Jeunesse Magazine n° 45 du 7 novembre 1937
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Impossible de poser le pied par terre !

La vie au Sahara, où le sol à midi devient brûlant comme de la tôle chauffée
Les impressions d’un explorateur moderne : le docteur Théodore Monod, du Muséum de Paris

 

    Dans le cadre provincial du vieux Jardin des Plantes à Paris, figurez-vous un laboratoire paisible, encombré de bocaux où baignent des poissons conservés dans l’alcool. C’est là que je vais trouver mon ami Théodore Monod, l’explorateur saharien qui vient de passer quinze mois au désert (il en est à son sixième voyage en Afrique depuis 1922) et qui en a rapporté des documents scientifiques nombreux sur la géologie, l’ethnographie et la préhistoire du Sahara.

À quoi ça ressemble, un désert ?

    Monod vient de publier un livre dont je vous recommande la lecture, car il est aussi pittoresque que passionnant, Méharées, explorations au vrai Sahara (1), où il raconte ce qu’il a vu.
    — Les lecteurs de Jeunesse-Magazine, lui dis-je, aimeraient connaître quelques-uns des souvenirs de vos voyages au désert ?
    — Voyons, savent-ils à quoi ça ressemble, un désert ? me demande Monod.
    — Bien sûr, lui dis-je. Ils en ont déjà vu des photographies, avec des caravanes, des dunes, du sable à perte de vue.
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(1) Je sers, éditeur. Paris 1937

 


Un aspect inattendu du désert au nord de Taoudeni


    — Oui, je sais, me dit-il, une immense plaine de sable, c’est l’idée classique qu’on se fait d’un désert. C’est un des aspects du Sahara, mais il en est bien d’autres, infiniment variés. C’est la faute de Biskra, c’est par là qu’on a abordé le désert pour la première fois. Au débouché de l’Aurès, une chaîne de montagnes, on est tombé dans la plaine et quelle plaine ! une steppe horizontale, des sablons, des chotts, du sel, une vraie marée basse. C’est pour cela qu’on a cru pendant longtemps que le Sahara était un ancien fond de mer desséché. Si on avait attaqué le désert par l’Aïr, le Hoggar ou le Tagant, pareille hypothèse ne fût jamais née.
    « On trouve de tout au Sahara, des roches, des collines, des falaises, beaucoup de pierres... et aussi quelquefois du sable. À cela près qu’il n’y pleut guère, c’est un sol semblable aux autres. Le Sahara n’est un désert qu’à cause de son climat.
    « Transporté un peu plus au Nord, sous des cieux plus humides, il ne tarderait pas à se faire Bretagne, Touraine et Normandie, avec forêts, rivières, prairies, écrevisses et nénuphars. Son aridité a pour simple origine l’excessive disproportion entre la quantité d’eau que lui verse la pluie et celle que lui soustrait l’évaporation. Voilà ce qu’il est essentiel de bien comprendre.

Quand l’orage crève au Sahara

    — Vous venez de parler de la pluie. Pleut-il donc quelquefois au désert ?
    — Mais oui, bien entendu ; il n’y a pas sur la terre d’endroit où il ne pleuve jamais. Le Sahara est un pays où il pleut rarement : une averse tous les dix ans à In-Salah. Mais quand cela arrive, c’est un vrai déluge. Comme les murs des maisons sont en argile, ils fondent.
    Le 17 janvier 1922, à Tamanrasset, vingt-deux personnes sont ensevelies sous un mur qui s’écroule : huit morts. La noyade n’est pas le moindre des dangers au Sahara, surtout dans la montagne où, dans l’oued à sec une heure auparavant, bouillonne tout à coup un torrent profond souvent de plusieurs mètres et assez violent pour balayer sans peine troupeaux et bergers. L’évacuation d’un camp envahi, la nuit, par le flot, n’a rien de plaisant ; si l’averse accompagne le mascaret, le divertissement est complet : vous pouvez m’en croire : j'ai essayé !
    « Le plus ennuyeux, c’est que tout est gâché, les bagages, les vivres, les couvertures, le cuir des selles (fixé avec du crottin et des épines d’acacia).
    — Je comprends cela d’autant mieux, dis-je à Monod, qu’il m’est arrivé en 1916 pareille mésaventure dans l’Aurès. Mais décrivez-moi un peu votre caravane ; combien d’hommes, combien de chameaux vous accompagnaient ?

