L’accident remonterait à 1933. Pouvez-vous effectuer une enquête à ce sujet ?
     
           Décidément, le Sahara nous fera toujours plonger dans le passé.

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* Une revue française a publié en novembre 1962 la traduction complète des notes de William Lancaster.
(1) Dont Cécil Saint-Laurent, dans son livre « Les passagers pour Alger », se plaît à souligner qu’elle est aussi grande que celle de la Concorde.

          Je situe l’endroit de l’accident : 70 km, à l’ouest de ce que l’on a longtemps appelé la piste impériale n° 2 (Oran – Gao), à hauteur du P.K. 296 sud de Reggan.
          Les mesures sont rapidement prises. Le personnel de la brigade des recherches d’Adrar prend place dans une des jeeps sahariennes de la compagnie, spécialement équipées pour la région (chargement d’essence permettant un rayon d’action de 1 000 km, échelles de sable, compas solaire, radio, réserves d’eau, etc…). En deux heures de piste, Reggan est atteint. Le commandant de la brigade de Reggan-Palmeraie, qui avait reçu un message de la compagnie, est prêt avec son véhicule (2). Le maire, en l’occurrence le capitaine chef de C.A.S., est prévenu.
     
          La patrouille s’ébranle et suit la piste impériale jusqu’à la balise 250, où existe un abri de la compagnie Mer-Niger. Après une pause, elle arrive au P.K. 296 et met le cap à l’ouest. Aucun point de repère n’existe dans cette immense étendue totalement désolée. C’est donc vraiment par le plus pur des hasards que le peloton a dû tomber sur l’épave de l’avion. Sans doute, les missions et expéditions dans le Tanezrouft ont-elles été rares depuis 1933. La Gendarmerie, pour sa part, y a cependant effectué plusieurs expéditions, notamment les missions « Oryx » novembre 1960 (3) et « Autruche » en novembre 1961.
     
          L’adjudant commandant le peloton saharien ayant découvert les débris de l’avion il y a 24 heures est venu au-devant de la patrouille. Son émotion est encore visible.

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(2) Toute la partie du Tanezrouft qui s’étend au nord du tropique du Cancer fait partie de la circonscription de la brigade de Reggan-Palmeraie.
(3) Cf. Revue d’Études et d’Informations n° 49.
L’épave, telle qu’elle apparut dans l’étendue inhumaine du Tanezrouft
      – Après avoir quitté Bordj-Pérez et atteint un point appelé « Tanezrouft-Signal », me dit-il, j’ai roulé pendant 115 km, vers le nord, puis me suis dirigé plein est. C’est au bout de 107 km, dans cette direction que j’ai été intrigué par ce qui semblait une carcasse indéterminée. C’était la carlingue d’un petit avion d’un modèle ancien, mais quelle ne fut pas ma stupéfaction quand à quelques mètres de là, je découvris le corps du pilote dans une position terriblement impressionnante.
      Effectivement, les gendarmes constatent que le cadavre est allongé sur le côté gauche. Recouvert par une pellicule de sable il semble momifié. Le bras gauche est sous le corps, le bras droit replié, la main près de la gorge. Tout porte à croire que la mort n’a pas été consécutive à la chute de l’appareil. Le sable a empêché la putréfaction et, s’étant incrusté dans la peau, lui donne l’apparence de la terre cuite. Seule, une partie du crâne a été blanchie par les intempéries. Vingt-neuf ans après, le corps est dans un état de conservation remarquable. Les vêtements sont encore reconnaissables. Quant à l’avion, il a les roues en l’air et n’a fait que capoter. Il s’agit d’un biplan monoplace « Avro » à moteur « De Havilland ». Il a vraiment l’air « d’un pauvre canard au dos brisé avec beaucoup de plumes manquantes ». On saura plus tard que c’est parce que le pilote a arraché la toile pour faire des torches que son avion est ainsi « déplumé ».
« Fin du 5ème jour, c'est-à-dire 6 h 45 de l’après-midi du 5ème jour.
Le SOUTH CROSS MINOR n’a pas grande allure maintenant. J’ai dû arracher beaucoup de toile pour faire des torches. Aussi, il est comme un pauvre canard au dos brisé avec beaucoup de plumes manquantes… »
           Un rapide examen des papiers va nous permettre de connaître le drame qui s’est joué là du 12 au 20 avril 1933. En effet, avant de mourir, cet homme a rédigé des notes sur son livre de bord et sur son carnet de carburant. Puis il a pris soin d’envelopper ces documents dans la toile et a ligoté le petit paquet sous l’aile de son avion. On retrouvera également son passeport, son portefeuille et, dans ce dernier, de l’argent ainsi que des photographies. Le tout dans un parfait état de conservation. Autour de la carcasse sont éparpillés, entre autres objets, deux bouteilles thermos et une lampe.
     
