Bulletin de Liaison Saharienne n°31 de Septembre 1958
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

Décorations de fantaisie au Sahara

    Le Bulletin de Liaison a été autorisé à reproduire l’article ci-dessous paru dans la revue La Légion étrangère (n° 19, janvier-avril 1940). Les photos qui l’illustrent lui ont été obligeamment prêtées par les Collections historiques Raoul et Jean Brunon, 174, rue Consolat à Marseille. Le lieutenant-colonel Doury était un Saharien de la première heure puisqu’il fut le premier commandant de la compagnie saharienne de la Saoura.

B. L. S.

    La nature a voulu que le Sahara soit stérile et désert. Cela n’est pas contestable.
    C’est cependant une terre bénie.
    C’est le vide et le néant, diront ceux qui ne le connaissent pas.
    Les vrais Sahariens s’indigneront de cette malveillance, et Monsieur Emile Henriot vous enseignera — parce qu’il l’a constaté — que c’est « un univers de féérie et de songe ».
    J’en apporte une preuve nouvelle.
    En l’an de grâce... (que je ne désignerai pas), un grand chancelier de la Légion d’honneur, à qui l’octroi d’une décoration à dénomination insolite venait d’être révélé, demandait aux autorités délivrantes, de lui fournir tous renseignements circonstanciés sur cet ordre particulier, inconnu de la Grande Chancellerie.
    Était-ce simple curiosité de sa part ? Ou bien s’agissait-il pour lui, (comme les gens les mieux renseignés le prétendent, parce que cela fait mieux), de répondre à une demande régulière d’accepter et de porter une récompense considérée comme bien gagnée ? —La question n’est pas là.
    Nous garantissons que la demande d’information du Grand Chancelier est une réalité.
    Il fut expliqué à l’illustre demandeur qu’il s’agissait seulement d’« un brevet de joyeux séjour au soleil, exonéré des frais de chancellerie », d’une décoration en toc, mais d’un prix inestimable.
    Et il lui fut dévoilé que les mérites étaient si nombreux et si variés, sous le ciel si pur du Sahara, qu’il avait fallu multiplier ces ordres ; mais qu’il convenait au fond de s’en féliciter, et de se réjouir de leur diversité.

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    On serait bien empêché aujourd’hui de présenter les actes de naissance de toutes ces créations. Il serait présomptueux de pré tendre donner d’elles une liste complète : il y en a qui se sont éteintes doucement. Il y en a de mort-nées. Quelques-unes, qui subsistent, ont perdu leur état-civil et leur charte au cours de la grande guerre. D’autres, dont la naissance fut tenue secrète (tellement on est discret au Sahara) et dont la vie fut éphémère.
    D’Est en Ouest, au travers de l’Afrique du Nord, voici celles que nous avons pu recenser : le cafard de Médenine ; la mouche de Dehibat ; le scorpion de Zarzis ; le Dacus de Sfax ; le clou de Gafsa ; l’araignée de Sousse ; le criquet de Douamis ; la chouette de Zaghouan ; la gargoulette de Nabeul ; le saxaoul d’El Oued ; le khanfouss de Touggourt ; le Bouchkara de Ghardaia ; la sauterelle délirante ; la giberne du Kreider ; la tarentule du Tidikelt ; le méhari noir de Timimoun ; la lumière saharienne du Tanezrouft (Bidon V) ; le scorpion noir de Beni Abbès ; le scarabée vert de Tabelbala ; le scorpion d’Ain Sbit ; la cigogne de Bouznika ; le Nichan el Jajour de Ben Ahmed ; le joyeux bourdon de Sidi Lamine.
    Ajoutons-y deux décorations qu’il faut mettre à part, parce que, pour irrégulières qu’elles soient, elles ne sont tout de même pas du pur domaine de la fantaisie : la chouette de Bou Denib ; la hyène berbère de Dar el Kadi.
    Quelques autres noms sont bien venus tinter à nos oreilles : un Kébir el Koubar Bambou, à Colomb-Béchar ; une décoration d’à peu près même consonance à Biskra.
    Enfin, nous avons entre nos mains la carte de visite d’un Français de la résidence de Tunis, qui est : chevalier du Caméléon du Belvédère, Officier du Chamroukh de Nefta, Epine de 1ère classe de la Zellala de Blétech.
    Mais nous n’avons rien éclairci au sujet de ces six dernières décorations. Peut-être sont-elles de simples insignes comme en arborent les membres des plus diverses sociétés. Nous ignorons si elles sont qualifiées pour être évoquées dans le présent exposé.
    Quoi qu’il en soit, il est clair que l’on se trouve en présence d’une éclosion tout à fait riche, limitée à des régions qu’on peut sans grande erreur qualifier de sahariennes.
    Il est remarquable que rien de semblable n’ait germé dans les contrées situées plus au Nord aux temps de leur première occupation par nos devanciers, doués cependant de la même imagination que nous, et d’aptitudes égales aux nôtres.

