Sciences et Voyages : revue hebdomadaire illustrée n° 533 du 14 novembre 1929
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Comment un jeune savant français en mission au Hoggar
faillit y mourir de soif
Nos lecteurs ont dû lire dans la presse quotidienne, au mois de juillet dernier, la note que nous reproduisons ci-dessous :
UN EXPLORATEUR EST RETROUVÉ
« On était sans nouvelles depuis un certain temps de l’explorateur Lhote, parti en mission scientifique au Hoggar. Or, il résulte d’une information récemment parvenue à la revue Sciences et Voyages, que l’audacieux explorateur aurait été retrouvé le 18 mai, par des Touareg, mourant de soif, dans la région montagneuse comprise entre Ontoul et Lilet, à 3 kilomètres de l’objectif qu’il s’était assigné. Hors de danger, il serait actuellement l’hôte de l’aménokal des Touareg du Hoggar. Victime d’un accident de chameau et portant plus de dix blessures, il n’avait pu franchir la distance qui le séparait du puits sauveur dont il connaissait « l’existence ».
Nous avons le plaisir de publier aujourd’hui le récit de la tragique aventure arrivée à notre collaborateur. Nos lecteurs apprécieront l’intérêt qu’elle présente. Elle met en valeur les qualités d’énergie et de courage d’un jeune savant parti sans aucun autre but que celui d’enrichir les connaissances, encore bien vagues, sur la faune du Hoggar.
M. Lhote, maintenant rétabli, poursuit sa mission et nous enverra, aussi régulièrement que possible, les résultats de ses recherches, que nous publierons.
J’explorais la région comprise entre Lilet et Ontoul, point situé au sud-ouest du massif montagneux du Hoggar, lorsque, après une huitaine de jours d’exploration j'arrivai à la guelta (1) d’Ontoul. Nous étions le 13 mai et j’avais rendez-vous à cette date avec un Targui remplissant les fonctions d’interprète près de l’aménokal (2) et un militaire français. Le 14 au matin, ne voyant personne, je pris la décision de partir seul. La région que j’avais à parcourir était très montagneuse et complètement dépourvue de piste importante. Deux jours auparavant, j’avais perdu un étui de cuir contenant toutes les cartes de la région. C'est en grande partie la perte de ces cartes qui faillit me coûter la vie.
Je pris donc mes repères et marchai droit au sud-sud-ouest.
Trouvant une petite piste chamelière portant quelques empreintes anciennes, j’eus la bêtise de la suivre pendant un petit moment. Toutefois, cette piste me ramena au même endroit et je m’aperçus vite de mon erreur. Je découvris successivement, dans un oued important, que j’ai su par la suite être l’oued Ontoul, quatre puits dont l'eau n'était pas merveilleuse, mais buvable. J’en profitai pour faire mon plein d'eau (environ 5 litres) et abreuver mon chameau. Après avoir tournaillé dans l’oued et voyant que je n’avançais pas, je piquai droit, à la boussole. Je fis une exploration des plus intéressante et pendant treize heures j’avançai dans une région moitié primaire, moitié volcanique, rencontrant de nombreux spécimens de reptiles que je m'empressai de capturer ; à cinq heures et demie, je rencontrai une femme targuia (3), seule âme vivante vue depuis le matin, et qui conduisait quelques chèvres.
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(1) Guelta : terme arabe pour désigner une poche d’eau dans le roc temachk aiguelman.
(2) Aménokal : Titre que prend le chef d'une confédération de Touareg.
(3) Targuia : féminin de Targui ; pluriel, Touareg.N’ayant rien pris depuis la veille, je lui demandai un peu de lait qu’elle s’empressa de me donner. En échange je lui offris un peu de thé qu’elle voulut faire tout de suite. Comme elle n’avait pas d’eau, elle puisa à ma guerba (4). En même temps, elle m’avait fait comprendre que je n’étais plus loin d’un point d’eau (tahart) et c’est sur cette affirmation que je la laissai puiser. Je faillis payer cher cette générosité. À 6 heures, je m’arrêtai après avoir au moins parcouru 80 kilomètres. J’étais au pied de deux pitons rocheux que dans la demi-obscurité je ne voulus pas franchir, car c’était risquer de casser une patte à mon méhari sans compter que moi-même je n’étais pas exempt de ce risque. Je savais pourtant que le puits en question où se trouvait même quelque zeriba (5) habitée par quatre ou cinq harratines (6), n’était pas loin.