           Le passeport fournit l’identité du pilote : il s’agit de monsieur Lancaster William Newton, né le 14 février 1898 à Birmingham (Angleterre), demeurant à l’époque à Londres. Sa profession d’aviateur civil consistait semble-t-il, à effectuer des raids d’essai. Le dernier qu’il a tenté de réaliser était Londres-Gao, comportant la traversée du Sahara. L’accident a eu lieu le 12 avril 1933. Dans quelles conditions le pilote est-il mort ? Pendant combien de temps a-t-il survécu ? C’est ce que révèleront ses notes rédigées sur le carnet de bord.
     
          Tous les papiers sont soigneusement emballés par la patrouille. Le corps est hissé dans un Dodge et amarré à une échelle de sable, la tête reposant sur le siège que l’on a extrait de la cabine de pilotage. C’est dans ces conditions que le cadavre de l’infortuné Lancaster arrive à Reggan – d’où il avait attendu en vain les secours il y a 29 ans – le 14 février 1962, jour du 64ème anniversaire de sa naissance.
     
          Tandis que l’inhumation du cadavre a lieu en présence du maire, les documents trouvés sont traduits. Lorsqu’il a terminé sa tache, le traducteur est très ému. Il a conscience d’être la première personne à qui parvient le message bouleversant qu’a rédigé, il y a plus d’un quart de siècle, à l’intention de sa mère et de sa fiancée, un homme seul perdu en plein milieu du Tanezrouft. Ces notes ont été écrites d’une main ferme et restent très lisibles, sauf en quelques endroits où des défaillances sont perceptibles. Elles constituent non seulement un rapport technique, mais, surtout, un témoignage humain de haute valeur : c’est, en effet, le récit d’un homme qui, espérant être retrouvé, va lutter pendant près de huit interminables journées contre la soif, la chaleur du jour et le froid de la nuit.


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           Dans quelles conditions Lancaster a-t-il pu « tenir » aussi longtemps ? Et tout d’abord, pour quelle raison survolait-il si audacieusement le Sahara ?
     
           Il ressort de ses notes qu’il a voulu réaliser un exploit : effectuer « en solo » le trajet Londres-Gao. Sa famille était au courant, de nombreux amis également, en particulier des journalistes britanniques, ainsi que sa fiancée qui, comme lui, était une « mordue » de l’aviation (sur une photographie recueillie dans le portefeuille, elle figure en tenue d’aviatrice).
     
          À Oran, où il a fait escale, il a bavardé avec un aviateur français.
     
          Tout se passe bien d’Oran à Reggan. Puis, la nuit tombe au moment où il « attaque » le Tanezrouft. Il est alors obligé de voler au compas. Soudain, le moteur a des ratés. L’appareil perd de l’altitude. Le « South Cross Minor » (4) heurte le sol dans l’obscurité totale, « fait un bond de 50 yards (5), heurte à nouveau » puis capote et se retourne.
 
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(4) « Petite Croix du Sud » : nom de baptême de l’avion.
(5) 1 yard : 0 m 91.

          Lancaster s’en sort à peu près indemne : une blessure au nez et deux blessures aux arcades sourcilières le gêneront néanmoins énormément.

          Il est dans l’heure qui suit, d’une lucidité totale. Son premier réflexe a été de s’assurer qu’il possède une réserve d’eau : Dieu soit loué, il dispose de 9 litres environ (2 gallons) et va donc pouvoir survivre plusieurs jours.