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    N’hésitons pas à voir en cela la manifestation d’un besoin spécial aux régions sud, là où l’existence est plus âpre, la nature plus ingrate, l’isolement plus grand, les distractions à peu près inexistantes.
    Nulle part, ailleurs qu’au Sahara, l’homme — nous parlons de celui qui demeure et non de celui qui passe — ne se sent aussi seul dans l’infini, face à face avec sa propre pensée. Sans qu’il en ait trop conscience, il en ressent comme une oppression. Il éprouve alors un besoin de s’extérioriser, de se défendre, de remuer, de créer quelque chose.
    Il est atteint de la Saharite.
    Ce n’est pas aux temps préhistoriques, mais il y a juste quarante ans qu’un officier français de mes amis se trouvait jeté en plein vide — dites si vous voulez en pleine mer sur une bouée, à Fort Miribel, à des centaines de kilomètres de la bouée la plus proche, n’ayant pour seuls compagnons qu’un officier indigène, puis un sloughi et une gazelle qui fraternisaient et prenaient figure d’humains.
    Dans le même temps, d’autres tout à fait fortunés vivaient une existence de sybarites, à cent kilomètres d’une voie ferrée, en bordure d’un agglomération indigène importante. — Ils étaient trois. — Un dictionnaire médical, une armoire pharmaceutique, grande comme une valise et approvisionnée au petit bonheur, représentaient le service de santé. — Une ligne télégraphique était en projet. — Quatre chameaux accostaient tous les huit jours avec du matériel et des vivres pour la popote. Un courrier à cheval survenait trois fois par semaine. Cette accumulation de faveurs étaient un exemple scandaleux : Oulad-Djellal.
    C’est à ceux qui venaient satisfaire dans de pareilles conditions, avant l'ère de l’auto, de l’avion et de la T.S.F., ces deux velléités contradictoires en apparence : leur soif de liberté et leur volonté de servir, que sont dues les multiples confréries qui se partagent l’empire du Sahara, et dont les noms si expressifs évoquent à merveille les misères de la « Saharite ». La maladie n’a pas besoin d’être plus clairement définie.
    C’est pour conjurer ses effets, et pas pour autre chose, que les fondateurs d’ordres se sont levés.
Ils ne pensaient pas à parodier les distinctions officielles, ni à faire entendre par ce moyen qu’on ne les leur prodiguait pas, parce que sans doute ils étaient trop loin.
    Ils n’étaient pas non plus touchés par l’orgueil, possédés du caprice enfantin de se parer de médailles officieuses et spéciales pour sacrifices ignorés. Devant quels admirateurs et quels curieux auraient-ils bombé le torse, au fond de leur bled ?
    Ils entendaient bien créer un lieu de sympathie entre confrères en Sahara et pour plus tard un « signe de ralliement pour Sahariens retirés des affaires ». Mais ils voulurent avant tout se défendre, et défendre leurs camarades présents et à venir, du recroquevillement et de l’ennui.
    On va voir à l’ouvrage ces vaillants apôtres. Vous applaudirez à la fertilité de leur imagination, mais vous ne croirez pas une minute au déséquilibre apparent de leurs pensées. C’est simplement de leur part un geste vigoureux d’auto-défense, un appel impérieux à la joie et à la bonne humeur 1.
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    1 Avant de relater les particularités essentielles de chacun des ordres cités plus haut il faut que nous disions combien nos investigations laborieuses du début se sont trouvées tout à coup facilitées — en ce qui concerne les ordres tunisiens, — par la découverte d’un article de Monsieur H. Hugon, élaboré avant la guerre de 1914-1918 et inséré dans la Revue Tunisienne premier semestre 1935, n° 21.
    En outre, M. Hugon, à la demande de la rédaction de la Revue Tunisienne avait dû réduire des deux tiers le texte qu’il avait présenté, en éliminant toute note comique pour rester dans le ton sérieux et purement documentaire et, bien qu’il n’ait pas conservé son premier texte, M. Hugon nous a complaisamment donné toutes indications complémentaires dont il avait gardé le souvenir.

    Après lecture, vous aurez pénétré un des côtés les plus pittoresques de la vie saharienne.

Cafard de Médenine

    Malgré les malheurs successifs survenus à cet ordre — ou peut-être à cause d’eux — il est l’exemple type.
    Trois fois de suite, il s’est évanoui, puis est revenu à la vie.
    Les archives, troisième manière, ont disparu pendant la guerre mondiale. On sait seulement, par une lettre sauvée du désastre, qu’une cérémonie burlesque précédait la remise de l’insigne. Le chef de l’ordre, affublé du chapeau de polytechnicien du premier commandant supérieur du cercle (commandant Rebillet), procédait à un interrogatoire du récipiendaire. Celui-ci n’était admis que si le grotesque de ses réponses surpassait celui des questions. Cela nous reporte vraisemblablement vers 1891-1892.
    Fort heureusement tel un nouveau Messie, est survenu en 1920, un docteur militaire, (le docteur D.…), ayant nom de « Grand Marteau », qui sans doute avait reçu du ciel mission de rétablir les traditions. Il nous a valu la quatrième renaissance de l’ordre.
    Et voici ce qu’a ordonné ce « Grand Marteau », après avoir constitué sous sa présidence un nouveau Conseil de l’ordre comprenant :
    un « Grand Maboul » ;
    un « Premier Loufoque » ;
    et un « Premier Timbré ».
    Le Cafard est un ordre d’aliénation mentale incurable. Il a pour buts :
    — « d’entretenir l’amour du bled ;
    — « de conserver la tradition des idées et actes cafardesques ;
    — « de s’opposer à la mise en circulation de tout ce qui a comme principe le bon sens et l’esprit pondéré — les agissements normaux ne pouvant être que suspects sous la latitude de Médenine ;
    — « d’attirer par l’appât du diplôme du Cafard, les gens sains d’esprit, et de les transformer en parfaits aliénés ».
    L’ordre peut être conféré à peu près à tout le monde : aux militaires métropolitains et coloniaux ; aux civils ; aux ecclésiastiques.
    Les femmes sont admises, sur autorisation de leur mari ou assimilé.
    Des conditions d’admission et un examen permettent d’écarter les postulants indésirables.
    Mais les hautes autorités sont dispensées de plein droit et en toute justice des épreuves habituelles, parce qu’il ne serait pas convenable de suspecter leurs facultés, leurs aptitudes au maboulisme : le chef de l’État ; le ministre de la guerre ; les maréchaux ; les généraux et amiraux.
    Les ressources financières de l’ordre sont et doivent rester nulles. Ses ressources morales sont incommensurables : « toutes les élucubrations et inepties des membres, constituent le patrimoine de l’ordre ».
    La constante dignité de la confrérie est assurée par le jeu permanent des radiations : « est rayé de plein droit et sans avertissement tout aliéné qui manifesterait par impossible, dans l’avenir, une simple et unique lueur de bon sens : être candidat au Brevet d’État-Major, à l’Intendance, au Contrôle, à la Députation... »
    L’examen et la cérémonie qui précèdent la remise de l’insigne et du brevet sont visiblement inspirés du souvenir des rites anciens, dont la codification a disparu, comme on le sait.
    Nous avons en mains un procès-verbal d’une de ces séances dont les péripéties ne semblent pas invariables :
    « La séance s’ouvre sur l’ordre du Grand Marteau et la fenêtre sur l’intervention du premier Timbré. Le néophyte en profite pour s’introduire par l’huis en question...
    « … Il commence d’abord par donner des définitions assez judicieuses, et quelquefois originales, de quelques mots du vocabulaire maboulique : piqué, timbré, toqué, idiot, fada, simple, marteau, rouf, loufoque, louftingue, malboul, bambou, ce qui prouve déjà combien l’impétrant est maître de son sujet.
    « Il déclare être en mesure d’exécuter toutes choses normales dans le monde aliéné… (exemples variés)… et déclare enfin que les membres de la popote sont des gens spirituels comme Henri IV.
    « Sur cette affirmation tendancieuse, le néophyte sourit d’un air béat et marche sur les mains pendant que l’araignopage donne des signes évidents de bonne humeur en barytonnant… (ici deux mots censurés)… ce qui est un indice d’approbation chez ses membres.
    « Le néophyte, la tête toujours à l’envers, assiste ensuite aux pratiques premières de l’aliénation et reçoit la blatte (cafard) en ruolz comme insigne de passe, ainsi que la triple consécration officielle — du coup de marteau présidentiel, du coup de bambou du Grand Maboul et du coup de timbre du Premier Timbré…
« Chacun sort en dansant le pas rituel du Bambou, connu des profanes sous le nom de bamboula.

