Ils ont choisi le Sahara pour horizon. Aujourd’hui, ils nous ouvrent grand les portes du désert. Jean-Marc Durou, éternel coureur des sables, a suivi l’une des dernières caravanes de sel à travers le Ténéré. Au cours de ses pérégrinations, Théodore Monod, l’impénitent amoureux du Sahara, a essuyé les plus belles tempêtes de sable dont un naturaliste puisse rêver. Odile Dayak, l’épouse du chef de la rébellion touareg, Mano Dayak, a partagé son existence libre et nomade. Le photographe Hans-Gerold Laukel, lui, a surpris la vie privée des fennecs. Ils racontent.

 

AVEC LES DERNIÈRES CARAVANES DU SEL

Guide saharien et photographe, Jean-Marc Durou
a traversé le Ténéré, le désert absolu

 

Les dunes d’Izouzadene, au Niger, signent la rencontre des montagnes de l’Aïr avec les sables du Ténéré, le désert intégral.

Comment vous est venue l’idée de suivre une caravane de sel ?
À l’époque, dans les années soixante-dix, ces caravanes de dromadaires étaient vouées à disparaître. Remplacées par des camions. Cela nous semblait préoccupant – beaucoup de nomades vivaient de ce commerce du sel contre le mil, le plus ancien d’Afrique avec celui de l’or. Nous avons voulu témoigner. Je suis parti avec un ami, à bord d’une vieille 2CV, et nous avons traversé le Sahara jusqu’à Agadès. Là, nous avons rejoint Dirkou à bord de camions libyens qui remontaient à Tripoli avec, à bord, des centaines de Toubous qui travaillaient sur les champs pétroliers. Ils étaient juchés au- dessus des marchandises. Nous avons fait comme eux. Nous nous sommes attachés à des cordes : les camionneurs roulaient nuit et jour à travers le Ténéré et, si quelqu’un était tombé, ils ne s’en seraient pas aperçus. Une fois à Dirkou, nous avons loué des dromadaires pour rejoindre les salines, à Bilma, à cinquante kilomètres de là.

Depuis vingt-cinq ans Jean-Marc Durou sillonne le Sahara.

Vous vous êtes joints à une caravane ?
Nous pensions pouvoir amener nos propres montures. Mais les Touaregs, qui appartenaient à la tribu des Kel Gress vivant dans la région de l’Ader-Bissenate, étaient des purs et durs. Ils nous ont dit : « Vous monterez sur le sel. » Ce qui signifiait qu’ils nous emmenaient à condition que l’on charge et décharge le sel durant le voyage. Nous avons accepté et sommes partis pour une traversée de sept cents kilomètres dans le Ténéré.


Comment se déroule la journée ?
On se lève tôt, vers 5-6 heures du matin. Dès le lever du soleil, les Touaregs font une bouillie de mil avec de l’eau, qu’on appelle asink. Cela cale, mais n’est pas du tout nutritif. Ils mettent cette bouillie dans une outre – cela va servir à la fois de repas et de boisson, jusqu’au soir. Puis on commence à charger les dromadaires, à peu près une centaine de kilos de sel chacun. Une fois la caravane partie, on ne s’arrête plus avant 10 heures du soir. L’après-midi, dans cet univers de sable, on ne parvient à voir ni en haut ni en bas. Même au milieu des dunes, il n’y a plus aucun relief. Le ciel est blanc, le sable est blanc, il n’y a plus d’ombre. Quand on marche, on essaie de se mettre dans l’ombre des dromadaires. Après la chaleur terrible de la journée, le soir apporte un peu de fraîcheur. Les ombres grandissent, le relief se dessine. Les Touaregs se guident alors d’après la Grande Ourse. Cette marche de nuit est extraordinaire : d’abord on a moins soif, et puis les Touaregs se détendent, ils entament de temps en temps des mélopées pour casser un peu le rythme – on a tendance à s’endormir à dos de dromadaire. Peut-être aussi pour se rassurer un peu. La caravane avance par cordons parallèles. On est sur son dromadaire, avec le Touareg qui chante ou qui discute. Et puis le cordon de caravane, qui est à droite ou à gauche, disparaît parce qu’il y a un dénivelé de trois-quatre mètres dans les dunes, pour réapparaître un peu plus loin, comme une vague qui va et qui vient. Lorsque la Grande Ourse se retire, vers dix heures du soir, le chef de la caravane, le madougou, décide d’arrêter la marche. Il suffit de défaire les nœuds, les charges de sel tombent, les dromadaires se mettent à blatérer de joie et de soulagement. Cela fait du bruit, cent ou deux cents dromadaires qui blatèrent. Ils restent groupés – dans le Ténéré, il fait très froid la nuit. À nouveau, on pile le mil et on prépare le thé. Puis on va se coucher. Il est minuit. Après cinq-six heures de sommeil, il faudra de nouveau se lever et repartir pour une journée de marche.