          Il sait qu’il se trouve à l’ouest de la piste. Il fait même un croquis pour se situer : il estime être à 32 km de celle-ci (alors qu’il en est à 70).
     
          À partir de ce moment, toute sa volonté va tendre à respecter deux résolutions :

          – La première, c’est, selon la règle de sauvetage au désert, de ne pas quitter son épave. Certes, ce n’est pas l’envie qui lui manque de se diriger vers la piste, mais il a solennellement promis à sa fiancée de ne jamais abandonner son appareil ou s’en éloigner. Il va donc « rester collé à l’avion ».

          – La deuxième, c’est de maîtriser une soif cruelle et de rationner son eau. Ainsi, il pourra réfléchir et, en attendant des secours, écrire quelques notes. À la lecture de ces dernières, on s’aperçoit que Lancaster a conservé l’espoir d’être sauvé presque jusqu’au dernier jour de sa vie lucide.

          Au cours de la première nuit qui a succédé à celle de l’accident, il a la certitude que des véhicules sont partis de Reggan. Toutes les demi-heures, il fait brûler des torches qu’il a confectionnées avec la toile arrachée des ailes de son avion et imbibées d’essence. Mais « personne ne les a vues » note-t-il, désabusé, le lendemain.

          Ses espérances se tournent alors vers des avions qui, selon lui, seraient basés à Reggan. Toujours rien. La vue d’un simple moineau, d’un papillon, d’une libellule le réconforte, car il en tire la conclusion, en réalité totalement inexacte, qu’une palmeraie se trouve à proximité.

          À l’aube du cinquième jour, il est sûr d’avoir vu une fusée et il a répondu par un signal, mais en fin de journée il ne compte plus que sur des aviateurs audacieux.

          Le sixième jour, il guette encore le bruit d’un moteur, mais le septième sera « le dernier jour d’une semaine passée au milieu du Tanezrouft avec un avion léger écrasé et un bidon d’eau ».

          L’aspect le plus émouvant de cette tragique odyssée est sans conteste la lutte que Lancaster a menée contre l’envie irrésistible de boire sans retenue sa réserve d’eau.

          Il s’est tout de suite fixé une limite : tous les jours il puisera une bouteille thermos. Il a fait le calcul : la réserve lui permet de tenir ainsi 7 jours environ. Toutes ses pensées vont maintenant se cristalliser autour de ce qui rapidement deviendra une obsession : L’EAU.

          Il va tenir sa résolution, car « s’il ne connaît pas la méthode technique pour consommer l’eau dans un désert », il sait que lorsqu’il interrompt sa gorgée « il doit combattre avec toute sa volonté pour ne pas vider goulûment la bouteille ». « … Je sais que c’est difficile de lutter contre l’envie de boire, mais je le dois. »

          La première journée est terrible. Dès 11 heures du matin, à la vue d’un vautour, il « forme le désir de l’enfourcher et de voler jusqu’à un bassin d’eau ».

          Mais les heures les plus dures se situent entre 11 heures et 17 heures : c’est le cap de la chaleur torride à passer quotidiennement. Le premier jour, dès 11 heures, il écrit : « Les gens qui n’ont pas été dans le désert n’ont pas une véritable idée de ce qu’est la soif : C’EST L’ENFER. »

          De nombreuses pensées l’agitent, parfois extravagantes. Elles vont plus particulièrement vers les deux êtres qu’il chérit : sa mère et sa fiancée. Il est torturé à la pensée qu’elles ne s’entendent pas, et à la fin de son agonie il les implorera de se réconcilier autour de ce message : « Le vieux Bill voudrait qu’elles le lisent ensemble. C’est sa dernière volonté. Souvenez-vous. »

          C’est à sa mère surtout qu’il se confie, et bien souvent il l’associe à son obsession. Le deuxième jour, il se voit en train de plonger la tête la dans l’eau de la baignoire de sa mère et de « boire, boire, même si l’eau est sale ».

          Le quatrième jour, il a bu deux thermos et « il a dû batailler dur pour rester éloigné du bidon d’eau principal ». Il songe toujours à sa mère et voudrait « se précipiter dans sa cuisine et s’asperger complètement en ouvrant le robinet d’eau froide pour sentir le liquide froid glouglouter dans sa bouche. Ce serait LE CIEL ».