Mouche de Dehibat

    Il n’est guère douteux qu’il s’agit d’une création des Bataillons d’Afrique; mais rien n’a pu être découvert sur l’époque de la naissance de l’ordre et sur ses statuts. Nous avons pu nous procurer l’insigne et le brevet qui ont été délivrés le 27 février 1916 au général Boyer.

Scorpion de Zarzis

    Zarzis fut occupé en 1888 : un poste des affaires indigènes et une petite garnison.
    Les premiers occupants n’y trouvèrent pas seulement une plage et des oliveraies, mais le dangereux scorpion noir.
    Médenine voisin, et avec qui Zarzis avait des liens de commandement, venait de créer le « cafard ».
    À l’imitation des officiers de Médenine, ceux de Zarzis créèrent le « scorpion ».
    Nous n’avons pu recueillir aucun aperçu sur les dérèglements de l’ordre, ni nous procurer diplôme ou statut.

Dacus de Sfax

    Le Dacus sfaxien sortit le 11 avril 1911 « entièrement au point, du cerveau du lieutenant- vétérinaire Treuvelot, du 4ème spahis ».
    « Le Dacus oleae est une mouche microscopique qui, par les années humides, perce les fruits et les fait tomber avant maturité ».
    Il fallait conjurer cette action malfaisante. Ce fut l’œuvre d’une « chevalerie rustique », organisée par le fondateur de l’ordre, dénommée « Carrefour de la Forêt », et dont « le temple immense est la forêt d’oliviers de Sfax ».
    Le Conseil de l’ordre comprit, en outre du fondateur, qualifié de « Tronc séculaire », douze « grands oliviers de la forêt, le Phénicien, le Nubien, le Ligurien... » dont les noms mortels ne sont pas livrés à la curiosité des profanes.
    Au-dessous des « grands oliviers de la forêt » et du « Tronc séculaire » les chevaliers de l’Ordre sont répartis, d’après leur ancienneté .de présence dans la région, dans les catégories suivantes : l’Éclat (première initiation) ; le Rameau ; la Branche ; la Vieille Branche.
    Nous n’avons malheureusement aucun aperçu sur les cérémonies du culte rendu au Dacus.

Clou de Gafsa

    Chacun sait qu’il sévit dans la région de Gafsa une furonculose qui atteint de nombreux habitants, et qui laisse une cicatrice d’aspect particulier. On la dénomme couramment Clou de Gafsa (il existe également une maladie analogue désignée sous le nom de Clou de Biskra).
    Tout naturellement, le Clou de Gafsa devint pour les premiers officiers qui occupèrent le poste un sujet de causeries et de plaisanteries.
    Un insigne fut vite créé, fabriqué par des bijoutiers indigènes, et que chacun se procurait comme il l’entendait.
    Mais l’ordre véritable, avec ses statuts et ses rites, ne fut fondé que vers 1895 par le commandant d’armes d’alors, le chef d’escadrons Caron du 4e Chasseurs d’Afrique.
    Les archives de l’ordre sont introuvables.

Criquet de Douamis

    Il s’agit de la commémoration d’une campagne contre les criquets (1902), qui fut particulièrement laborieuse. Un détachement du 4ème Tirailleurs y participa.
    L’un des officiers qui en faisaient partie, en accord avec les personnalités civiles intéressées à la lutte contre les acridiens, le lieutenant Monnier organisa le nouvel ordre dont la présidence — avec le titre de Grand Chancelier — fut donnée à M. de Thévenard, propriétaire de l’Henchir Douamis, qui fut le quartier général des opérations contre les criquets.