Caravane de sel à travers le Ténéré. Sept cents kilomètres de
désert à raison de quarante kilomètres par jour, de 11 h à 22 h.
Pas de halte, pas d’arrêt. Une tradition qui perdure aujourd’hui.

Quel genre de dromadaire avez-vous connu ?
Celui qu’on appelle azeghraf – yeux bleus, pelage tacheté. Ils voient très mal, ont très mauvais caractère, mais sont très maniables en caravane, très robustes. Les Touaregs ont horreur de les monter. Le tacheté, pour eux, c’est le dromadaire du pauvre. Ils sont muselés à l’aide de cordons tressés, parce qu’ils ont faim durant le voyage et cherchent en permanence à déchirer les nattes pour les manger. Dès qu’une natte commence à être entamée, toutes les charges de sel tombent. De temps en temps, certains dromadaires s’effondrent d’épuisement. Les caravaniers répartissent les sacs de sel sur les plus robustes. Souvent, ils dopent le dromadaire épuisé à l’aide de feuilles de thé vert.

Un miracle nommé dromadaire

« J’ai attaché à tes pattes la piété, j’ai mis sur ton dos des butins, j’ai disposé dans tes flancs des trésors, je te donne, sans en avoir les ailes, le vol de l’oiseau. Les Bédouins montés sur toi te dirigeront, le bonheur sera attaché à ton cou. » C’est ainsi que certains nomades racontent comment Allah donna vie au dromadaire. Originaire de l’Arabie méridionale, il aurait été domestiqué entre 3 000 et 2 500 avant J.-C. et introduit quelques siècles après sur le continent africain. Depuis, alors qu’Allah ne possède que 99 noms, 5 744 mots désignent cet animal providentiel. Sa laine permet de se couvrir. Sa chair et son lait servent de nourriture ; et ses excréments, de combustible ou de cataplasme. Son urine, elle, se transforme en lotion capillaire, désinfectant ou collyre. Pour louer la beauté d’une femme, les poètes évoquent la grâce des chamelles et le charme de leurs yeux. Comment s’étonner que certains nomades souhaitent se faire enterrer avec leur monture, afin d’accéder avec elle au paradis.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris durant ce voyage ?
Je croyais ne trouver aucun animal dans le Ténéré. Dans certains ergs, à trois cents ou quatre cents kilomètres de la première oasis, je pensais que la vie était impossible. Pourtant, en fin d’après-midi, des petites gerboises apparaissaient parfois et s’approchaient de nous en quête de nourriture. Il y a aussi les fennecs. Ils viennent la nuit pendant votre sommeil vous renifler le visage. Ce n’est qu’au matin que les traces vous signalent la venue de ces visiteurs nocturnes.

Avec le ciel pour guide

S’ils peuvent ignorer que la Terre tourne autour du Soleil, les Touaregs savent parfaitement lire le ciel étoilé. Ceux qui traversent le Ténéré vers les salines de Bilma se dirigent grâce aux Pléiades. Lorsqu’elles montent au firmament, ils suivent Orion, le « guide », jusqu’à ce qu’il disparaisse, annonçant la halte. Au retour, les caravaniers s’orientent grâce à Vénus, la « traite des chèvres » qui donne la direction de l’ouest. Le jour, le Touareg se fie au Soleil et à d’infimes détails : une roche, une touffe de graminées, une trace dans le sable. Mais ce sens de l’orientation est parfois mis en défaut.
« II y a une vingtaine d’années, dans le nord-ouest du Niger, se souvient l’ethnologue Edmond Bemus, nous avons demandé à un berger de nous guider vers les puisards d’Asageygey. Très vite, il a perdu ses repères. À bord de notre véhicule, l’ordre du monde avait changé. Nous avons arrêté la voiture. Notre berger a retrouvé le désert tel qu’il le connaissait. »

Comment s’est achevée la méharée ?
Nous avons quitté la caravane avant l’arrivée à Agadès, elle descendait jusqu’au Nigeria vendre le sel. Ce que je ne savais pas alors, c’est que le gouvernement avait décidé de limiter l’usage des camions pour que les caravanes puissent continuer à passer. Aujourd’hui, elles existent encore. Nous avons dit adieu à nos caravaniers. En les voyant s’éloigner, je me suis rappelé cette phrase de l’explorateur Wilfred Thesiger : « Nul ne peut, après avoir mené cette existence, demeurer tel qu’il était avant. Il sera désormais marqué par le désert et portera en lui l’empreinte de la vie nomade. »

Entre Fachi et Bilma, au Niger, dans le froid du petit matin.
Les caravaniers se lèvent avant l’aube. Un thé vert, une bouillie
de mil pilé, une poignée de dattes, et ils se mettent en marche.

APRÈS AVOIR MENÉ CETTE EXISTENCE NOMADE, NUL NE PEUT DEMEURER TEL QU'IL ÉTAIT AVANT

 

Source :

n° 126 de mars 1998

 

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