LES DERNIERS SEIGNEURS DU DÉSERT


À travers le paysage immuable les derniers
seigneurs du désert rejoignent leurs quartiers

    Éparpillé sur un territoire immense au gré des impératifs militaires et géographiques, le 2ème R.E.I., dit Régiment des Sites, reste le dernier gardien du désert.

    Il nous a fallu près de deux mois et dix mille kilomètres pour visiter les Compagnies portées et assimiler quelque peu l’esprit saharien.

    Les jalons de ce périple ont pour noms : Colomb-Béchar, Djenien, Beni-Abbès, Hammaguir, Tabelbala, In-Salah, Reggan, Adrar etc. Ville ou village, oasis magnifique ou simple lieu-dit, ce sont les postes tenus par les E.M.T. ou les C.P. du 2ème R.E.I.

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Le port du Sahara
sur les rivages de Mers-el-Kébir
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    Je m’aperçois que dans cette énumération j’ai omis de citer la compagnie de base de Mers-el-Kébir, qui s’intitule joliment le « port du Sahara ».

    Cette image la décrit bien, elle est bien abritée… et fort accueillante.

    Avec la main d’œuvre des marins et touristes sahariens, de passage, on y bâtit plusieurs bâtiments. Le premier en chantier, qui doit être achevé à cette heure, est un somptueux réfectoire. La « direction du port » et ses cadres constituent une équipe dynamique et efficace, d’autant qu’ils m’ont « largué les amarres », grâce à de subtiles manœuvres, fort rapidement. Ce qui fait que je n’ai pas longtemps profité de ce havre. L’étape suivante fut Colomb-Béchar où j’ai établi mes pénates à la Compagnie régimentaire pendant toute la durée d’un reportage sur le C.I.E.E.S.

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Le premier restaurant Légion
« self service »
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    J’ai ainsi été invité à participer à un apéritif – le port du casque lourd était obligatoire – en l’honneur du retour du président des sous-officiers d’une courte permission-mariage. J’ai également assisté à l’inauguration d’un nouveau réfectoire troupe « self service », le premier que je connaisse à la Légion. Ce système a de nombreux avantages : on y mange très bien, toujours chaud, même si l’on est en retard, le gaspillage est réduit au minimum et l’entretien est simplifié au maximum. Mais son rendement n’est intéressant qu’à partir d’un certain effectif.

    Toujours soucieuse du moral de la troupe, la C.R. fait également face sur d’antres fronts, aussi multiples que variés. Entre autres elle monte la garde au B.P.M. et s’occupe du foyer interarmes de Colomb-Béchar. Citons encore le « bourdonnant » secrétariat du colonel, les cerveaux-moteurs du 3ème bureau, organisateurs du rallye, l’efficace – et non moins accueillant 4ème bureau – agence de voyage et de transport du régiment – et le service auto aux rendements stakhanovistes qui en dépend. Précisons que c’est la C.R. qui a mené à bien l’organisation et le montage du village de toile qui, en pleine hamada du Guir, abritait le P.C. du rallye et ses annexes.


Le service auto stakhanoviste de la C.R.

    En dépit de ces tâches ardues, quelquefois ingrates, la C.R. accomplit sa mission avec conscience, ardeur et… bonne humeur. Chanson de base : « Merci, merci camarade… ». C’est pourquoi ce court hommage lui était dû.

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Les « longs couteaux »
à la recherche de l’oxygène
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    La 7ème compagnie qui la côtoie, plus connue sous l’appellation de « cosaques », ou « longs couteaux », l’appuie dans ses servitudes et a pris à son compte la formation des cadres du 2ème R.E.I. Elle a enregistré des succès importants. À l’examen B.A.I. 13 candidats sur 15 furent reçus et, au C.I.A., les 15 derniers survivants d’un stage mémorable furent tous reçus. Je dis stage mémorable, parce que je n’ai vu les stagiaires que, soit pendus à une corde ou en train de courir, soit de faire des marches disciplinaires ou de préparer quelque revue de chambre. D’après les résultats il semble qu’ils ont même eu le temps d’apprendre. Il paraît, cependant, qu’à la corde ils ont établi un record inoubliable.

    Au bout de quelque mois de « régime Colomb-Béchar », les « longs couteaux » arrachèrent de haute lutte la permission de partit huit jours s’oxygéner. Ils montèrent donc l’opération « oxygène » et disparurent dans la vallée de la Zousfana, en passant par l’oued Namous et le Guir. En tout, 1 500 kilomètres sans panne. Ils espèrent bientôt réussir à obtenir l’autorisation de traverser le Grand Erg occidental à pied, ce qui serait une performance exceptionnelle.