Saxaoul d’El Oued

    Le 2 janvier 1912, eut lieu à El Oued une réunion de financiers et de techniciens, dans le but de constituer une société d’exploitation forestière des bois de Saxaoul.
    Nous pouvons donner les noms de ces « financiers et techniciens » : le commandant Bussy ; le capitaine Fournier ; le docteur Cellerier ; trois autres officiers dont un interprète, un autre membre civil.
    Pour ceux qui croient bien connaître la nature désertique et récalcitrante de la région et qui seraient tentés de sourire, voici (ce n’est pas inventé, c’est presque textuellement copié sur un document écrit, aussi incontestable que les tables de la loi du Sinaï) :
    Au début du siècle, un des chefs de l’annexe d’El Oued, de retour d’un voyage au Turkestan, eut l’idée d’implanter dans les dunes sahariennes certains arbustes des grandes steppes asiatiques.
    Le résultat fut magnifique. Dès 1911, de grandes forêts, impénétrables même à la hache, vinrent jeter une note de verdure et de richesse sur ce pays de désolation et de mort.
    Alors, les immigrants affluent, la terre prend une valeur fabuleuse, le pays devient une contrée pour ainsi dire idéale pour le capitaliste en quête de placements sûrs et fructueux.
    Il n’y a pas lieu de s’étonner : tout est source de profits dans le merveilleux produit qu’est le saxaoul ;
    — Les racines sont utilisées pour la fabrication chimique de la margarine spécialisée dite « beurre noir », qui est en voie de détrôner complètement le « beurre noir à la Sépia », produit de fabrication américaine condamné à mourir par épuisement de la matière première, poulpes et sépias.
    — Les feuilles, donnent en infusion un thé de qualité tellement supérieure que les actions en bourse du saxaoul éclipsent de loin celles de tous les thés concurrents.
    — Ce bois, dont la plus grande portion se présente sous forme de « roses de sable », donne des poteaux télégraphiques et des traverses de chemins de fer d’une structure pas banale à deux compagnies concurrentes en pleine activité. La Compagnie Trans saharienne française : Biskra, Touggourt, Tombouctou, Libreville; la Compagnie Transafricaine italo-allemande : Tripoli, Cameroun.
    Mais cela ne représente rien encore en comparaison des profits provenant de la fabrication des « gueules de bois », industrie devenue florissante dans le monde entier, et à laquelle le bois de saxaoul convient presque seul, à cause de son manque total d’humidité.
    Aux dires de son propre fondateur, cette confrérie était à l’origine très fermée.
    Les adeptes étaient « Khammès » du saxaoul, jamais rien de plus.
    L’autorité était aux mains d’un Conseil d’Administration dénommé « Tobol » dont les membres étaient le chef d’annexe et quelques autres personnalités, dont certaines civiles, désignées par leurs fonctions. Chacune redevenait simple « Khammès » en quittant le « Tobol ».
    La cérémonie d’admission comportait un repas, au cours duquel le Président du « Tobol »faisait en présence de tous, et naturellement dans la note comique, l’examen critique du récipiendaire. Celui-ci était épluché sans aucun ménagement.
    L’ordre a évolué quelque peu. Il y a maintenant plusieurs classes de « khammès ».

Khanfouss de Touggourt

    Le Khanfouss a été créé en 1899 par le commandant supérieur du Cercle (Commandant Pujat).
    Le siège social de l’ordre a été cambriolé pendant la guerre de 1914-1918, tout comme celui du Cafard de Médenine. C’est établi dans les termes suivants par une correspondance peut-être tendancieuse, de 1916. « L’autorité supérieure a profité de la dispersion des fondateurs pour s’emparer des statuts et scels, probablement dans un but de propagande afin d’attirer les touristes dans le vaste domaine saharien ».
    Aucun des vieux titulaires de l’ordre n’a pu renseigner sur les statuts primitifs. Ils étaient sans doute analogues à ceux du Cafard de Médenine.
    Une seule chose est certaine c’est que nul — au moins parmi les officiers résidant à Touggourt — n’était admis dans l’ordre sans avoir, au cours d’un examen préalable, prouvé par des signes non équivoques, qu’il avait été féru par le Khanfouss.
    Il n’y a pas de promeneur en Sahara qui ne connaisse le Khanfouss, ou scarabée sacré, et qui ne l’ait vu pousser à reculons, avec une conscience et une obstination remarquables jusqu’à leur point d’enfouissement, les précieuses boulettes qui contiennent ses œufs.
    Mais il est au moins singulier que l’ordre du Khanfouss soit né à Touggourt, car Touggourt (un officier qui y vécut longtemps nous l’a confirmé) est le seul endroit de toute la région saharienne environnante où le Khanfouss n’apparaisse pas, à cause de la forte quantité de sels de sodium et de magnésium qui imprègnent le sol.
    Depuis la guerre, le Khanfouss est resté sans règles canoniques, sans cérémonies liturgiques. Il paraît qu’il n’en souffre pas : insignes et diplômes continuent à être attribués en vertu de la force acquise.
    Mais c’est ainsi que les plus heureuses traditions s’engourdissent et disparaissent. Il est temps qu’un Khanfousseux de génie survienne et rende au Khanfouss des assises immuables — comme il est advenu au Cafard.

Sauterelle Délirante

    La sauterelle délirante est une curiosité spéciale. Il n’y eut jamais qu’un seul titulaire, il ne fut délivré qu’un seul brevet.
    Nous rapportons presque mot à mot le récit du commandant Cauvet :
    « Après de nombreuses années sans sauterelles, celles-ci reparurent en 1884 dans le Sersou. Elles envahissaient totalement, deux ans après, les hauts-plateaux de la province d’Alger et surtout le cercle de Boghar.
    « Un lieutenant de ce cercle était resté en particulier plusieurs mois sous la tente, dans des conditions incontestablement dures.
    « Deux de ses camarades du Bureau Subdivisionnaire de Médéa composèrent, pour s’amuser, un brevet de décoration fait de tiges de blé envahies par des sauterelles. Avec la complicité au moins passive de quelques officiers présumés « sérieux », ce brevet fut envoyé au destinataire dans des conditions propres à éloigner de son esprit toute idée de mystification.
    « Mais bientôt, avant même que le brevet ne fut parvenu à l’intéressé, (qu’un mouvement dans le personnel avait affecté à Ghardaïa), des télégrammes de félicitations se mirent à pleuvoir : de Médéa, de Djelfa, de Laghouat. Ils éveillèrent un peu de scepticisme, et lorsqu’arriva le brevet, on se contenta de l'encadrer à titre de curiosité dans la salle de la popote de Ghardaïa ».

