La Dépêche Algérienne n° 20.115 du 31 mai 1941
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
BORDJ
- LE PRIEUR
par Roger FRISON-ROCHE
Dans la nuit s’élève un bordj inconnu...
Un jeune méhariste a retrouvé les anciens oglats d’une piste abandonnée, et,
par décision du Général Weygand, le nouveau puits portera son nom.
Les équipages, maintenant, se concertaient.
— Il aurait fallu passer plus à l’Ouest : nous avons traversé à l’endroit le plus mauvais... dit l’un des chauffeurs.
— Oui ! mais de nuit, va t’y reconnaître avec toutes ces traces… marmonna un autre.
— C’est la première, mais ça ne sera pas la dernière fois que nous nous ensablerons, avertit le philosophe de la bande. Non ! Mais vous imaginez-vous traverser comme ça, les doigts dans le nez ? C’est déjà beau d’avoir trouvé cinq cents kilomètres de piste pour venir jusqu’ici ! Maintenant les gars, nous retrouvons le véritable Sahara !
Au travail ! Chacun, empoignant une pelle, un racle, dessabla correctement les roues engagées jusqu’au moyeu. C’était un sable pourri, dur à la surface, impalpable en dessous. Le « fech-fech », dans toute sa beauté. On engagea sous les pneus jumelés les « chresbas », sortes de poutrelles solides, de quatre mètres de longueur, taillées à même de vieux poteaux télégraphiques et la manœuvre commença.
Lentement le camion monta sur les chresbas ; puis, l’équipage se relayant, en disposa d’autres au fur et à mesure de sa progression, lui faisant ainsi un chemin de roulement qui lui permit de couvrir les quelque cinquante mètres qu’il nous restait à accomplir pour retrouver le sol ferme.
— Et d’un !
On répéta la même manœuvre pour les deux autres camions. Bientôt le convoi se retrouva au complet, sur l’autre rive de l’oued.
Et notre marche vers le Sud reprit sur ce désert sélénique, maintenant plus tourmenté, moins plat, couvert par endroit de petites dayas toutes remplies d’acheb en fleur. Les tornades du Soudan étaient déjà remontées jusque-là.Un bordj dans la nuit
Il y eut encore un bien mauvais passage qui dura pendant près de cinquante kilomètres. C'était un reg très plat, bordé à l’horizon par des dunes imposantes : les derniers soubresauts de l’Erg Chech.
Il n’y avait plus de piste proprement dite mais, sur dix kilomètres de largeur, des traces parallèles, courant au petit bonheur vers le Sud, d'une balise à l’autre. Lorsqu’une zone de sable pourri apparaissait, les traces se dispersaient, contournaient le mauvais passage, puis se rejoignaient quelques kilomètres plus loin pour naviguer à nouveau de conserve. D’énormes trous d'ensablements, attestaient que nous n’étions pas les seuls à avoir subi la molle et tenace étreinte des sables.
Les pneus enfonçaient de quelques dix centimètres et il fallait sans cesse maintenir un régime élevé du moteur pour passer en vitesse et ne pas creuser la surface du reg. Cela réclamait des chauffeurs une constante attention, une virtuosité extraordinaire, et ce sens du « sable » qui ne s’acquiert qu’avec une longue pratique du Sahara.
Mais ces passages disparurent pour faire place à une piste solide, plus étroite, certes, et moins roulante que la nouvelle piste Impériale, mais combien confortable après les épreuves traversées. D’immenses radiers en surélévation coupaient les cuvettes de sable mou ; la végétation devenait plus abondante, et pour nous qui pendant plusieurs jours n’avions eu devant les yeux que la platitude désespérée du Tanezrouft, cette fin de désert nous paraissait plus humaine.
Elle était cependant tout aussi désespérée et ingrate.
Comme nous arrivions vers le milieu de la nuit, en bordure d’un nouvel oued plus important encore que le précédent, une construction carrée, solide et récente, se silhouetta dans le faisceau des phares.
— Qu’est-ce ? On dirait un bordj ? Abderrahmane, le graisseur, qui était juché sur le toit du camion, descendit en voltige pour nous annoncer :
— Les oglats, chef !! Les oglats !
— Comment ! Il y a de l’eau ici ? interrogeons-nous, tout surpris. Mais nous sommes encore à près de deux cents kilomètres de Tessalit ?
— De nouveaux oglats qu’on a creusés récemment.
— Alors, faisons halte ici, et demain nous nous laverons...
Se laver ? Quel luxe... quel raffinement ! direz-vous. Pour des touristes peut-être ! Mais quel besoin impérieux pour des chauffeurs ou des mécaniciens qui, depuis plusieurs jours, tripotent leurs moteurs, nettoient, graissent et sentent le mazout leur corroder la peau mieux qu’un acide.
