LA RAHLA (Amicale des Sahariens)
Eurafrique n° 22– Avril 1960
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
ESCADRON
BLANC
par le Commandant de LA FARGUE (R.)
Je rentrais de Reggan où mon ami Georges ESTIENNE, premier vainqueur du Tanezrouft, m’avait demandé de lui bâtir un petit bordj-hôtel à la pointe des derniers palmiers du Touat et à l’orée du grand désert appelé Tanezrouft, désert intégral qui s’étend droit au Sud pour aboutir à 1500 kilomètres plus bas sur la zone soudanaise des premiers gommiers et mimosas.
Et ESTIENNE avait coupé ce Tanezrouft, à mi-chemin, par une halte artificielle en implantant un bidon (le cinquième depuis Reggan) d’où le nom de Bidon-V, passé dans la légende saharienne et même métropolitaine.
Le bordj-hôtel prenant tournure, je revins sur Adrar pour gagner Timimoun et chercher une rocade qui, à la sortie de la vallée de la Saoura au Foum-el-Kheneg, allait réduire le circuit des touristes allant sur Timimoun en contournant le Grand Erg oriental et en laissant de côté Adrar — (gain kilométrique de 200 km).
Mais ce projet ne plaisait pas aux officiers des Affaires Indigènes d’Adrar car je les frustrais d’un hôtel Transat à Adrar avec tous les agréments (ravitaillement, mouvement de voitures et de tourisme) qui en résultaient. Aussi, me découragèrent-ils dans mes recherches, arguant qu’il était impossible de passer au pied du Grand Erg dans une région très désolée, peu connue, alors que la grande plaine s’étendant d’Adrar à Timimoun était au contraire pleine de sécurité et fréquentée par de nombreuses caravanes. Mais je m’entêtais et je partis donc un jour du Foum-el-Kheneg à la recherche d’une piste qui, ensuite, dans la coutume saharienne, s’appela la piste La Fargue.*
**Avec mon fidèle chauffeur CANTE nous avions franchi assez facilement les différents caps sablonneux du Grand Erg, caps qui s’étendaient en nappe fauve sur le sol brûlé du grand Reg et nous cherchions, en vue de la halte du soir, le terrain propice, pas trop sablonneux pour l’auto mais suffisant pour nos omoplates et surtout un endroit riche en broussaille et lichens qui nous permettrait de cuire notre kessra et réchauffer notre cheurba1.
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1 Soupe saharienne.
Le jour tombait et le crépuscule saharien rapidement envahissait le paysage, quand mon compagnon qui avait des yeux de chasseur me dit :
— Commandant regardez là-bas un feu...
Effectivement vers le Sud-Est une lueur apparaissait insolite dans le grand désert, très basse sur l’horizon. À première vue je crus à un reflet du soleil sur une roche, mais pas de doute c’était un feu et même un grand feu. Je murmurais...
« C’est un berger qui allume une flambée, mais c’est une grosse flambée ; et puis que diable peut faire un berger dans ce coin-là ? On y va CANTE ? »
Et nous voilà roulant à petite allure dans le soir attirés par la lueur qui prenait déjà des proportions de grands feux quand soudain un « halte » retentissant venu de l’ombre nous fit stopper. La voix continua « Avance au ralliement » et nous nous trouvâmes devant un méhariste baïonnette au canon de son mousqueton, qui nous barrait la route. Je criais :
— Commandant Transat !
Et l’homme un peu rassuré siffla la deuxième sentinelle embusquée derrière un rocher et me dit :
— Tu veux parler au Lieutenant ?
Je demandais : quel lieutenant ?
Le lieutenant Flye Sainte-Marie.
J’emboîtais le pas derrière le méhariste et au fur et à mesure que j’avançais, laissant CANTE auprès de l’auto, j’émergeais vers un petit plateau rocheux d’où sortait la lumière qui m’avait attiré et là un spectacle imprévu s’offrit à mes yeux.*
**Un camp à la romaine, en carré, flanqué aux quatre coins d’un fusil mitrailleur, puis la ligne des rahlas (selles de méharistes) faisant un petit rempart et en arrière les méhara accroupis, les avant-bras garrotés, mâchant d’un œil philosophique et indifférent leurs noyaux de dattes ; puis en arrière des méhara une série de petits feux autour desquels les méharistes accroupis faisaient leur popote ; enfin, au centre bien éclairé, le Chef, le lieutenant Flye Sainte-Marie, commandant le peloton méhariste de la Saoura, assis sur un petit tapis persan et qui, lui aussi, sirotait son thé à la menthe, tel un émir.
