ALLO, LIEUTENANT MOPPERT…

      En ce dimanche 11 février 1962, il fait déjà passablement chaud à Adrar, lorsque, vers onze heures du matin, le Colonel commandant le S.O.A. (Secteur Opérationnel d’Adrar) me convoque au sujet d’un accident d’avion survenu dans le Tanezrouft. Mon bureau de Capitaine commandant la Compagnie de Gendarmerie d’Adrar se trouve à l’opposé de celui du Colonel et il me faut un certain temps pour traverser la place Laperrine aussi grande que celle de la Concorde à Paris.



Place Laperrine à ADRAR

J’ai donc tout loisir pour réfléchir aux mesures à prendre en cas de sinistre aérien. Dans mon esprit, il doit s’agir d’un Dassault de la base aérienne du C.S.E.M. (Centre Saharien d’Expérimentations Militaires) de Reggane. Mais je tombe des nues lorsque le colonel m’apprend qu’il s’agit d’un avion biplan monomoteur, dont la carcasse a été découverte par un peloton de l’E.S.P.T (Escadron Saharien Porté du Touat) appelé autrefois l’Escadron Blanc, effectuant une reconnaissance entre Bordj Perez et Reggane. Le lieu de l’accident se trouve à 230 km au sud de Reggane, à environ 70 km à l’ouest de la piste impériale n°2 (Reggane-Gao).
Les méharistes font également état du cadavre momifié du pilote à deux pas de l’avion. Je suis donc chargé de l’enquête.
      Pour regagner mon bureau, il me faut donc, de nouveau, traverser la place Laperrine. Comment ne pas penser à ce dernier, qui, en 1901, était à Adrar le Commandant Supérieur des Oasis Sahariennes et devait mourir de soif dix neuf ans plus tard, à la suite d’une panne de l’avion qui le transportait. Avant d’expirer le 5 mars 1920, il s’était confié à ses compagnons d’infortune :
« Mes enfants, on croit que je connais le désert, mais personne ne le connaît. C’est moi qui ai fait votre malheur. J’ai traversé dix fois le Sahara et j’y resterai le onzième».



Laperrine embarque à bord du Breguet 14
Sur les genoux du mécanicien Vaslin
Aux commandes Bernard



Le Breguet 14 crashé après une panne d’essence
Suite à surcharge (3 passagers au lieu de 2…)

http://saharayro.free.fr/laperrine1.htm
Documents Pierre Jarrige

Pour revenir à W N Lancaster

Quelle imprudence avait dû commettre cet aviateur et quelle méconnaissance des dangers du Tanezrouft ! Le hasard a fait que je venais de consulter auprès du Chef d’Annexe un Bulletin de Comité de l’Afrique française de 1905 et que j’y avais découvert un article intitulé :
« Dans l’ouest de la Saoura, une reconnaissance jusqu’à Tindouf : Rapport de tournée par le Capitaine Flye Sainte Marie, commandant la Compagnie du Touat, 31 octobre 1904 – 11 janvier 1905 ».
En passant par Bou Bernous (l’homme au manteau) et Chenachan, il écrit :
« Après les sols rocailleux, à midi, nous entrons dans une région dénuée de toute végétation ; c’est le Tanezrouft dans toute son horreur, j’entends encore la plainte des chameaux torturés par la soif ».
      Du temps de Laperrine et de Flye Sainte Marie, le Tanezrouft grand comme 17 fois la France, dénudé, sans végétation, était sillonné par les caravanes des « R’guibats » qui eux, ne connaissaient pas le prix du temps (l’expression « emploi du temps » leur était entièrement étrangère). Là où une méharée mettait 5 jours, il en fallait 8 pour ces nomades.
      Telles étaient mes pensées, tandis que je roulais avec ma Jeep en direction du lieu de l’accident, où m’attendaient les gendarmes de la brigade de Reggane.
Mon émotion est grande à la vue de ce frêle avion ayant piqué du nez et de son pilote momifié à quelques mètres.



La momie de Bill photographiée devant la carcasse de l’avion.

Comme « pièces à conviction » je récupère une lampe torche et la plaque d’identification de l’avion.



Les pièces à conviction, photographiées en juin 2008

Mais le plus important, c’est la découverte, solidement ficelé sous l’aile, du log book du pilote écrit en anglais.



Le Log-book du Capitaine Lancaster

Je donne mes instructions pour le rapatriement à Reggane de la dépouille du malheureux en attendant de déchiffrer le carnet de bord, véritable « boîte noire ». Tout ce que je sais pour le moment, c’est que l’accident remonte à 1933 : en clair, en vingt neuf ans, cette carcasse avait échappé à tous les regards.

Dans mon for intérieur, je rumine. Me remémorant les précautions dont s’entouraient les méharistes des années 1900-1930, je suis ébahi devant la désinvolture de ces « fous volants ». Survoler seul, sur un monomoteur, sans radio, en pleine nuit, un tel désert avec une faible réserve d’eau pour alléger le poids, c’est de la folie !
Mais quelle était la motivation de ce pilote ? Je ne vais pas tarder à l’apprendre. Le Colonel Mélin, intendant sur la base de Reggane, traduit devant moi le document. Son émotion est grande et rejoint la mienne (c’est la deuxième fois pour moi) en découvrant le courage dont a fait preuve Bill Lancaster pendant huit jours, où il s’est efforcé de ne boire qu’un litre d’eau par jour (sa réserve était de 9 litres) tout en ayant la force de caractère d’écrire quotidiennement à sa fiancée dans l’enfer d’un soleil de plomb et d’une solitude écrasante.
      Certes, comme le démontre Alain, dans (Un Papillon dans le Désert), c’était un aventurier et il faisait partie de ces aviateurs, dont on peut dire avec Joseph Kessel que « tous n’étaient pas des anges ».
Mais il a racheté sa vie mouvementée en ne cédant pas à la panique, en croyant en lui-même, en ne baissant pas les bras !

Dans l’article que j’avais consacré à Bill Lancaster dans la Revue de la Gendarmerie en octobre 1962, je concluais :
« La soif, c’est l’enfer ! Bill n’a pas vu le soleil se coucher à l’horizon de l’infini Tanezrouft, le soir du 20 avril ».
Dans le rapport de tournée du capitaine Flye Sainte Marie, évoqué plus haut, un méhariste écrit alors qu’à midi, il fait 44° à l’ombre : « Le soleil montait à l’horizon et je le considérais avec effroi. À midi, je souffrais si cruellement de la soif que je suçais mon propre sang pour me désaltérer. Enfin je perdis connaissance… aman, aman, de l’eau, iwoua, iwoua ! ».
      Que de mythes ! En premier lieu, celui du désert, de l’absolu où l’on se pénètre de « l’insignifiance des choses » en contemplant le coucher du soleil dans le Tanezrouft et la voûte étoilée la nuit.

« Dans l’immense Sahara,
Je cherche Antinéa.
Je crois voir son visage,
Mais ce n’est qu’un mirage ».

      Mais aussi le mythe de celui qui veut se surpasser, battre un record tel un Guynemer, un Mermoz un Saint-Exupéry, un Guillaumet, un Bill Lancaster.
      Et puis aussi la passion pour un être, la passion de Lancaster pour les femmes, la dernière étant Chubbie. À qui il avait promis de ne jamais abandonner son avion « La Petite Croix du Sud ».

François MOPPERT
4 mars 2011


François entre pensée et écriture !