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Touristes du dimanche
déguisés en pèlerins
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    Nous avons déjà parlé tout à l’heure du touriste dominical, déguisé en pèlerin, qui hante Beni-Abbès. C’est une des charges de la 3ème C.P. que de loger et nourrir les voyageurs embrigadés par diverses organisations qui viennent y passer le week-end.

    Le but avoué est la visite de l’oratoire du Père de Foucauld. À la fin de la messe, sous la conduite des petites sœurs, on peut visiter le dispensaire et la chambre des souvenirs de l’apôtre du Sahara.

    À la demande de l’un des touristes, qui voulait savoir pourquoi elles avaient choisi Beni-Abbès et quelle était la raison profonde de leur vocation, la mère supérieure répondit simplement : « pour vivre dans la foi la plus dépouillée ».

C’est une réponse à méditer. À l’exception des promeneurs, tout vrai saharien, « amant du Sud », devrait pouvoir donner la même. Car s’il y a plusieurs formes de foi, aucune ne se nourrit exclusivement de double-campagnes et primes spéciales.


TABELBALA

À l’entrée de ce quartier, gravé sur le marbre en lettres d’or on peut lire :

Quartier Lieutenant Brencklé
Mort pour la France au Bou-Gafer
En Souvenir
des officiers, sous-officiers, gradés et légionnaires
de la Compagnie Montée du 1er Étranger
qui ont construit le bordj
et dont Tabelbala a constitué une étape
en particulier à la mémoire de
ceux d’entre eux qui sur tous les champs de bataille
d’Europe, d’Asie et d’Afrique
dans l’honneur et la fidélité
sont morts pour la France et la gloire de la Légion

La Compagnie Méhariste de la Saoura a érigé cette plaque
en témoignage de fraternité d’armes
In Memoriam


BENI-ABBÈS

La chapelle de l’oratoire et une vitrine de souvenirs du Père Charles de Foucauld, mort en martyr à Tamanrasset en 1917, qui vécut ici
de 1901 à 1907.

 

    Mais la 3ème C.P. n’est pas seulement une agence de tourisme saharien, comme certains visiteurs semblent le croire. Un de ses pelotons est détaché à Abadla, « enfant perdu » qui veille en permanence à l’une des « entrées » du polygone d’Hammaguir. Le sport et le tir y font fureur : les deux premières places acquises au rallye en sont l’illustration la meilleure.


Le peloton François vainqueur du rallye, en pleine détente, pendant que
ci-dessous le peloton Roeder, second, prépare déjà fiévreusement la revanche

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En débris d’étagères et tuyaux à gaz :
le radar des sables
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    La 6ème C.P. aux vaillants gorilles s’est installée à Djenien, incontestablement le bijou des postes sahariens : sur une dalle de pierre, à l’entrée, ces quelques mots vous accueillent : « car il te faudra bien admettre, que seul vaut ce qui a coûté du temps aux hommes ». C’était la devise de la C.D., qui fit surgir de ces sables une merveilleuse petite oasis, incrustée de petits bâtiments charmants en forme de minarets et châteaux forts miniatures. Ici comme ailleurs au Sahara le sable retournera au sable, quoiqu’on fasse. L’effort des hommes ne s’y mesure pas en œuvres impérissables. Il n’est qu’à la mesure de son intensité et de sa continuité.


Djenien. Le bijou des postes sahariens, parsemé de ponts,
minarets et châteaux miniatures

    Ayant fait siennes ces données abstraites, la 6ème C.P. s’est lancée, à grand renfort de débris d’étagères, tuyaux de gaz et grilles d’humidificateurs, dans la construction d’un radar qui lui servira à détecter les voitures et les mouvements dans les djebels environnants.

    Doté d’un aérien de 25 mètres, comportant un dipôle de fabrication locale, dirigé en gisement par un rotateur d’antenne électrique télécommandé, sans oublier le récepteur composé d’un indicateur panoramique et d’un tube cathodique de 160 mm de diamètre, sa portée sera de 50 kilomètres. Ce chef d’œuvre de bricolage, dû au sergent Parquet et au personnel transmissions de la compagnie, fait l’admiration des ingénieurs du C.I.E.E.S. et est devenu une attraction qu’on vient visiter de loin. Vous connaissez l’esprit de la 6… Et bien vous la retrouverez encore à Hammaguir… Avec des effectifs moindres, l’E.M.T. 1 y fait face à toutes sortes de charges, inhérentes à son rôle et à sa position, sans pour autant négliger l’entraînement intensif au tir. Les résultats, tant sur cibles fixes que sur chars – en carton – tractés par un système de va-et-vient extrêmement ingénieux, sont excellents. Le champion d’Algérie de tir au fusil appartient à l’E.M.T.