Le « nécessaire » d’un explorateur

    — Un nombre extrêmement variable. En novembre 1934, j’ai accompagné à européens et trois indigènes. Quant aux chameaux, leur nombre dépend de la distance à franchir.
    « En quittant Tindouf, à Noël 1935, pour un parcours de 2 000 kilomètres, nous emmenions sept chameaux.



La monture de l’explorateur

    — Et les bagages ?
    — Ils ne sont pas compliqués : mes burnous, une djellaba marocaine (c’est une tunique en laine ou en poil avec des demi-manches et un capuchon), des sandales en peau d’Oryx, l’antilope du Sahara méridional, ou encore en peau de pneu d’auto, très utilisés par les indigènes et inusables, un mongech.
    — Un quoi ?
    — Un mongech, une pince à enlever les échardes, indispensable à tout va-nu-pieds en pays épineux. Une petite théière d’étain, un quart, une marmite, une bouilloire, deux assiettes de fer battu, une cuillère (pas de fourchette, à quoi bon ? C’est un engin de carnivore), un trépied en tringles à rideaux pour suspendre le chaudron, une petite outre à beurre fondu, des sacs de cuir pour le blé moulu, le gruau d’orge, le riz, les dattes sèches, les arachides ; enfin les peaux de bouc pour l’eau.
    « Ensuite tous les instruments et outils nécessaires pour les recherches scientifiques, depuis les punaises et les crayons jusqu’aux thermomètres-frondes, sans oublier le matériel photographique, la chambre claire pour dessiner, et tous les emballages, caisses, sacs, boîtes, etc., pour les échantillons géologiques, l’herbier, et tout ce qu’il faudra soigneusement empaqueter pour le ramener en bon état pour les collections du Muséum.
    « Tout cela est très simple, mais la liste de ce qu’on emporte doit être préparée avec un soin extrême. Si quelque chose manque par la suite, pas moyen d’y remédier: la boutique la plus proche, où l’on pourrait trouver un bout de ficelle, est à 5oo kilomètres !



Les « choux-fleurs » du désert sur la hamada de Tindouf


Un menu végétarien

    — Et que mangiez-vous, du couscous, je pense ?
    — Non, le couscous, c’est du luxe : il faut beaucoup trop de temps pour rouler les boulettes et les cuire dans un récipient percé. La nourriture quotidienne, c’est la Kessera, galette de blé moulu, cuite dans le sable. La matière première pour la Kessera comme pour le couscous est du blé écrasé entre deux pierres, procédé employé depuis les temps préhistoriques. La Kessera est prête une demi-heure après l’arrivée à l’étape. On pétrit la pâte pendant qu’on allume le feu. On fait un trou dans le sable du foyer, mélangé de cendre et de braise. On y plonge la pâte. Un moment après, c’est cuit.
    « Il y a aussi le riz : bouillie grise, sale, parfois sans sel ni graisse, relevée de grains de sable, de poils de bouc, de brins de paille.
    À l’indigène, on le mange avec les doigts (la cuiller est un luxe). Après le repas, se lécher les doigts et surtout les creux qui les séparent, puis se les essuyer sur la plante des pieds, merveilleusement propre, polie, fourbie, récurée par le sable.
    « On complète le menu par des dattes sèches, des abricots, des cacahuètes.
    « Au chapitre des boissons, on trouve le lait, le thé vert et l’eau, cette dernière, plus ou moins sale, avec des goûts variés, dont celui de la « guerba », l’outre en peau de bouc, fait le fond.



Pétrissage de la « Kessera »

Ce problème : ne pas mourir de soif

    — L’eau doit être une chose singulièrement rare et précieuse au Sahara ? Et comme on ne trouve évidemment pas un point d’eau à chaque étape, son transport est, je pense, un des plus importants problèmes pour l’explorateur ?
    — Il y a beau temps qu’il est résolu ! Depuis l’antiquité, le récipient idéal est trouvé : c’est la peau de bouc, la guerba, incassable, souple, facile à arrimer par les pattes (celles du bouc), facile à réparer.
    — Combien contient-elle ?
    — 20 à 25 litres d’eau.
    — Combien faut-il d’eau par homme et par jour ?
    — En hiver, 4 litres (y compris l’eau pour la cuisine). C’est un minimum. En été, quand il fait en plein midi 44° à l’ombre, la consommation est doublée : 8 à 10 litres.
    — Et les points d’eau, à quelle distance sont-ils l’un de l’autre ?
    — Cela varie entre o et 6oo kilomètres. À raison d’étapes journalières de 5o kilomètres, quand on dépasse cinq jours sans eau, ça cesse d’être une promenade et ça devient du sport. Mais les Touareg des Iforas le font chaque année, en traversant le Tanezrouft entre Tisserlitine et Ouallen : 400 kilomètres en 9 jours avec des moutons.
    « En traversant le Lemriyé, entre Tiniouilig et Araouan, nous avons fait 6oo kilomètres sans point d’eau, en 18 jours.
    — Et si l’on s’égare, si l’on ne trouve pas le point d’eau, ou s’il est tari ?
    — Ça fait partie des risques à prévoir ; c’est l’équivalent du naufrage en mer pour le navigateur.

