TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XI

L’automobile au désert


LA RAHLA (Amicale des Sahariens)
Les Amis du Sahara n° 14 Janvier 1935
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France



      

       On peut dire que l’idée de traverser le désert à l’aide de moyens mécaniques, ou tout au moins de le pénétrer aussi avant que possible, est née en même temps que nos troupes créaient des postes nombreux dans le sud de l’Algérie.
       Dès 1892, un tourangeau, M. de Froberville, émit la prétention de se rendre de Touggourt à Ghardaïa monté sur cet extraordinaire engin que l’on appelait un vélocipède. Ce fut un événement sensationnel ; les officiers du bureau arabe de Touggourt virent partir cet explorateur d’un nouveau genre avec une ironie sceptique, mais non sans prendre la précaution de le faire suivre par quelques méharistes. Bien leur en prit, car à une vingtaine de kilomètres de Touggourt le vélocipédiste, épuisé d'avoir tiré sa machine dans les sables à l'aide non des pieds, mais des mains, était arrêté sans vivres et sans eau, et il fut trop heureux de rentrer à Touggourt confortablement installé sur un chameau.
       C'est vraisemblablement le colonel Pein, tué sur le front français le 9 mai 1915, qui eut le premier l'idée d'utiliser l'automobile dans les régions sahariennes. Esprit aventureux et réaliste, Pein, alors jeune capitaine et chef du poste d'Ouargla, avait formé, dès 1897, le projet de relier Ouargla à Temassinin par une piste accessible aux automobiles. Il venait d'accomplir sa tournée demeurée légendaire jusqu'aux abords de Ghadamès à la tête de son goum de Chàamba et il s'était rendu compte de la possibilité de gagner le nouveau poste de Fort Flatters par des moyens mécaniques en passant par le large couloir du Gassi Touil. Les circonstances ne permirent pas au jeune officier de réaliser son désir.
       Dans les années qui suivirent Pein, devenu chef de bataillon, remit le projet à l'étude ; mais au lieu de se diriger vers l'est, il résolut d'atteindre le Tidikelt en traversant le plateau du Tadmaït à l'aide de motocyclettes. Cette tentative devait servir d'expérience en vue d'une expédition plus importante en automobile dont l'objectif serait Tombouctou.


       Le commandant Pein, accompagné du mécanicien Cochet, quitta donc Ouargla dans le courant du mois d'avril 1909 en direction d'El-Goléa. Aussi longtemps que les voyageurs restèrent sur le plateau et que les motocyclettes purent emprunter les sentiers pierreux de la hammada, tout alla à peu près bien. Mais en abordant les dunes de sable qui enveloppent l'oasis d'El-Goléa, de sérieuses difficultés surgirent. Pein et son compagnon essayèrent de tirer leurs machines à la main dans l'espoir de rencontrer un passage favorable. Ils durent bientôt y renoncer et interrompre la randonnée. Après une attente assez longue une caravane de secours vint enfin les délivrer de leur fâcheuse position.
       Quelques années plus tard, le commandant de l'escadrille d'aviation de Biskra expérimenta un véhicule original composé d'un train d'atterrissage d'avion amputé de ses ailes et de la carlingue et propulsé par une hélice aérienne. Les premières sorties dans les dunes, qui environnent Biskra furent jugées assez satisfaisantes pour décider le général Bailloud, commandant le 19e corps d'armée, à utiliser cette étrange voiture pour entreprendre un voyage transsaharien. Mais la sauterelle, ainsi qu'elle avait été baptisée par le personnel de l'escadrille, ne put dépasser Touggourt et ce modèle fut alors abandonné, car il n'était pas adapté aux exigences du roulage dans le désert. Il n’en est pas moins vrai que cet engin éphémère peut être considéré comme l'ancêtre de la voiture saharienne.
       Sans doute l'esprit inventif du personnel de l'escadrille aurait fini par le perfectionner si, à partir du 2 août 1914, on n'avait eu d'autres préoccupations plus sérieuses et plus immédiates.