Dès qu’il me vit, il se leva, vint vers moi me disant : « Quel bon vent vous emmène ? Vous allez partager ma chambre à coucher » (et il me montrait son tapis de soie).
J’acceptais avec joie ne pensant pas avoir ce soir-là l’aubaine d’une hospitalité aussi confortable. Je regardais ce grand officier méhariste bien balancé, grand, blond, et surtout j’étais hypnotisé par son chèche enroulé autour de sa tête et qui, au lieu d’être le chèche réglementaire kaki, était fait d’une mousseline tissée de fils d’or, chèche qu’il portait, par coquetterie, croisé à la persane ce qui lui donnait l’air d’un émir de légende surtout accroupi à l’orientale sur son petit tapis de prière.
À mon tour je lui dis :
— Mais que faites-vous ici ?
Il rit.
— Je suis en guerre, en contre-rezzou. Vous n’en avez pas entendu parler en passant à Adrar ?
— Non je n’ai pas vu d’officiers.
— Eh bien quand vous étiez à Reggan le rezzou a dû passer dans votre dos, prenant en écharpe les oasis du Touat, pillant, brûlant et raflant une cinquantaine de chameaux. Dès que j’ai été alerté j’ai rassemblé mes méhara qui étaient au pâturage ici dans l’Erg et voici mon premier soir où ma troupe étant rassemblée avec ses provisions et son armement, je vais commencer ma poursuite, c’est-à-dire mon contre-rezzou.
Très intéressé j'enchaînais : « Et comment allez-vous faire, vous savez où il se trouve ?
— Oh ! cela n’est pas bien difficile. La recherche c’est affaire de limiers. J’ai envoyé déjà les meilleurs limiers de mon peloton retrouver des traces et comme pour une chasse à courre ils sont revenus me faire leur rapport du pied.
— Je sais maintenant tout. Je sais le nombre de guerriers, le nombre de chameaux enlevés, le nom des prisonniers, leur sexe, etc...
Et comme je le regardais un peu sceptique :
— Mais tout cela est inscrit sur le sol et mes limiers tous les jours me feront le compte rendu de la vie du rezzou, depuis l’homme qui boite en continuant par celui qui s’est arrêté pour arranger son méhari, jusqu’au moindre incident de la vie du rezzou...
— Je veux bien, mais comment allez-vous le rejoindre ?
— Ah ça c’est un problème d’école primaire. Vous savez, le fameux problème posé aux gosses : deux locomotives partent à certaines heures d’intervalle ; l’une tire un train omnibus qui s’arrête aux stations, l’autre au contraire est un train express qui les brûle. Quand est-ce que les deux locomotives se rencontreront ? Eh bien l’histoire de mon contre-rezzou ce n’est pas autre chose. Je sais que le rezzou a trois jours d’avance. Je sais qu’il passera obligatoirement par tel ou tel puits de l’Ahnet et de l’Adrar ; la vitesse de nos méhara et des leurs est la même, par conséquent je ne peux le rejoindre qu’en marchant de jour et de nuit tandis que lui, ce rezzou qui ne se sait pas poursuivi, s’arrêtera obligatoirement chaque nuit pour réparer ses forces, boire, manger.
— C’est une épreuve physique très dure pour vous ?
— Évidemment ; le sommeil au bout du 4e ou du 5e jour devient une véritable torture. Alors en dehors des deux ou trois heures de sommeil que j’accorderai à ma troupe, ceux qui seront les plus fatigués se feront ficeler sur leur méhari et continueront ainsi à marcher sans répit... Et un jour, un soir, dans quelques semaines, nous tomberons sur le rezzou tranquillement installé au puits et ce sera la bagarre. Et il faudra que j’arrive subrepticement avant que nous soyons éventés afin d’engager le combat autour du puits dans les meilleures conditions, grâce à la puissance de mes armes.
— Et les risques, maladie, blessures, morts ?
— Bah, question de chance et puis j’ai le formulaire A B C D, dit-il en riant.
J’interroge du regard : A B C D ?
— Oui, ce sont les cas médicaux prévus : A c’est une balle dans le ventre, B c’est l’amputation d’un membre, C c’est une maladie, etc.… etc.… et me montrant du doigt une cantine qui était à côté de lui :
— Voilà mon hôpital !...