Giberne du Kreider

    Ce disparu est peut-être le plus ancien de tous les ordres sahariens.
    Le Kreider était autrefois le domaine du 1er Bataillon d’Afrique. Un nombre considérable d’officiers sont passé à sa popote, les uns venant du sud, les autres s’y rendant.
    Ceux-ci apportaient les dernières nouvelles, les pronostics, les racontars des civilisés, les échos des réjouissances à la mode dans la capitale. Ceux-là, pour la première fois après une grande solitude se sentaient l’esprit débridé parce que les jardins étaient beaux, l’accueil des vieux camarades chaleureux, la table bien garnie, l’assistance nombreuse.
    Dans de pareilles conditions, on pouvait enfin parler à satiété, raconter ses exploits, ses rêves, les joyeusetés de sa servitude, imaginer et affirmer les découvertes les plus fantastiques dans le règne animal ou le règne végétal, broder sur tout cela les cocasseries les plus divertissantes... ou bien battre rengaine à propos de rien. On ne se privait pas de harceler l’arrivant. Bientôt on n’admit plus qu’il pût être rendu à la liberté avant d’avoir payé son écot sous forme de quelque histoire de qualité.
    Ainsi naquit « la giberne ».
    La giberne c’est, vous ne l’ignorez pas, un objet d’équipement de la vieille armée. Dieu sait comme celle-ci était cocardière et belle, les jours de fête. Les gibernes passées à la cire et frottées au bouchon, avec autant d’amour que d’acharnement, brillaient comme des glaces.
    Ainsi devaient être les histoires racontées à la popote du Kreider par les passants.
    Ceux qui avaient enthousiasmé leur auditoire et gagné son admiration avaient droit, non pas à la giberne d’honneur, mais au bouchon, garni d’une calotte dorée, et suspendu au cou comme une croix de Commandeur par une faveur tendre.
    Il est dommage que nous soyons réduits à ce que nous a transmis la tradition verbale. Nous ne connaîtrons jamais ce qu’il y eut probablement de savoureux dans quelques mises en scène, et nous ne retrouverons jamais non plus ce trésor unique au monde : le recueil manuscrit des « gibernes » les plus mémorables, jugées dignes d’être inscrites au livre d’or des « gibernards », et signées de leurs auteurs. C’est un fossile enfoui quelque part.
    Le Kreider !... Il n’y a plus que le chef de gare à casquette d’une pauvre station, pour crier ce nom. Aucun voyageur ne salue plus la « giberne » au passage.

Tarentule du Tidikelt

    La Tarentule est en bocal. Elle est morte, régulièrement morte. Voici son histoire, extraite de ses statuts.
    La pénétration française ayant tout d’un coup, par un « bond formidable » amené l’occupation d’In Salah et autres grandes capitales, d’authentiques Sahariens furent institués gardiens de cette conquête. Ils avaient au cœur, comme une blessure saignante, la hantise du « Cafard de Médenine » et du « Khanfouss de Touggourt ». Aussi ils ne purent résister longtemps aux avances insidieuses de la « Tarentule ».
    Les statuts du nouvel ordre ne furent rédigés que le 28 août 1903, à In Salah, mais sa création avait été décidée dès le 1er novembre 1901 à la popote des officiers français de la 1ère compagnie de Tirailleurs sahariens, capitaine Bablon.
    Dans une circulaire répandue à profusion le nouveau souverain de la contrée faisait en ces termes appel à ses sujets :
    « La tarentule de Tidikelt ouvre ses antennes à tous ceux, grands et petits, qui ont subi sa piqûre mortelle et qui n’en sont pas morts.
    « Pour tous ces bienheureux, le terrible insecte s’est figé dans le métal ; et dans une attitude pleine de bonté et de mansuétude, s’apprête à les recevoir dans son giron.
    « Les intéressés qui, après avoir pris connaissance des statuts, désireront profiter d’un aussi noble mouvement, sont priés de faire parvenir leurs titres dans le plus bref délai au secrétaire-trésorier accrédité de Sa Majesté la Tarentule ».
    Les jeunes étaient maîtres. Eux seuls, par rang inverse de l’âge, entraient au Conseil de l’Ordre. Le plus âgé en était exclu par un arrivant plus jeune.
    Dans tous les actes officiels, ces membres du Conseil perdaient leur état-civil pour devenir Antoine 1er , Gaston II, ou Joseph III, selon le nombre de membres du même prénom l’ayant précédé au Conseil.
    Il y eut deux sièges de l’ordre, l’un au Tidikelt, au bureau arabe chez l’officier interprète secrétaire, (le premier en fonctions fut Antoine Ier , traducteur irresponsable de langue arabe. Il fut conservé si longtemps par le Conseil de l’Ordre, qu’il était considéré comme une pièce à conviction et pieusement vénéré par les Pèlerins »).
    Le second siège de l’ordre était à Paris, au Café de la Paix, dans des coins différents selon la saison. Tout « Tarentuleux » de passage dans la Capitale était tenu de déposer sa carte chez la concierge.
    Les membres de l’ordre étaient Chevaliers dès leur arrivée. Ils devenaient successivement Officier, Commandeur, Grand Officier, puis Grand-Croix, après chaque année complémentaire de séjour.
    Cette « Société à Extravagances Limitées », portait en elle les germes morbides et irrespirables de l’exclusivisme, de la hiérarchie et de l’automatisme. Cloîtrée comme une femme arabe, privée d’air, de lumière et d’espace vital, soumise avec cela à des tentations diaboliques par la faute du progrès, elle se prostitua et piqua sans retenue toutes sortes de passants.
    Elle en est morte dans la nuit du 22 au 23 mai 1926. Mais il n’est pas de Saharien qui ne soit convaincu qu’« elle ressuscitera d’entre les morts ».

Méhari noir de Timimoun

    Créé en 1923 à Timimoun par le capitaine Burté, chef de l’annexe du Gourara, l’ordre du méhari noir s’est éteint en 1928, après cinq années d’existence seulement. — Les raisons ? Les mêmes sans doute que celles qui ont causé l’extinction de l’ordre de la Tarentule avec en plus le bouleversement causé par des modifications dans l’organisation des postes affaires indigènes, et celle des Compagnies sahariennes. Des débris d’archives ont été transportés à Adrar, où se trouvent encore le grand cordon de l’ordre (croix très détériorée) et quelques papiers, plutôt comptables, dont il n’y a rien d’intéressant à extraire.
    Près des officiers qui paraissaient susceptibles de nous renseigner, nous n’avons pu obtenir que les précisions suivantes, et c’est évidemment peu :
    L’ordre n’était pas fermé, mais accueillant, puisqu’il a compté parmi ses membres un étranger généreux, M. Harlan, américain ami de la France, et séduit par le Sahara. Son souvenir est évoqué chaque année aux courses de méhara d’El Goléa. Il a en effet doté ces courses d’un prix annuel.
    Sur le ruban de l’insigne des larmes d’argent, au nombre de une, deux ou trois, distinguent les chevaliers de l’ordre, de la 3ème à la 1ère classe.