       C'est pendant la guerre que l'automobile fit réellement son entrée au Sahara en se faisant cependant assez longtemps attendre malgré les pressants appels des autorités militaires du territoire des oasis et du R. P. de Foucauld lui-même. Le gouverneur général de l'Algérie, M. Lutaud, était heureusement un fervent partisan de ce mode de locomotion et grâce à son intervention quelques automobiles militaires furent envoyées à Touggourt en 1915. Dès cette époque, tout un programme d'aménagement d'une piste automobilisable entre Touggourt et le Hoggar avait été dressé, et son exécution poussée avec une telle activité qu'à la fin de cette même année les travaux étaient suffisamment avancés pour permettre à M. Lutaud d'envisager la possibilité de se rendre jusqu'à Tamanrasset ainsi qu'il en avait exprimé le désir. Les événements ne permirent pas au gouverneur général d'accomplir ce voyage.
       Au mois d'août 1916 eut lieu la première expérience sérieuse. Sous la conduite d'un jeune officier de cavalerie, le lieutenant Isnard, deux automobiles parties de Ghardaïa parvenaient à In-Salah, en passant par Ouargla et Hassi Inifel.
       Ce raid audacieux exécuté en pleine canicule sur des pistes sommairement aménagées apportait, malgré quelques incidents de route, la démonstration que la circulation au désert était réalisable.
       Ces résultats venant confirmer les succès obtenus, dans un ordre d'idées analogue, par les Anglais en Égypte, on décida de doter le territoire des oasis des véhicules nécessaires pour le transport des ravitaillements de Touggourt à Ouargla.
       À vrai dire on allait entrer dans une période de tâtonnements qui eut vite été interrompue si, au Sahara comme ailleurs, la guerre n'avait levé la barrière financière et permis à l’automobilisme saharien de disposer de ressources que-la paix calculatrice lui aurait, à coup sûr, longtemps marchandées.
       On utilisa divers modèles de voitures : des camions Renault et Fiat munis de chenilles soit métalliques, soit à palettes de bois ; des tracteurs Baby-Holt, monstres impressionnants à l'allure de tortue géante. Ces engins se révélèrent d'insatiables buveurs d'essence et incapables de rendre aucun service. Ils furent rapidement abandonnés et leurs carcasses jalonnèrent les pistes.
       Dans ce matériel hétéroclite on distingua toutefois un modèle qui avait déjà fait ses preuves avec les troupes italiennes en Tripolitaine : la camionnette Fiat à roues métalliques jumelées. On mit donc un certain nombre de ces camionnettes à la disposition du général Laperrine, qui venait d'être appelé au commandement supérieur des territoires sahariens et, quelques mois après, en septembre 1917, un organisme spécial, dénommé T.M. 1191, fut créé à Ouargla.
       Dès 1918 cette section automobile pouvait assurer un service hebdomadaire entre Touggourt et Ouargla, transporter régulièrement par convois de douze et quinze camionnettes lourdement chargées des ravitaillements à In-Salah, et même servir en quelque sorte de trait d'union entre les chameaux arabes et les chameaux touareg. Les caravaniers arabes déposaient les marchandises au bordj d’Inifel ; les camionnettes les transportaient jusqu'au puits de Tadjemout, entre In-Salah et le Hoggar, où les caravaniers touareg venaient les chercher pour les acheminer jusqu'à Tamanrasset. Par ce système mixte les chameaux ne s'éloignaient pas trop des zones de pâturages et les autos restaient sur les meilleures pistes.
       Pour mieux saisir les difficultés jugées parfois insurmontables que rencontrèrent les pionniers de la première heure et les obstacles qu'ils eurent à surmonter, il est nécessaire de décrire succinctement les différents aspects du Sahara.
       Dans certaines régions des chaînes de hautes dunes opposent une barrière impressionnante, mais que l'on peut néanmoins franchir. Dans ces ergs, en effet, il existe des couloirs plus ou moins longs dont le plus typique est le Gassi Touil qui traverse l'erg oriental entre Ouargla et Fort-Flatters. Ces feidjs ou gassis sont généralement propices au roulage.
       Les plaines, les plateaux, les montagnes sont plus ou moins poudrés de sable et ils ont des caractéristiques si particulières qu'il faut, sous peine de les défigurer, leur conserver leurs noms de baptême indigènes.