Nouvelle nuit, sur les cailloutis devant le bordj. Une nuit déjà chaude et lourde, annonciatrice du Soudan maintenant très proche. La Croix du Sud est déjà haute sur l’horizon translucide.Un jeune méhariste cherchait de l'eau...
Le réveil fut joyeux.
— Regardez ces pâturages... magnifiques !
— Où sommes-nous ?
— Assez proche de la frontière soudanaise, les gars ! Et puisqu’il y a de l’eau nous allons nous accorder quelques heures de détente.
Bientôt c’est la ruée joyeuse vers les oglats fraîchement creusés qui boursouflent le lit de l’oued. On en retire une eau laiteuse, tant elle est chargée de sable, mais agréable au goût et nullement magnésienne. Une vraie Providence ! Et chacun de se laver, de se raser, comme s’il n’était pas encore à plus de sept cents kilomètres de Gao. Pour un peu on se serait cru arrivés car les hautes herbes du pâturage succédant à la monotonie lugubre du Tanezrouft, nous laissaient présager la fin de nos épreuves.
Ce point d’eau a une histoire. Une histoire toute récente. Il est l’œuvre d’un jeune méhariste : Le Prieur, qui, nomadisant à travers ces régions désolées, n’eut de cesse qu’il n’eut retrouvé d’anciens oglats abandonnés depuis des siècles. Il chercha, chercha longtemps et finalement, un beau jour, à proximité de la piste, dans ce large lit d’oued, qui est sans doute l’une des nombreuses branches du delta de l’oued Tamanrasset, il trouva l’eau à quelques mètres sous le sable. C’était une grande et belle victoire qu’il venait de remporter sur le désert.
L’eau sourdait lentement, comme à regret, mais néanmoins en quantité suffisante pour que l’oglat vidé par un abreuvage un peu important se remplit à nouveau. Le Prieur alors, comme tous les Sahariens de race, se fit constructeur. Il n’eut de cesse que, sur la butte rocailleuse qui domine le lit de l’oued, s’élevât un bordj, sorte de fortin carré, qui put accueillir désormais par les nuits froides et les grands vents de sable, les voyageurs du désert. Une escale est née sur la Route Impériale. Une escale précieuse entre toutes puisqu’elle dispose de ce bien le plus rare au Sahara : de l’eau.Bordj-Le Prieur : escale de secours
À vrai dire — mais ceci est un avis tout personnel — il y aura lieu d’établir un règlement sévère pour disposer de l’eau de Bordj-Le Prieur. Les oglats ne sont pas permanents ; ils peuvent se dessécher à la fin de la saison sèche, et sans doute qu’un hiver ou deux sans tornade les appauvrirait dangereusement. Il serait donc de la plus élémentaire prudence de réserver les quelques centaines de litres de précieux liquide qu’ils peuvent donner pour les cas d’urgence ou de première nécessité.
Transformer Bordj-Le Prieur en un point d’eau habituel serait l’assécher sûrement. Une consigne de piste devrait donc être prise qui obligerait, comme par le passé, quiconque traverse le Tanezrouft à emporter au départ de Reggan, la provision d’eau suffisante pour atteindre Tessalit.
En cas de panne — et une panne peut quelquefois durer plus d’une semaine — les équipages des camions ou des cars seraient bien heureux de compléter leur réserve d’eau à leur arrivée dans l’oued. À ces conditions, et en utilisant Bordj-Le Prieur comme point d’eau de secours, on peut être assuré de toujours y trouver les quelques décalitres nécessaires pour continuer la route jusqu’au prochain puits et éviter ainsi de « sécher » lamentablement.
Il n’y a pas très longtemps que Bordj-Le Prieur a été baptisé. Conscients de la rare valeur de sa découverte, les camarades du jeune méhariste ne désignaient cependant le puits que sous ce nom et leur joie a été grande lorsque, récemment « Bordj-Le Prieur », fut officiellement reconnu par le général Weygand.Un tout petit épineux solitaire...
Nous obliquons maintenant vers le Sud-Est, longeant ainsi la frontière qui sépare le Soudan des Territoires du Sud. Tantôt rocailleuse, tantôt excessivement sableuse, la piste rencontre, sur trente kilomètres, encore suffisamment de fech-fech pour que nous roulions avec prudence. Un grand changement s’est opéré dans le paysage. En place du reg sans fin, nous descendons insensiblement une vallée très large, fermée à l’Est et à l’Ouest par des entablements rocheux ; et voici que tout à coup apparaît, dans un creux, le premier arbre. Oh ! il est encore bien minuscule ; c’est un simple épineux rabougri, qui s’est accroché désespérément de toutes ses racines dans un fond de sable, et persiste à vivre envers et contre toute logique. Sa présence en ces lieux est aussi surprenante que les flots d’herbes sèches et le coloquinte de l’oued Tamanrasset. Il signifie que nous avons définitivement quitté la zone azoïque pour pénétrer dans une zone encore sèche, bien entendu, mais cependant soumise aux tornades. Ici il pleut quelques fois.