Lumière Saharienne du Tanezrouft
(Bidon V)

    C’est une improvisation du Capitaine Gierzynski, lors de l’inauguration en avril 1935, du phare Vuillemin à Bidon V, en droit universellement connu, au milieu de la région la plus triste et la plus déshéritée de la terre.
    Le capitaine Gierzynski entendait « remercier » M. et Mme Delaplace du « superbe effort que venait de fournir leur belle équipe de collaborateurs ».
    Nous glanons quelques phrases de sa « proclamation » — encore qu’elles ne s’appliquent pas toutes spécialement au nouvel ordre fondé :
    « — Le District du Tanezrouft est érigé en état indépendant.
    « — Madame Delaplace, marquise du Tanezrouft est nommée à l’unanimité (votants : 1 — pour : 1 — contre : 0) sultane de Bidon V.
    « Il est créé un ordre national de l’État libre du Tanezrouft. Il reçoit la dénomination d’ordre national de la « Lumière Saharienne ».
    « Son Altesse la Sultane reçoit le Grand Cordon de l’Ordre.
    « Monsieur Delaplace reçoit la Dignité de Grand Chancelier... et le titre de Prince consort.
    Suivent des promotions dans l’ordre de tous les membres de l’équipe.
    Puis viennent des attributions de fonctions dans le gouvernement et dans les administrations du nouvel état, dont l'unique habitant est le célèbre Bou Haddidi, les dirigeants n’étant que gens de passage.
    Il y a parmi d’autres :
    — Un Ministre honoraire du silence de Tanezrouft.
    — Un Directeur honoraire des Eaux et forêts.
    — Un Capitaine honoraire du bateau-lavoir à Bidon V.
    — Un rapporteur de la Commission des boissons fraîches et alcooliques.
    — Un Directeur de la répression du tapage nocturne sur l’étendue du territoire.
    — Un Directeur des phares et balises.
    — Un Président de la Fédération nationale de sauvetage.
    — Un Président de la fédération des clubs de sport nautique.
    — Un Directeur des mots d’esprit — chef de la section des canards dans l’organisation de la presse modèle de Bidon V.
    — Un Chargé de l’organisation des « minutes de vacarme », à l’occasion des cérémonies officielles.

Scorpion noir de Béni Abbès

    Il a été créé à Beni Abbès le 10 février 1927 par les sous-officiers de la compagnie saharienne de la Saoura « pour donner un insigne à ceux qui ont séjourné en région saharienne, afin d’attester à l’univers leurs randonnées lointaines et leur dégénérescence mentale ».
    L’ordre comprend trois classes. On accède de l’une à l’autre, à l’ancienneté ou au choix. Caïd (droit immédiat) — Agha (deux années de séjour). — Bachagha (quatre années de séjour). Le choix peut être motivé soit par de « hauts faits, soit par des actes ou des propos de nature excentrique ».
    Les classes sont différenciées par des appliques métalliques sur le ruban de la décoration :
    — Caïd : deux tibias entrecroisés,
    — Agha : une tête de mort.
    — Bachagha : une tête de mort au-dessus de deux tibias entrecroisés.
    Il y a deux sièges de l’ordre, l’un à Béni Abbès (Sahara), l’autre (une succursale), à Paris, Taverne Alsacienne, 4, rue de Flandre. Tout dignitaire de passage à Paris est prié d’aller y consommer des boissons glacées en songeant aux camarades qui en sont privés.
    Le scorpion noir est réservé en principe aux sous-officiers de la compagnie saharienne de la Saoura. Il peut être délivré aux sous-officiers étrangers à la compagnie appelés à résider à Béni Abbès. Enfin trois hautes personnalités ont droit d’admission si elles le réclament :
    Le patron de la Taverne alsacienne,
    Le capitaine commandant la compagnie saharienne de la Saoura,
    Le Président de la République.

Scarabée vert de Tabelbala

    L’ordre a été créé par le capitaine Ressot et par les officiers de la compagnie saharienne de la Saoura, réunis le 15 août 1923 dans la grande salle du cercle de Béni Abbès, un peu avant l’heure sainte de la Gaïla, après une très chaude délibération 2.
    Son but est de « récompenser les mérites inconnus des officiers, et exceptionnellement des personnalités civiles qui, en dépit des plus grandes épreuves morales et physiques ont eu le courage d’atteindre au pas lent des caravanes, la lointaine Tabelbala ».
    ... au pas lent des caravanes !...
    On imagine tout de suite que ce ne sera pas tout à fait vrai : dans le domaine des fantaisies, on ne s’attache pas à la lettre.
    Il y a deux classes de dignitaires : chevalier et officier. Les chevaliers ne deviennent officiers que s’ils ont accompli de nouveaux exploits ».
    Enfin il est recommandé à ceux qui sont promus officiers d’abandonner la région — d’abord dans l’intérêt de leur santé, et en raison de leur fatigue mentale — ensuite pour épargner au Grand Maître de l’ordre (le capitaine commandant la Compagnie saharienne de la Saoura) le regret de ne pouvoir leur conférer malgré leur mérite, une dignité supérieure ».

Cigogne de Bouznika

    Ordre fondé au moment de la campagne de Chaouïa en commémoration de l’occupation de la Casbah de Bouznika par un détachement du 4ème Zouaves, capitaine Dubus.
    « Nous Dubus, capitaine au 4e Zitoun, de par la volonté de Monsieur le général commandant le corps de débarquement de Casablanca, investi des fonctions de commandant d’armes de l’imposante place forte de Bouznika pendant la période du 22 avril au 22 juillet 1908 ».
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    2 La compagnie saharienne de la Saoura, dont le signataire du présent article fut le premier capitaine-commandant, fut créée le 22 avril 1904. Elle eut d’abord son siège à Béni-Abbès. Ce siège fut transporté ensuite à Tabelbala (31 août 1930). Il est actuellement à Tindouf (février 1935).
    Le 15 août 1923, les officiers de la compagnie créent l’ordre du Scarabée vert de Tabelbala.
    Le 10 février 1927, les sous-officiers créent l’ordre du Scorpion noir de Béni Abbès.
    Le transfert à Tindouf a peut-être suscité la création d’un troisième ordre dans la compagnie.