Souffrir... et se taire

    — Et si l’on est malade, que devient-on ? Que fera-t-on de vous ?
    — Rien. Il n’y a rien à faire ! Il faut marcher à tout prix, sous peine de mourir de soif, vous et vos compagnons. Si vraiment vous êtes incapable de vous tenir en selle, on vous attachera, mais l’étape se fera, parce qu’il faut qu’elle se fasse !
    « C’est une rude école, mais combien salutaire. Ici, dans les villes, nous nous plaignons pour le moindre bobo. Nous prenons l’habitude de nous dorloter. Là-bas, aucune plainte, c'est tout à fait inutile puisqu’il n’y a personne à apitoyer : alors, il ne reste qu’à serrer les dents, en prenant l’air du Monsieur-qui-n’a-pas-mal-du-tout.

Impossible de poser le pied par terre !

    — Vous me parliez d’étapes de 5o kilomètres par jour. Comment les parcouriez-vous ?
    — L’hiver, étape d’une seule traite de 7 heures à 10 heures. L’été, on part à 4 ou 5 heures du matin, et on s’arrête plus tard, vers 18 ou 19 heures avec une halte aux environs de midi.
    « Deux à trois heures de marche à pied au moins, ensuite on monte à chameau. Dans l’après-midi, parfois, nouvelle séance de marche à pied. Au milieu du jour, la température du sol peut atteindre 8o°. Impossible de poser le pied nu par terre ! Pourtant, il faut bien descendre s’il y a un échantillon intéressant à ramasser... On s’en lire en boitillant !
    — Que ramassiez-vous, tout au long de vos courses ?
    — De tout, des cailloux, des pierres taillées, des fossiles. Mes poches se remplissaient de ce que je ramassais moi-même ou de ce que des collaborateurs bénévoles (européens ou indigènes) m’apportaient, trouvailles parfois sans l’ombre du plus léger intérêt. Pour ne pas froisser les donateurs ni décourager leur zèle, j’avais deux poches à mon séroual (culotte bouffante),d’un côté celle du Muséum, avec un fond, de l’autre la poche « à cadeaux », qui n’en avait plus, permettant de restituer discrètement au désert toute découverte inutile.

Des pêcheurs à la ligne au Sahara ?

    — La géologie saharienne est à la fois très facile et très difficile. C’est un livre ouvert : on trouve tout sur le sol ; pas de forêts, de maisons ni de cultures pour gêner l’observation. Mais pour tourner chaque page, il faut parcourir des distances énormes, par centaines de kilomètres.
    — Et la préhistoire ?
    — J’ai recueilli de nombreux dessins et inscriptions faites sur des rochers. Il y en a de modernes, d’autres fort anciennes (par exemple 5 000 ans avant J.-C.). Parmi les objets à ramasser, on trouve des meules, des haches, des pointes de flèche en pierre taillée. J’ai recueilli des hameçons en os de crocodile...
    — Comment ? des pêcheurs à la ligne au milieu du Sahara ?
    — Mais oui ! Le climat du Sahara a été autrefois beaucoup moins aride que maintenant, et il y a eu de grands lacs, qui ressemblaient au Tchad actuel.
    « Sur les bords vivaient au temps de l’âge de pierre, des populations de paysans et de pêcheurs. Les preuves de ce changement de climat abondent. Tenez, voyez dans ce tube ces graines subfossiles, ramassées dans le désert.
    — Oui, qu’est-ce que c’est ?
    — Des graines de micocoulier.

    Nous voici revenus dans le laboratoire du Muséum. Par la fenêtre, on voit les pelouses et les ombrages. Je regarde la carte des parcours accomplis dans le Sahara par Théodore Monod. On pense à des zigzags dessinés par un insecte capricieux.
    Je songe à ces interminables cheminements dans le désert pendant des milliers et des milliers de kilomètres. Quelle leçon d’énergie et de persévérance !

F. Quiévreux.



Ravin dans la falaise du Harik