Au Hoggar. — Le jeune savant Henri Lhote, équipé pour une expédition dans le désert qui faillit lui être fatale, est prêt à quitter El GoléaNe trouvant rien à manger pour mon chameau, je me dirigeai au sud-ouest, mais dans l’obscurité, il m’avait semblé voir un pâturage suffisant pour ma monture.
Un quart d’heure après, je mettais pied à terre, débarrassais mon chameau, l'entravais et le laissais aller à sa nourriture.
Pendant ce temps, je faisais la triste constatation que je n’avais plus rien à boire, ce qui ne me fit nullement sourire. Je m’abstenais de manger pour éviter de m’assoiffer davantage et faisais l’exploration des environs immédiats afin de repartir le lendemain matin, le plus tôt possible.
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(4) Guerba : Peau de bouc imperméabilisée servant au transport de l’eau.
(5) Zériba : Huttes en paille formant la totalité des maisons d'habitation dans les centres de culture du Hoggar.
(6) Harratines : Anciens esclaves noirs travaillant la terre.Je vis que l’endroit où j’étais campé était un cirque fermé. Je me dirigeai donc de l’autre côté et ma stupéfaction fut grande de trouver la présence, à 200 mètres de mon camp, d’une chamelle et d’un jeune chamelon tout blanc. L’idée me vint donc d’essayer de la traire et je retournai à mon campement pour en rapporter une corde — afin de l’entraver — et mon quart. Quelques minutes après, lorsque je revins, plus de chamelle. Il ne faisait pas de doute qu’un campement était dans les environs et je partis délibérément à la découverte, dans le but de le trouver. Mon expédition fut sans résultat et pour cause, ou, pour mieux dire, ce seul détour fit que je ne pus retrouver l’emplacement de mon camp.
Il devait être 2 heures du matin lorsque, après avoir fait une dizaine de kilomètres à pied, par une nuit sans lune, je m’étendis sur le sol, sans couverture ni burnous, et ne tardai pas à m’y endormir. Je me levai avec le jour et ne reconnaissant pas les environs, j’escaladai une hauteur assez élevée, pour me rendre compte, à peu près, de l’emplacement où je me trouvais.
Sans eau, sans bagage, sans chameau, sans savoir où j’étais, la situation devenait critique d’autant plus que le soleil commençait à monter. Je n’avais pas mon casque, et incontestablement, du fait de tous ces incidents, le moral était atteint. À 8 ou 10 kilomètres, j’aperçus les deux pitons qui m’avaient servi de point de repère la veille.
Je m’y rendis et y cherchai la trace de mon chameau qui ne fut, d’ailleurs, pas longue à trouver. Autre fait : en traversant un oued, je levai un troupeau de gazelles, mais encore moins que toute chose, je n’avais pas mon fusil. Je remontai la piste et, au bout d'une heure de marche, je me trouvai face à face avec ma rahla (7). C’est avec joie que je retrouvai mes bagages ; après quelque repos, je partis à la recherche de mon chameau, que je trouvai à 1 500 mètres, en train de manger. Je le ramenai à mon campement et me mis en devoir de le seller. Ce fut une autre histoire. Ayant pris goût à sa liberté prolongée, il ne voulut rien savoir et lorsque je lui passai la bride, il m’emporta et m’entraîna à terre pendant sept ou huit mètres sur un sol couvert d’énormes pierres. Dans d’autres circonstances, ceci ne se serait pas produit, mais j'étais physiquement à bout, sans rien dans le ventre depuis quarante-huit heures, épuisé par treize heures de chameau, sans débrider, ayant parcouru ensuite près de 10 kilomètres à pied pendant la nuit, presque autant au petit jour.
Je me relevai contusionné sur tous les côtés. Je laissai mon chameau à ses fantaisies et cherchai un peu d’ombrage pour me reposer. Hélas ! il n’y en avait pas. N’ayant plus d’eau, j’avais pris la précaution, dois-je le dire, de conserver ce liquide que maints explorateurs naufragés ou soldats de la Grande Guerre utilisèrent avant moi. Force me fut donc, pour atténuer le feu de ma gorge, à recourir à cette « boisson ».
En outre j’avais dans ma dabia (8) deux flacons de parfumerie (eau de Lubin) que je destinais à la femme de l’aménokal. Je débouchai une bouteille et absorbai quelques gouttes sur un morceau de sucre. Ma fièvre légèrement calmée, je réfléchis à la décision à prendre. Courir de nouveau après mon chameau, il ne me fallait pas y compter. Traverser la montagne, à pied, et atteindre le puits qui était de l’autre côté, mes forces physiques me le refuseraient.
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(7) Rahla : Selle de méhari.
(8) Dabia : Sac en cuir destiné à être accroché sur la rahla.