    « Au moment de quitter nos nobles fonctions, décidons, — en reconnaissance des bons et loyaux services de nos collaborateurs, — en souvenir de leur entrain, de leur bonne humeur et de leur camaraderie — en récompense de leur bravoure, de leur hardiesse et de leurs talents guerriers, culinaires, oratoires, chorégraphiques.
    « De commémorer par une marque spéciale, pouvant nous distinguer des vulgaires humains qui pendant la même période ont arpenté pédestrement ou équestrement la Chaouïa, notre passage, notre séjour, ou notre réunion en cette région privilégiée, giboyeuse, poissonneuse, balnéaire de Bouznika, dépendant du détachement régional des Ziaïdas (D.R.Z.).
    « Du fond de notre somptueux palais, décrétons ce qui suit ».
    (Nous résumons le décret) :
    — L’Ordre de la Cigogne de Bouznika est créé à la date du 22 juillet 1908 à midi. — Coup de canon.
    — Pour devenir membre de l’ordre il faut avoir séjourné au moins pendant huit jours consécutifs à Bouznika pendant la période du 22 avril au 22 juillet 1908.
    — Le Conseil de l’Ordre comprend, outre le fondateur et Grand-Maître,
    — Un Vice-Président à voix persuasive et tonitruante ;
    — Un Grand-Maître des Cérémonies, autant que possible svelte, élégant, gracieux ;
    — Un membre délégué, protocolaire, mondain, copurchic ;
    — Un Grand-Argentier, aussi parcimonieux qu’économe.
    — Aucune cotisation n’est admise. Les dons volontaires, en nature ou en espèces sonnantes et trébuchantes, ayant cours légal, sont tolérées, pour faciliter l’entrée des membres gâteux ou invalides.
    Parmi les vingt premiers chevaliers, on peut relever :
    — Un Maître de la chamellerie, vérificateur des poids et mesures, directeur des travaux topographiques.
    — Un Boute en train (blessé à l’aine et à Ber Rebbat), inspecteur des arabas, directeur des travaux archéologiques et recherches antédiluviennes.
    — Un grand Champitre du marché, inspecteur des lieux publics, commissaire de police à Youpinville.
    — Un Inspecteur des phonographes, maître de danses, organisateur des concerts, des bals champêtres et fêtes vénitiennes, directeur du Kursaal.
    — Un Inspecteur des oueds et des mares, directeur des pêches et des chasses, maître-nageur.
    — Un Bombardier juré, chargé des levées topographiques et des salves, popotier des personnes de marque, rapporteur de la commission des réjouissances.
    — Un Professeur de langues vivantes, directeur des siestes, inspecteur du sommeil.
    C’était en somme une organisation remarquable.
    D’abord à classe unique (chevaliers), l'ordre fermé de la Cigogne comprend, à partir de 1910 (décret du 6 juillet 1910) cinq classes :
    — Un Grand-Croix :
    — Deux Grands-Officiers :
    — Trois Commandeurs :
    — Cinq Officiers :
    — Un nombre variable de Chevaliers.
    L’insigne initial a été modifié au moins deux fois. La reproduction que nous en donnons est une photographie de celui qui fut fabriqué au début, par un artiste peu exercé et par des moyens de fortune : plaque de Commandeur du capitaine Dupas, second et dernier Grand-Maître de l’ordre 3.
    Nous voici maintenant en présence d’une autre classe de décorations. Pour elles, il n’est plus question de plaisanteries, ce sont de véritables décorations de guerre.

Chouette de Bou Denib

    Il y eut en 1908, pour repousser des harkas qui n’espéraient rien de moins que de nous acculer à la mer, deux colonnes du Haut Guir, la première en avril-mai (général Vigy), la seconde en septembre (colonel Alix).
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    3 Aux archives, figure une note de service du 9 juillet 1910, avisant les « Cigognards » qu’ils peuvent se procurer l’insigne de l’ordre, en argent, chez « Ladislas », 4, avenue de France, à Tunis, au prix de 8 francs.
    La plupart des insignes et documents que nous reproduisons se trouvent au Musée Maréchal-Franchet-d'Espérey, à Alger.

    La première colonne, après les combats de Menabha, de Béni Ouzien et de Bou Denib, donna lieu à l’occupation de Bou Anane et de Bou Denib.
    Bou Denib devint notre extrême pointe, en face de l’insoumission et de la dissidence. On y avait laissé le 30 mai 1908, sous le commandement du commandant Fesch : 1 250 fusils, une section de mitrailleuses, 250 cavaliers, une section de 80 de montagne et une batterie de 75.
    À la fin d’août, avant d’être complètement à l’abri dans les positions qu’elle édifiait (redoute, poste de goumiers, blockhaus de la gara), et tandis qu’une colonne se formait à Bou Denib, la petite garnison avait devant elle une harka d’environ 20 000 fusils.
    Le 20 août, dans la soirée, le commandant Fesch reçut du chef de cette harka une lettre de défi dont nous donnons la traduction... « Si vous êtes valeureux, disait-elle, sortez de vos murs pour le combat ! Vous jugerez quel est le plus noble de la chouette ou du faucon ».
    Les chouettes ne sortirent pas de leurs murs ou de leurs abris. Leurs positions furent attaquées le 1er et le 2 septembre, principalement le blockhaus (lieutenant Vary) qui subit dans la nuit du 1er au 2 des assauts furieux. La harka défaite cessa ses attaques, mais maintint son camp à moins d’une journée de marche. Elle fut définitivement dissociée le 7 septembre au combat de Djorf par la colonne de secours.
    — L’Ordre de la Chouette, créé le 13 septembre 1908, est destiné à commémorer la défense du poste de Bou Denib.
    — Dans un but égalitaire, il ne comprend qu’une seule classe.
    — Ont seuls droit à cette haute distinction les militaires de tous grades figurant sur les contrôles du poste le 1er septembre (la situation d’effectif à cette date, nominative pour les officiers, donne 50 officiers, 1 610 hommes de troupe).
    — Par exception, les officiers généraux ayant honoré le poste de leur présence, pendant 26 heures au moins dans le courant de l’année 1908 pourront, s’ils en font la demande, être nommés Chouettes d’Honneur de première classe.