Dans le jour qui décline, les mirages s’évanouissent peu à peu ; mais la chaleur est lourde et déjà moins sèche et nous avons troqué le chèche saharien pour le casque colonial. Quelques gazelles bondissent devant nos roues et se réfugient dans les falaises rocheuses, toutes brillantes dans le contre-jour de la journée finissante.
Là-bas, à l’horizon, surgit cette fois une petite forêt. Non ! nous ne nous trompons pas ; ce sont bien des arbres : des tablas ratatinés, aux branchages enchevêtrés, en forme de parasols, au nombre de dix, douze !... pas beaucoup plus, certainement ; véritable avant-garde de la brousse qui nous attend. C’est sans doute l’un d’eux que nous avons dépassé il y a quelques instants. Plus audacieux, il s’était avancé plus loin au cœur du Sahara, qu’aucun arbre n’avait osé le faire depuis les temps reculés où l’assèchement de cette partie de notre planète se produisit.La première balise soudanaise...
Notre convoi vrombit maintenant de tous ses moteurs dans une cuvette sableuse. Il faut recommencer ici la fantaisie échevelée à travers les traces divergentes, sonder du regard la couleur des sables pour éviter l’ensablement, bifurquer soudain devant une nappe de fech-fech, puis, le danger passé, regrouper le convoi dont les trois camions cheminent l’un derrière l’autre à bonne distance pour éviter les nuages de poussière qu’ils soulèvent en roulant.
Sur un tertre, loin devant nous se profile depuis un certain temps une construction régulière, dont le toit pointu se détache, semble-t-il, très haut sur le ciel. Nous approchons. On dirait maintenant un hangar à claire-voie, coiffé d’une charpente sans toit, avec de larges bandes métalliques qui reflètent les rayons obliques du soleil déclinant. Nous approchons encore. Un cri de joie.
— Hurrah ! La première balise soudanaise.
Nous faisons notre entrée dans l’A.O.F. Ce n’est certes pas encore le Soudan légendaire, ni les eaux dormantes du Niger, ni la brousse épaisse où se réfugie le gros gibier, pas même une savane. On dirait qu’après nous avoir fait espérer la vie en nous présentant ce trompeur bosquet d’épineux, le désert reprenne avec plus de violence. C’est maintenant un nouveau Tanezrouft, où l’horizon illimité se perd dans l’embrasement du couchant.
Dans la nuit nous abordons une région tourmentée où la piste se fraie un pénible passage dans des bancs de rochers délités et coupants ; cela secoue terriblement ; la visibilité est mauvaise, les traces s’arrêtent parfois devant un gouffre profond et l’on bloque les freins. Puis quelqu’un descend, interroge la nuit, se penche sur les traces qu’il examine à la lueur d’une lampe électrique.
— Simple illusion d’optique, dit-il, c’est une petite barre rocheuse de quelque cinquante centimètres.
Nous la franchissons et le camion roule comme un vaisseau de haut-bord sur une mer démontée. Les essieux grincent, la carrosserie gémit, mais le moteur qui tourne rond nous emporte sans trêve.Et la piste impériale reprend
Puis ce passage terminé, nous débouchons sur une large route de dix mètres, bien entretenue, et si belle qu’on hésite presque à la prendre ; on a peur de rêver et de la voir s’évanouir dans la nuit. On distingue, à la clarté de la lune, de petits oueds qui fuient vers une invisible vallée.
La piste est bordée de place en place par des bosquets d’épineux et l’imagination et la fatigue aidant, on oublie qu’on est au Soudan ; on rêve d’une route de France, toute bordée de pommiers en fleurs.
La piste se faufile dans d’étranges gorges aux roches de basalte bleu qui s’élèvent fantomatiques dans la nuit, et, tout à coup, apparaît dans la pénombre une petite palmeraie, un bordj tout blanc et un vieux fortin en ruine sur un piton calciné. Tessalit ! La grande traversée a pris fin. Désormais des points d’eau nombreux jalonneront la piste.
Nous faisons halte peu après, à l’abri d’une muraille de roches volcaniques. Un village est tout près, et de ses paillottes nous verrons sortir au matin des bergers touareg, poussant à pas lents leur bétail.
Nous sommes en plein Adrar des Iforas, et les lointains bleutés ressemblent étrangement au Hoggar.
Roger FRISON-ROCHE.