Lorsqu’il s’agit d’une excursion d'une ou deux journée, l’équipement de la monture est beaucoup plus sommaire. Les lecteurs remarqueront la position du siège qui semble tenir sur le dos du chameau par un miracle d’équilibre.
La seule chance qui me restait, c’était d’être aperçu par une femme targuia gardant ses chèvres, ou par des méharistes passant dans la région, ce qui devait être chose rare à en juger par le peu de traces existantes. Je pris donc mon casque, mon burnous, mon fusil à tir rapide, trente cartouches, un flacon de Lubin et du sucre. Je pris une rasade de Lubin pour me donner des forces et, muni de cet attirail, je me rendis donc au milieu de la vallée, à l’intersection des oueds à un point ayant vue sur ceux-ci. J’y installai mon observatoire, à l’ombre d’une touffe de drinn (herbe de o m 6o de hauteur environ). C’est là que devait commencer mon calvaire. Je jouais littéralement à cache-cache avec le soleil et étais, de ce fait, dans une situation insupportable. Vingt fois je me retournai, me déplaçai et inspectai l’horizon. Rien. Mes forces physiques étaient à bout et je sentais bien que, moralement, je n’étais plus moi-même. Il faut avoir passé de pareilles heures pour savoir ce que c’est que de souffrir de la soif. Dès cet instant, je crus que c’était bien fini. Je récapitulai ma vie, pensai aux êtres chers qui allaient être frappés par ma mort et ceci me donna à réfléchir. Je ne me frappais pas trop pour moi-même et acceptais mon sort sans trop d’amertume. J’écrivis sur le sable les causes de mon accident, mais un vent du sud, brûlant, vint tout effacer et augmenter mon martyre. J’essayai de retourner à mon campement, mais épuisé, je tombai en route. J’avais perdu mes naïds (9) et je marchais sur un sable brûlant. À ce sujet, il faut dire qu’en temps ordinaire, il est impossible de marcher pieds nus sur le sable ou les pierres alors que le soleil les a surchauffés pendant plusieurs heures. En la circonstance, c’est à peine si j’y faisais attention. Je tombai au pied d’un jeune talha (10) et je jouai avec le soleil le même jeu que précédemment. Le temps était lourd, le ciel s’obscurcit à tel point que je croyais la nuit venue. Je décidai d’essayer de rallier mon chameau et, si je réussissais, de m’attacher dessus si je n’avais la force de m'y tenir tout seul. Je me levai donc et partis dans la direction de mon camp que j’atteignis en me traînant par terre. Après une forte rasade de Lubin, je repartis dans la direction du petit ravin où était descendu mon chameau.
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(9) Naïds : Chaussures touareg se composant d’une simple semelle et retenues aux pieds par deux bandes de cuir dont l’une passe entre le pouce et le deuxième doigt.
(10) Talha : Arbre assez commun au Hoggar.Je fis une chute à vingt mètres et je séjournai un certain temps à la place où j’étais tombé. Lorsque je repris connaissance, je repartis pour tomber à nouveau à l’entrée du ravin. Je n’étais plus qu’une loque et je recommençais à m’effrayer quelque peu de la fin que j’allais avoir.
Lorsque je me réveillai, je me sentis fatigué et je n’eus aucune notion du temps que j’avais passé là. Le soleil était bas à l’horizon, mais je ne pouvais dire s’il se levait ou s’il se couchait. Par bonheur, le sable était fin et me constituait une couchette assez molle. Dans mon état de demi-somnolence, je finis par m’apercevoir que le soleil était à la fin de sa course, ce dont je me réjouis, car, dorénavant, il ne me faisait plus peur et ceci me redonnait un peu d’espoir. Avec la nuit vint la fraîcheur et je récupérai quelques forces. J’échafaudai mille projets pour le lendemain et, épuisé, je m’endormis tel que, sans burnous, ni couverture. Le jour se levait lorsque je me réveillai.
J’avisai une anfractuosité dans une énorme roche. Voyant mon incapacité physique à me rendre à mon camp, je m’y glissai et m’endormis à nouveau. Plusieurs fois, pendant la chaleur, je me réveillai, mais je trouvais l’endroit tellement bon que je renonçai à changer de place. La fin de la journée ne m’apporta aucun changement. Je me rendis à mon campement et je pus constater à nouveau ma faiblesse.