Hyène Berbère de Dar el Kadi

    Le 8 décembre 1912, après un combat de nuit qui est une traîtrise, deux compagnies du 3e Zouaves et un Tabor marocain, le tout sous les ordres du commandant Massoutier, et destinés à appuyer des contingents indigènes marchant contre une harka dissidente, se réfugient dans la Casbah de Dar el Kadi.
    Assiégée par les très nombreux cavaliers et fantassins du Caïd el Gueillouli, la petite troupe n’est délivrée que le 25 par une colonne de secours aux ordres du général Brulard. Elle a souffert horriblement de la soif.
    La colonne de secours a dû livrer combat le 24 à Bou Tazzert.
    Avant de rentrer à Mogador, il lui a fallu débarrasser les environs de Dar el Kadi des cadavres d’hommes et d’animaux qui y étaient entassés, livrés aux vautours et aux hyènes du voisinage.
    Dans sa brochure « Dar el Kadi, épisode tragique de la conquête du Maroc », le colonel Didier rapporte qu’un « frugal festin » réunit les captifs et leurs sauveurs dans une chambre basse de la tour massive de la Casbah. Le général Brulard y rappela que la vieille devise africaine, « Tous pour un et un pour tous », venait une fois de plus d’inspirer à tous un esprit complet de sacrifice. Après quoi l’un des « convives », vieux blédard déjà titulaire du Cafard de Médenine et de la Cigogne de Bouznika, lança l’idée de création d’un insigne commémoratif. Séance tenante, dit-il, et « à l’unanimité, la « Hyène Berbère » est adoptée. Le général Brulard veut bien accepter d’en être le Chancelier ».
    Nous n’avons rien d’autre à dire sur cet ordre, n’ayant encore pu nous procurer ni insigne, ni diplôme, ni statuts.
    Mais laissons ces deux ordres nobles. Et avant de revenir à notre sujet, chevauchons encore un peu en bordure de notre chemin.
    On vient de voir une compagnie saharienne déjà dotée de deux décorations de fantaisie.
    Il se trouve que d’autres formations sahariennes ont adopté vers la même époque, ou même antérieurement, des décorations particulières répondant aux mêmes besoins et aux mêmes sentiments, telles :
    — La section automobile saharienne d’Ouargla.
    — Le détachement d’autos spéciales du Sahara à Colomb-Béchar.
    — Le service radio de l’Est saharien à Ouargla.
    — La compagnie saharienne des Ajjer à Fort-Polignac.
    Nous y faisons allusion parce que nous avons prospecté ces décorations comme les autres, sur le même sol, et afin de ne pas encourir le reproche de les avoir laissées dans l’oubli.
    Mais il faut bien dire que malgré la parenté de ces Ordres avec ceux dont nous avons plus longuement parlé, on ne retrouve pas dans leur constitution intérieure les mêmes éléments de fantaisie, de joyeuseté, et même de bouffonnerie.
    L’insigne ne porte pas de nom d’insecte. Il est distribué à tous les militaires de la formation, sans cérémonie plus ou moins grotesque et tapageuse, mais uniquement comme un souvenir de camaraderie, et une évocation des services spéciaux rendus en commun.
    C’est sérieux et respectable.
    Que le voisinage des « Cafards » et autres bestioles soit pour quelque chose dans ces dernières éclosions, c’est fort probable.
    Mais elles sont plutôt encore les premières manifestations d’une autre idée : l’institution d’« insignes de traditions » dans les corps de troupe. Cela se fit sous les regards bienveillants d’abord, puis ensuite avec l’approbation régulière des hautes autorités militaires.
    C’est une nouvelle famille.
    Nous venons de laisser voir ses liens de parenté avec les « Décorations de fantaisie au Sahara ».

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    Cafardeux, Tarentuleux, Khanfousseux... et autres animateurs, ont admis dans leur compagnie — on se le rappelle — des membres de faveur qu’ils ont sagement dispensés des épreuves habituelles, en en donnant la raison.
    Cette confiance exemplaire ne fut pas déçue. Sans être effarouchés de rien, sûrs de l’intangibilité de leur prestige, les plus grands de la terre sont venus se poser en foule, comme papillons à la lumière, sur les tables des confréries. Ils étaient peut-être un peu flattés au fond d’eux-mêmes — qui sait ? — de ne pas être écartés par leur dignité de la faveur d’être piqué, ou pincé, ou féru, ni plus ni moins que le commun des mortels.
    Généraux, Amiraux, Maréchaux de France, Gouverneurs, Ministres, Aviateurs illustres, Explorateurs, Savants, Artistes, Grandes Dames, Ducs et Duchesses, Prélats, Princes et Princesses de sang royal, et jusqu’à des têtes couronnées, ont daigné recevoir, là où ils sont passés, le brevet qui les sacre dignitaires de l’ordre local et le petit insigne qui représente pour eux, non pas le sou venir d’une scène un tant soit peu carnavalesque, mais bien plutôt celui de l’agréable et prévenante hospitalité dont la tradition s’est jalousement conservée dans toutes les régions éloignées.
    Reconnaissons d’ailleurs que les « Grands Timbrés » et « Loufoques », Directeurs d’Ordres, capables tous d’une merveilleuse adaptation d’esprit, ont su faire régner là où il convenait et quand il convenait, une atmosphère de respect, de confiance et de sympathie.
    Les auteurs des bouffonneries dont vous vous êtes peut-être réjoui sont les frères des Le Châtelier, qui finit à l’Institut ; des Duclos, des Charlet, dont les publications récentes du commandant Lehuraux retracent sous d’autres traits la belle carrière ; des Pein, des Laperrine, dont le souvenir est encore présent... et de tant d’autres, qui jamais ne perdirent la raison.

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    Il semble que les premiers nés sont plus racés, et que les derniers venus ont moins de sang.
    Est-ce la faute du progrès ?
    Le Sahara n’est plus le même depuis qu’il est meurtri par les autos, envoûté par les avions, ravagé par la T.S.F.
    Son charme est aussi puissant sur ceux qui viennent le voir en passant mais son emprise est moins rude sur ceux qui font corps avec lui.
    Les officiers dont les conditions d’existence ont été évoquées au début, l’ermite de Fort Miribel et les trois emmurés des Oulad Djellal, s’ils étaient seulement replacés maintenant aux lieux qu’ils ont habités autrefois, ne s’y reconnaitraient plus, tellement il est facile à présent de ne plus se trouver isolé nulle part, et d’embourgeoiser son esprit, au lieu de le laisser vagabonder selon son caprice.
    Ils accuseraient peut-être le progrès scientifique d’être une cause de régression intellectuelle, et ne retrouveraient plus le loisir de penser librement...

                    Alger, janvier 1940.

Lieutenant-colonel DOURY