       Les regs sont des plaines immenses, rases, au sol inégalement résistant, suivant le dosage du sable et des graviers qui le composent. Le Tanezrouft qui sépare les oasis du Touat du Soudan, offre le plus beau spécimen de reg tant par son étendue que par son aridité absolue. En général c'est une plaine infinie, sans aucun relief, sans végétation, où les points d'eau sont pour ainsi dire inexistants. Terreur des caravaniers qui ne s'y aventurent d'ailleurs pas, le Tanezrouft est le pays d'élection de l'automobiliste saharien, à condition toutefois que la direction soit jalonnée et balisée.
       Tous les regs ne dispensent pas cette même satisfaction aux chauffeurs du désert. Il est des regs traîtres recouverts seulement d'une mince couche de sable durcie qui crève sous le poids de la voiture. Parfois le sol est si inconsistant que le véhicule s'y enlise profondément et a toutes les peines d'en sortir. L'indigène appelle ce terrain fech fech ; le mécano français le désigné sous le nom de terrain « pourri » qui répond bien à sa nature très particulière.
       La hammada, appelée tassili en pays touareg, est un plateau caillouteux, au sol parfois uni, mais parfois aussi encombré de dalles en dents de scie et de roches en équilibre. Le Tassili des Ajjers, par exemple, est un véritable chaos d'énormes pierres qui paraissent avoir été jetées en désordre par des bras titanesques, tandis que le plateau est découpé, du nord au sud, par de profonds ravins qui se sont creusé des canons grandioses dans la roche.
       Les montagnes sont tourmentées, déchiquetées, hérissées de tels escarpements que, seul, le chameau touareg est capable de traverser leur dédale. Certains sommets du massif du Hoggar dépassent l'altitude de 3.000 mètres. Des gorges profondes que des falaises abruptes enserrent, permettent le franchissement de ces montagnes dans des conditions souvent difficiles.
Les oueds enfin sont, ou très encaissés dans les massifs montagneux, ou bien largement étendus dans les plaines. Généralement leur lit est très sablonneux, couvert d'une végétation arborescente parfois assez touffue ce qui ne facilite pas le roulage.
       Malgré leur robustesse les camionnettes de la T.M. 1191 n'eussent pu être utilisées sans travaux préalables sur les itinéraires qu'elles devaient desservir. Tout le monde se mit à la besogne avec ardeur : officiers, sous-officiers, soldats français et indigènes se transformèrent en ingénieurs, en chefs de chantiers, en terrassiers. Chacun rivalisait de courage et de bonne humeur et en peu de temps des pistes étaient créées ou perfectionnées entre Touggourt et le Hoggar d'une part et entre Ouargla et Fort-Flatters de l'autre.
       Les travaux exécutés ne présentaient rien de commun avec une route construite suivant l'art de nos ingénieurs des Ponts et Chaussées. Les chefs de chantier n'avaient aucune connaissance technique ; ils ne disposaient que d'un matériel rudimentaire et leur ingéniosité intelligente dut remplacer souvent l'outillage inexistant par des moyens pour le moins originaux.
       Grâce à ces aménagements la section automobile put prêter son concours à l'exécution de deux grands raids aériens : celui effectué pour la première fois en mars 1918 sur le parcours Ouargla – In-Salah et retour, et le périple des oasis sahariennes accompli en 1919 par la mission Bettembourg-Audouin Dubreuil. Des détails sur ces deux voyages seront donnés au chapitre réservé à l'aviation saharienne.
       C'est surtout lors de la première traversée aérienne du Sahara du commandant Vuillemin, assombrie par la mort du général Laperrine, que tracteurs et camionnettes militaires réalisèrent un exploit sensationnel relaté par le capitaine Mole (l'un des chefs qui se succédèrent à la tête de cette fameuse T.M. 1191) dans son ouvrage : « Les sources inédites de l'automobilisme saharien ». Il s'agissait de préparer le ravitaillement en vivres, en essence et en pièces de rechange des avions qui allaient tenter la liaison avec le Soudan par la voie des airs. Pour la première fois les automobiles devaient atteindre le Hoggar suivant un itinéraire entièrement inédit sur plus de 600 kilomètres. Un convoi d'une trentaine de voitures quittait Ouargla le 26 décembre 1919. Après avoir laissé quelques camionnettes en divers points du parcours pour l'organisation de postes de dépannage, il parvenait le 31 décembre 1920 à Tamanrasset, sa mission remplie non sans difficultés ni sans fatigues pour les équipages. Ce fut une expédition glorieuse entre toutes au cours de laquelle il fallut déployer une énergie presque surhumaine et une ingéniosité que seuls l'enthousiasme et la foi d'un personnel d'élite, sous la conduite successive du sous-lieutenant Fenouil et de l'adjudant Poivre, pouvaient susciter. Le retour du Hoggar fut plus pénible encore que l'aller : des voitures durent être abandonnées ; les hommes, exténués par un service intensif sous la chaleur accablante, ne se maintenaient qu'à force de courage et de volonté. Après une absence de huit mois pendant lesquels plus de dix mille kilomètres avaient été franchis, les vaillants tringlots, ayant perdu l'un des leurs, rentraient à Ouargla « demi nus, couverts d'huile, les vêtements en lambeaux, presque sans chaussures, mais fiers du devoir accompli ».