Construit avec des morceaux d’étagères et des tuyaux à gaz :
le radar des sables à Djenien


Une autre compagnie dépend encore de l’E.M.T. 1, c’est la 2ème C.P.


Le foyer de la 2ème C.P.


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Ici tout fut bâti
par « Barbe en Zinc »
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    Installée au centre de la Saoura, en bordure d’une palmeraie clairsemée aux arbres rabougris, elle vit à cheval sur deux bordjs qui se font face, le bordj Clavery, bâti en 1895, dentelé de créneaux et flanqué d’un pont-levis et le b0rdj Brencklé, qui date de 1931, du temps du capitaine Robitaille et de la 2ème Compagnie Montée Motorisée du 1er R.E.I. dont la petite histoire a conservé le surnom de « Barbe en Zinc ».

    C’est un des derniers postes du temps passé, du temps des compagnies méharistes, des guerres entre tribus et de la lente pacification du Sahara.

    Vous vous y promenez dans un dédale de petites cours intérieures, marquées de temps à autre par des fontaines bleues tachetées de poissons rouges, qui tremblent dans le chuintement de petits jets d’eau.

    Plus loin, une piscine juchée à deux mètres su sol et, à côté, un foyer et une salle de lecture de rêve. Tout est d’une propreté parfaite, confortable et arrangé avec goût.

    Je n’y suis malheureusement resté que deux jours. Le samedi et le dimanche, à des heures inattendues et par trois fois, le clairon sonna le boudin. Renseignements pris… à Abadla, à 300 km de là, les équipes de hand-ball, volley-ball et football venaient de remporter la victoire.

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À l’heure où le soleil
tombe derrière les dunes
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    Le dimanche nous sommes partis avec le capitaine faire un tour aux environs de la palmeraie. C’est le pays des R’Guibat, l’une des grandes tribus nomades. Son principal revenu était l’élevage du chameau, mais les caravanes qui les achetaient sont devenues rares, et les R’Guibat commencent à s’intéresser à la culture.

    Nous nous sommes arrêtés sous une des « raïma » – tente – pour boire le thé.


Dans les environs de Tabelbala, sous la « raïma » d’un R’Guibat,
c’est l’heure du thé à la menthe

    C’était l’heure du grand spectacle quotidien du désert, quand dans un flamboiement pourpre, le soleil tombe derrière les dunes.

    Au bordj les légionnaires s’activent. L’entretien des bâtiments, le sport, l’entraînement au tir et le « bichonnage » des véhicules laissent peu de loisirs.

    De temps à autre on dépanne un camion indigène, dont même un musée ne voudrait pas. Ces relations amicales, qui font partie intégrante de la vie au Sahara, où chaque homme dépend de l’autre – et tant pis pour ceux qui ne veulent pas le comprendre – facilitent l’accomplissement de l’une des missions de la compagnie : la surveillance des polygones de tir. Il s’agit tout à la fois d’empêcher que les nomades fassent paître leurs troupeaux dans les zones dangereuses et de veiller à la sûreté des installations militaires.

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Un spectacle
qu’on ne peut contempler
qu’avec les « yeux de l’âme »
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    Un poste, installé à Oglat Beraber, représente l’aspect statique de ce travail, tandis que de nombreuses patrouilles motorisées, pendant les campagnes de tir, sillonnent inlassablement la Hamada pour contrôler les balises topographiques du C.I.E.E.S. souvent malmenées par le vent, et éprouver les qualités de pisteur des uns et des autres.

    De juin à novembre chaque véhicule a parcouru, en moyenne, 15 000 kilomètres. Quinze jours après leur arrivée et pendant tout l’été la température s’est maintenue aux environs de 50° à l’ombre, le jour et 43° de nuit pour tomber, en novembre, à 23° de jour et 10° de nuit.

    Mais rien ne peut plus étonner une 2ème C.P., héritière des traditions de la 4ème C.S.P.L., vétéran chevronné du Sahara.

    Rien, sauf peut-être le spectacle de sa propre solitude aux marges de l’infini : celui qu’on ne peut contempler qu’avec les « yeux de l’âme ».

 


 

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Reportage et photos : Sgt I.B.S.
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Source :

Képi blanc
La vie de la Légion Étrangère
n° 214 – Février 1965