CONSEILS AU MÉHARISTE DÉBUTANT
par Théodore Monod

extrait de « Une vie de Saharien » - Théodore Monod (éd. Vents de Sable, Paris, 1998)

« Le premier pou, un gros, bien sûr : Pediculus vestimenti. Ne t’étonne pas : on ne couche pas impunément avec des Bédouins. Mais console-toi : ce n’est que le premier... Quand tu t’apercevras à l’étape qu’est tombé en route un objet précieux, le bidon de beurre, ta meilleure sandale – la seule qui ne te blessait pas – ne va pas dire, désolé : « Ça, c’est le bouquet... » Non, patiente : le bouquet viendra, tôt ou tard. Résigne-toi à l’avance à voir tes biens matériels se disloquer sous tes yeux lentement – ou vite – mais sûrement, implacablement. Observe un objet et note les progrès de sa destruction. Ne proteste pas, il faut te faire à la règle, qui a son enseignement : « les choses de ce monde passent », dit l’Écriture. On l’apprend ici mieux qu’ailleurs. Et puis, si tu ne veux pas cabosser ta bouilloire ou en perdre le couvercle, casser tes courroies, déchirer ton pantalon ou pulvériser tes lunettes, après tout, tu n’as qu’à rester chez toi. Que viendrais-tu faire au pays des brutalités caravanières ? Emporte tout de même un peu de savon et une brosse à dents, on ne sait jamais : mais, crois-moi, tu ne feras, je parierais, grand mal ni à l’un ni à l’autre. Sahara, seul pays où l’on puisse rester propre, et des mois durant, sans se laver. Experto crede Roberto. Le jour où tu auras décidé de lever le camp à l’aube, parce que ce que tu fais te paraît très important et très urgent et que tu appartiens à un monde qui ne sait pas, sereinement, perdre son temps, il y aura un incident – un chameau qui se fait chercher, par exemple – pour t’enseigner la vanité de tes agitations. Ne t’irrite pas. Cela n’avance à rien. Ne sois pas sottement pressé : le jour est long... Et il y a demain...

Pense à tout, dans le détail, à l’avance, mais ne te fais pas d’illusions : on oublie toujours quelque chose et, souvent, d’important. Et puis, ne prévois pas trop : la réalité se divertira à déjouer tes plans. Prévois, avant tout, l’imprévu, notre grand maître à tous au désert. Qui eût pu supposer que tu serais arrêté par trente-six heures d’orage, de pluie et de grêle ?

Les problèmes physiologiques sont superposés, par étages. Au supérieur, ne pas laisser se dessécher le sanctuaire du verbe : fermer la bouche et ne la rouvrir qu’au puits, surtout au long cours, quand la ration d’eau se situe à la limite des besoins. Pour les lèvres, inutile de t’en soucier : constater. Laisse-les paisiblement tourner au carton bitumé, au papier de verre, aux séracs sanguinolents ; il n’y a pas de remède, seulement de modestes palliatifs. À l’étage moyen, Grand Cutané et Tartare. Un méhariste outillé, disposant d’une selle de bonne qualité et d’une adéquate garniture, ne doit pas se blesser : le croupion écorché est celui du néophyte. À l’intérieur, compter avec les probables indolences d’un tube digestif camélisé, rizifié et désertipète, problème enfantin que résoudra le premier laxatif venu : si tu l’as oublié, la flore locale y suppléera volontiers.

Étage inférieur, pédestre, mon beau souci. Attention, ici, c’est sérieux, très sérieux. Si tu pars « à zéro », avec tes pieds ridicules de citadin, mous, tendres, fragiles, alors, gare aux premières heures de marche : une bonne ampoule, un décollement, une abrasion mal placée, une écorchure de sandale et tu risques, si l’intervention n’est pas rapide, d’être empoisonné pour longtemps. Les pansements, loin d’être utiles, aggraveront les choses ; sparadrap, au besoin, si cela consent, toutefois, à adhérer. La poussière de quartz est un abrasif si efficace qu’après quelques semaines de marche dans le sable l’érosion, au gros orteil par exemple, pourra aller jusqu’au sang : à un coup de papier émeri tous les 70 centimètres, trente à quarante mille fois par jour, quel épiderme résisterait ? Il m’est arrivé, à la sortie des graviers de Tanezrouft, d’avoir à recoudre une semelle au pied d’un chameau. Bientôt s’ouvriront les crevasses d’usage au talon, parfois douloureuses : si elles se font trop profondes, les bourrer de graisse et recoudre avec du fil et une aiguille. Non, ce n’est pas « agréable », pas plus que les éclaboussures de régurgitât camelin, le rostre de la tique dans la culotte, l’eau pourrie ou salée, les gruaux insipides ou sablés, les nuits venteuses, l’onglée aux orteils dans le sable glacé, et autres semblables « joyeusetés ». Les désagréments de cette vie sont copieux, énormes. Mais elle a ses consolations ; à la mesure de ses cruautés. Et ceci venge de cela, avec usure. Les initiés me comprendront.

Ne te laisse pas rouler : pour un bêlement de mouton, une tente entrevue (et, brun foncé, elle sera découverte de très loin par un œil exercé), l’espoir d’un coup de lait, d’un repas de viande, d’une bavette à tailler, voire d’une galanterie à pousser, tes yeux t’expliqueront, à 10 heures du matin, qu’il faut s’arrêter, camper, laisser manger les bêtes, qui sans cela... C’est le dernier pâturage, il n’y a plus rien devant... Mais méfie-toi quand même : c’est quelquefois vrai. Difficile. Pas de règle. Comme d’habitude, une série alternée d’erreurs qui se compensent. La halte méridienne est torride ? L’ombre de cette épine est maigrelette ? Ce sable brûlant ? Ces cailloutis croulants et coupants ? Cette eau nauséabonde ? Ce vent diabolique ? Cette nuit glacée ? Ne te plains pas. À quoi bon ? Et d’ailleurs, à qui ? Il n’y a personne pour t’entendre et s’apitoyer sur tes petites misères. Supporte. Patiente. Serre les dents. La revanche, tôt ou tard, viendra. D’ailleurs je te connais bien. Quand elle sera venue, cette vengeance tant espérée, quand tu coucheras, rassasié de mets délicats qui n’auront pas craqué sous la dent, désaltéré d’une eau incolore, sans poils de bouc, dans un lit de sybarite, sous un toit, au chaud, alors, au lieu de savourer durablement ta félicité, très vite, dès que la grosse fatigue de tes marches solitaires sera oubliée, alors tu te prendras à regretter tes rudes étapes, tes pieds écorchés, tes lèvres éclatées, tes sommeils recroquevillé sous les étoiles. Et à la première occasion, comme moi, tu repartiras…

Théodore Monod

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Théodore André Monod, né le 9 avril 1902 à Rouen et mort le 22 novembre 2000 à Versailles, est un scientifique naturaliste, explorateur, érudit et humaniste français. Il est « le grand spécialiste français des déserts », « l'un des plus grands spécialistes du Sahara au XXe siècle » et « bon nombre de ses 1 200 publications sont considérées comme des œuvres de référence ».
Pour Jean Dorst, Théodore Monod « a été bien plus qu'un savant naturaliste à la curiosité toujours en éveil. C'était un humaniste au vrai sens du terme, un penseur, un philosophe et un théologien ».

 

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