          Le cinquième jour, il regrette d’avoir bu la veille la bouteille d’eau supplémentaire, car, dit-il, « j’ai ainsi raccourci mes chances d’une journée ».

          Le septième jour, il boit la dernière lampée et sait qu’il ne durera plus longtemps. Il est fier d’écrire pour sa fiancée « qu’il a tenu bon et qu’il est resté près de l’appareil, cela pendant une semaine, du 12 au 19 avril ».

          Le souhait qu’il a formulé dès le deuxième jour, dans le cas où il ne serait pas retrouvé, est exaucé : c’est en gentleman que le 20 avril 1933, après plus de sept jours de lente agonie, Lancaster s’éteint, la main étreignant une gorge desséchée et sans aucun doute horriblement douloureuse.


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Cette tragique odyssée met en relief :

           – la sécheresse absolue qui règne dans le Tanezrouft et qui a permis au cadavre de ne pas se putréfier ;

           – l’absence quasi-totale de toute vie animale ;

           – l’immensité de ce désert où une épave peut demeurer 29 ans sans être repérée ;

           – la conservation des objets dans une ambiance totalement déshydratée ;

           – les nécessaires précautions à prendre avant de s’engager dans ce désert du désert.

Sur le plan physiologique, les limites de la résistance de l’organisme :

      – à la soif (1 litre 200 d’eau par jour : à noter que Lancaster ne fournissait aucun effort physique) ;

            – à la faim : il n’a pratiquement pas mangé (un peu de chocolat seulement), mais ne semble pas en avoir souffert ;

– au contraste des températures du jour et de la nuit. « Le contraste des températures est formidable. Dans la journée si chaude, c’est comme si on était dans un four. La nuit, le moindre des vêtements est nécessaire… »
           Sur le plan humain, Lancaster offre un magnifique exemple de courage, d’énergie et de ténacité. Ce qui domine chez lui, c’est l’espoir, la lucidité, la volonté de ne pas céder à la tentation de boire. Il lutte également contre l’abandon moral et met un point d’honneur à rédiger ce dernier message d’une façon correcte : « vous devrez trier les mots dans ce carnet grossier et les mettre en ordre pour qu’ils aient un sens », écrit-il.

                 Les étapes de son agonie sont perceptibles.

           Les deux premiers jours, c’est l’affolement : Il écrit la moitié de son message. « Je ne veux pas mourir, je veux désespérément vivre. J’ai l’amour d’une bonne maman, et papa, et une fiancée… »
     
           Le troisième jour, il est fataliste : c’est « le hasard du jeu » qui l’a mené ici. Il n’écrit qu’une seule page.
     
          Les quatrième et cinquième jours, c’est la résignation. Il rédige un rapport technique sur son accident. « Je suis résigné à mon destin. Je me rends compte que je ne serai pas sauvé, à moins d’un miracle. »
     
          Le sixième jour, l’accablement ne lui permet plus d’écrire qu’une petite page entre 6 et 11 heures du matin, « Je vais m’attaquer aux 6 heures d’enfer… »
     
          Le septième jour est marqué par un désespoir lucide. Il écrit trois page : « Maintenant, mon eau sera finie aujourd’hui. Je ne durerai pas beaucoup plus longtemps… » Il attache son message à l’aile de l’avion, soigneusement enveloppé dans de la toile arrachée à la carcasse. « Au revoir, et que Dieu soit avec vous… S’il y a un autre monde, et s’il y a quelque chose après ceci (et je sens qu’il y a quelque chose) je serai seulement en train d’attendre – Bill. »

          À l’aube du huitième jour, il écrit encore sur son carnet de carburant : « Je n’ai pas d’eau… pas de vent… j’attends patiemment… »

                Il est probable qu’il n’a pas vu le soleil se coucher à l’horizon de l’infini Tanezrouft le soir du 20 avril 1933.

 

Tanezrouft désert de la soif
Revue d'Études et d'Informations de la Gendarmerie Nationale
n° 54 – 4ème trimestre 1962