       Le Hoggar avait donc été atteint par les automobiles. Deux des camionnettes avaient même participé aux recherches de l'avion égaré qui transportait le général Laperrine, et atteint le puits de Tin Rharo situé presque à la limite du Sahara algérien. Le rêve du gouverneur général Lutaud s'était enfin réalisé.
      À ce degré de développement il est manifeste qu'une traversée transsaharienne n'était plus, vers 1920, qu'un jeu pour les chauffeurs militaires. La liaison Méditerranée-Niger était virtuellement faite puisqu'il ne restait plus que quelques aménagements à effectuer en zone soudanaise, entre Tin Zaouaten et le Niger, pour que l'automobile arrivât au grand fleuve africain. Cela paraissait d'autant plus sûr que l'automobile avait fait ses preuves au Soudan ; dès 1914 le gouverneur du Haut Sénégal-Niger avait franchi, par ce moyen, les 400 kilomètres qui séparent Sansanding, sur le fleuve, de Oualata, en plein désert.
       Et cependant, ce fleuve, véritable Terre promise pour tout le personnel à la peine, chacun devra se résigner à ne pas aller le contempler. Après le raid Vuillemin l'automobile disparut en effet presque totalement de la région saharienne. La section militaire T.M. 1191 fut ramenée en entier vers le nord et, seules, furent maintenues à Touggourt et à Colomb-Béchar, pendant quelque temps encore, deux ou trois camionnettes pour un petit service à court rayon.
       Ce repli, décidé à la veille d'une traversée transsaharienne dont le succès était certain, avait le caractère d'une véritable condamnation et il a fallu que les griefs mis à la charge de l'automobile militaire fussent bien graves pour que l'on renonçât à cette sorte de couronnement des efforts accomplis.
       C'est que l'organisation de l'automobilisme saharien paraissait donner des résultats insuffisamment en rapport avec les dépenses considérables qu'elle exigeait. On constatait notamment que l'automobile avait souvent besoin de pistes bien aménagées et que le régime saharien lui était très dur. Dans les premiers temps, avec du matériel presque neuf et des chauffeurs spécialisés, rendus experts par plusieurs années de mobilisation, les incidents de route n'avaient pas été trop fréquents ; mais au fur et à mesure que le matériel s'était usé et que les conducteurs expérimentés avaient disparu, les accidents sérieux s'étaient multipliés. Après quelques années les pistes étaient jalonnées d'enveloppes de pneus et de carcasses de camionnettes. Il n'est pas surprenant dans ces conditions, que l'on ait renoncé à pousser l'entreprise plus avant.
En somme, en 1920, la condamnation était complète. Le procès de l'automobilisme saharien paraissait définitivement perdu pour celui-ci et les coûteuses expériences faites avaient semblé assez concluantes pour que l'on abandonnât la conquête du désert par l'auto, jusqu'au jour où serait mis au point un type de voiture spécialement adapté au pays, pouvant passer sur tous les terrains, consommant normalement et susceptible de transporter une charge utile importante.
       Les industriels français suivaient avec le plus vif intérêt toutes ces tentatives et ne restaient pas indifférents à l'œuvre patriotique qui avait pour objet la liaison rapide et régulière entre l'Afrique du nord et le Soudan.
       Au cours de l'hiver 1921-1922 la maison Citroën fit expérimenter entre Touggourt et In-Salah des automobiles munies de propulseurs à chenilles souples, système Kégresse-Hinstin. Après des résultats satisfaisants la traversée du Sahara à l'aide de ces voitures spéciales fut décidée.