— En somme vous êtes à la fois le médecin-chef et le chirurgien, le « grand couteau » comme disent les sahariens... Mais attention Flye ! vous vous souvenez de l’histoire du lieutenant GARDEL, de Bou-Krechba et des 30 jours d’arrêts ?2.
______________2 Le Lieutenant GARDEL, héros du combat du puits d’Esseyen, sur la frontière de Libye 1913, obligé de ramener après sa victoire ses blessés dont le maréchal des logis Bou Krechba, qui avait la cuisse traversée par une balle et qui, au fur et à mesure que le peloton regagnait Ouargla, était envahi par la gangrène. Devant les hurlements de souffrance à chaque étape du malheureux qui lui suppliait de lui couper la jambe, GARDEL, la sueur au front, avec le couteau de Bou-Krechba, trancha le membre, aveuglant la plaie et le sang avec des bouchons de la seule teinture d’iode qu’il possédait comme désinfectant. Il ramena Bou-Krechba jusqu’à Ouargla (500 km) où finit son supplice. Devenu Caïd, puis Bachagha des Chambaa d’El-Goléa, Bou-Krechba vit en parfaite santé avec sa jambe de bois. Le Lieutenant GARDEL reçut pour ce haut fait d’armes d’Esseyen la Croix de la Légion d'Honneur et 30 jours d’arrêt pour exercice illégal de la médecine !
— Bien sûr, mais moi j’ai mon gri-gri, avec mon formulaire ABC.
— Évidemment c’est rassurant, mais n’empêche que dans mes randonnées à méhara j’ai toujours songé avec effroi à une crise d’appendicite vous clouant un beau soir sur le sable sans pouvoir bouger et tenez, à ce propos connaissez-vous la dernière du genre ? Elle vient de m’être racontée à la popote d’El-Goléa.
— Il y avait une touriste, Mlle W.… fille d’un grand chirurgien de Vienne, éprise follement du Sahara et qui voulait faire sa petite Isabelle Eberhardt, en se promenant dans le Sahara toute seule avec son sokrar au grand déplaisir du chef de poste dont la responsabilité était engagée en cas de coup dur...
Or, un jour on vit arriver à la popote un rekkas portant sa dépêche au bout d’un morceau de bois et qui venait au petit trop de faire ses 100 kilomètres dans la journée et la nuit.
Il y avait sur le papier de Mlle W... « je souffre le martyre, j’ai la tête en feu, si le toubib n’arrive pas d'ici 48 heures je me suicide ». Naturellement le toubib tout en grommelant, et envoyant au diable cette fille possédée d’une « Saharite » aiguë, alla chercher son méhari au pâturage et à marche forcée arriva auprès de Mlle W.… qui était en proie à une fièvre aphteuse qui avait envahi sa gorge et qui allait effectivement mourir étouffée...
— Et il l’a sauvée ?
— Oui, mais quand on l’eut ramenée à El-Goléa et retapée, un arrêt d’expulsion débarrassa le Sud d’elle...*
**Et cette nuit-là je dormais peu, aussi quand les étoiles s’éteignant une à une, la morsure du froid du petit matin saharien nous fit sortir de nos couvertures Flye Sainte-Marie et moi...
En une demi-heure le peloton sellé et feux éteints fut rassemblé... Et je le regardais longuement descendre le petit plateau rocheux en direction du Sud, le chef en tête sur un splendide méhari blanc, le reste du peloton en file indienne tandis qu’à l’avant les chouafs (limiers) trottinant à côté de leur monture fouillaient d’un regard aigu le sol pour y découvrir toute l’histoire du rezzou.
— Allons, CANTE, à notre tour en selle !
Et tout transi par les premiers rayons obliques de l’aurore saharienne nous reprenions la route de Timimoun plein Est...
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Bien des mois ont passé après cette rencontre.
Et un jour, dans une popote du Sud, j’appris la merveilleuse épopée de Flye Sainte-Marie. Sa rencontre, après des semaines et des semaines de poursuite, du rezzou auprès d’un puits de la zone soudanaise. Le peloton de Flye déshydraté, la gorge sèche, refoulé du puits après un court engagement, et pendant la nuit la tornade providentielle s’abattant sur le .camp français, déployant avec des cris de joie, tentes, chèches, couvertures, pour essayer de récupérer l’eau du ciel... Puis à nouveau au petit jour, l’attaque et la fuite du rezzou lâchant tout son butin...
Tous ces détails dont allait sortir un jour l’épopée saharienne de l'Escadron Blanc de Peyré.
Commandant de LA FARGUE (R.).