Si, à ce moment, j’avais trouvé mon fusil sous ma main mon revolver étant resté à mon campement fixé à Ennedid), je crois que j’en aurais terminé avec la vie. Je ne savais où il était et n’avais la force de le chercher. La pensée des miens me retint également, mais je dois l’avouer, et l’on me pardonnera, elle compta peu dans ma décision. Trouvant dans ma boîte de capture plusieurs lézards pris les jours précédents, je les égorgeai et aspirai avidement leur peu de sang. Sentant la nuit venir, je me rendis non sans peine à l’entrée du petit ravin dont j’appréciais particulièrement le sable fin. Que d’idées dans ma pauvre tête ! Je ne saurais les retracer toutes ici ; des projets, tous aussi irréalisables les uns que les autres. Je m’endormis après avoir rangé le sable avec mes mains. Quelle drôle de nuit je passai ! Dans mon hallucination, je construisais des quantités de couches, une pour dormir sur le dos, une pour le ventre, une autre pour le côté droit, etc. (on se rappellera que mon corps était tout meurtri et ne me permettait pas de séjourner longtemps dans la même position). Mais comme je ne retrouvais jamais la place précédemment faite, je faisais dans la nuit un travail d’architecte et de maçon, formidable. Le lendemain matin, mes pauvres doigts amaigris avaient les ongles et les bouts tout usés, tellement j’avais dû remuer de matériaux. C’est d’ailleurs aux traces que je laissai que l’indigène qui devait me sauver prit ma première piste.
Mon réveil fut presque joyeux. J’avais l’impression que, d’une façon ou d’une autre, cette journée m’apporterait la délivrance. Je me levai et j’eus la force de me tenir debout. Je décidai de me rendre séance tenante vers mon chameau. Je mis ce projet à exécution, sans résultat d’ailleurs, car le bougre avait profité de ces vingt-quatre heures de liberté pour s’éloigner définitivement. Je dépensais donc mes forces inutilement.
Je me rendis à mon camp et examinai une dernière fois la situation. Je disposais d’un demi-flacon de Lubin et de six cartouches de chasse. Je décidai de me porter à l’intersection des oueds avec une toile de tente et ma couverture, d’y établir un abri et d’y attendre les événements. Les quelques forces récupérées m’avaient rendu un peu d’espoir et, d’un autre côté, je pensais que les gens de l'aménokal ne seraient pas sans s’inquiéter de mon absence.
J’étais sur le point de partir, lorsque je vis venir à moi un chasseur de gazelles, homme de l’aménokal. J’étais sauvé. Il avait relevé mes traces et, les trouvant anormales, il les avait suivies et était ainsi arrivé jusqu’à moi. Il me tendit immédiatement un bidon de deux litres d’eau qu’il portait. Mes lèvres brûlantes accueillirent avec joie le précieux liquide.
Je lui donnai les indications pour retrouver mes affaires égarées. Rien ne manqua à l’appel. Il fut un peu plus long pour ramener mon chameau. Il équipa ce dernier et une heure après j’arrivais à une petite oasis de Tahart, aussi naturellement que si rien d’extraordinaire ne s’était passé. Un Targui y arrivait dans l’après-midi et m’annonçait que quarante goumiers de l’aménokal étaient à ma recherche. Je passai la journée à Tahart. Le lendemain matin, je partis pour Emensar où j’arrivai vers 10 heures. J’y trouvai un goumier de l’aménokal, qui me confirma qu’un goum était lancé à ma recherche et m’apprit ainsi que l’aménokal n’était pas encore prévenu que j’étais sain et sauf.
Au Hoggar. — Une chute malheureuse et plusieurs jours de jeûne valurent à l’explorateur
d’être ramené de chez les Touareg ficelé comme un paquet sur le dos de son chameau
Je décidai de repartir, sitôt la grosse chaleur passée, à mon campement, où j’arrivai vers 5 heures du soir.
Tous les Européens présents à Tamanrasset s’y trouvaient réunis et étaient dans l’attente des nouvelles. Ce n’est que quelques instants avant mon arrivée, en compagnie de Litni (premier ministre de l’aménokal), qu’ils l’apprirent. L’aménokal avait agi d’une façon parfaite et avait tout mis en branle pour que le nécessaire soit fait. Je trouvai à son campement tout ce dont j'avais besoin pour mon rétablissement. Le lieutenant d’Ornaut, commandant le groupe mobile du Hoggar, de son côté, fut des plus serviables et m’envoya une bouteille de vin préparé par les Pères Blancs de Maison-Carrée, pour me réconforter. J’ai eu, en plus, la joie de trouver mon courrier, c’est-à-dire les premières nouvelles que je recevais de France, depuis mon arrivée au Hoggar.
Je passai cinq ou six jours à me rétablir. J’étais fatigué au moindre effort et ce n’est qu’une semaine après que je pus reprendre mes occupations normales.H. LHOTE.