       Sous la direction de MM. Haardt et Audouin Dubreuil une mission, disposant de cinq véhicules, quittait Touggourt le 17 décembre 1922 et parvenait à Bourem le 4 janvier 1923, puis trois jours plus tard à Tombouctou. Elle avait suivi l'itinéraire In-Salah, Hoggar, Tin-Zaouaten, déjà parcouru par les camionnettes militaires, et trouvé ensuite une ligne en partie jalonnée jusqu'au Niger. Cette première traversée transsaharienne avait duré 21 jours. Le retour par la même voie rendit le succès plus complet encore.
       Trois mois plus tard M. Lucien Saint, résident général-de Tunisie, renouvelait l'expérience avec un matériel identique en effectuant Un voyage officiel de Foum Tatahouine à Bir Messàoud près de Ghadamès.
       L'année- suivante, en novembre 1923, les autos-chenilles, sous la direction du général Estienne, reconnaissaient un itinéraire plus direct reliant les oasis du Touat au Niger par le Tanezrouft. Vers cette même époque l'automobile à six roues Renault, conçue par le génie inventif de l'illustre général « père des chars d'assaut », apparaissait sur la scène saharienne. Le Tanezrouft devint le théâtre des compétitions. Dans cette lice sans clôtures ni spectateurs la chenille et la six roues se livrèrent une lutte ardente, passionnée, émouvante. Une nouvelle mission Audouin-Dubreuil, quittait Colomb-Béchar le 25 janvier 1924 ; en sept jours elle atteignait Tombouctou puis revenait à son point de départ dans le même délai. En cette même journée du 25 janvier trois automobiles à six roues partaient également de Colomb-Béchar sous la conduite de M. Gradis et du lieutenant Estienne. Cette mission mettait, elle aussi, sept jours pour parvenir jusqu'au Niger bien qu'ayant consacré 48 heures pour exécuter une reconnaissance de 400 kilomètres dans la région de l'oued Tilemsi.
       Une petite année encore et l'immense Sahara devient trop petit. La mesure d'hier ne convient plus à l'exploit d'aujourd'hui ; l'échelle saharienne fait place à l'échelle africaine. Le désert n'est plus que l’antichambre du continent noir et l'on assiste alors à l'éclosion de raids qui nous entraînent au-delà des tropiques. Comme il est tentant de déployer l'éventail de ces prouesses, ce prodigieux éventail dont les branches s'ouvrent sur le golfe de Guinée, sur l'océan Indien, le cap de Bonne- Espérance ! On doit se limiter à un simple palmarès qui, malgré son laconisme, permettra néanmoins d'apprécier le remarquable effort accompli grâce à l'énergie et à la volonté tenace déployées par les hardis pionniers de la pénétration du Sahara par l'automobile.
       En octobre 1924, la maison Citroën organise une nouvelle mission ayant pour objet l'étude de liaisons rapides entre les différentes régions de l'Afrique centrale. Placée sous la direction de MM. Haardt et Audouin Dubreuil, dont les noms sont désormais universellement connus, cette mission compte vingt et un voyageurs transportés par huit voitures à chenilles munies de remorques. Partie de Colomb-Béchar le 28 octobre, elle atteint Bourem le 17 novembre par la vallée, de la Saoura et le Tanezrouft. Arrivée le 11 janvier à la limite du Congo belge, elle séjourne pendant tout le mois de février dans la région de l'Oubangui-Chari pour y chasser les grands, fauves, puis, revenant vers le sud, elle atteint Stanleyville le 15 mars. La mission se divise alors en plusieurs détachements ; tandis que les uns traversent l'Afrique centrale par la région dés grands lacs où le Nil prend sa course, d'autres poursuivent leur randonnée jusqu'au Cap ou regagnent la France en passant par Madagascar.
Ce formidable raid, que les auteurs ont appelé la Croisière Noire, marque une date mémorable dans l'histoire de l'automobile en Afrique. La chenille, en laissant son empreinte sur le sol africain, dans la forêt vierge, dans les déserts et dans la brousse jusqu'alors inviolée, a fait briller l'industrie française d'un éclat incomparable dont le rayonnement s'est étendu sur le monde entier. Les organisateurs de cette mission, ainsi que ceux qui l'ont réalisée, pouvaient être fiers à juste titre de leur succès, qui fut aussi un succès pour la France.
      À peu près à la même époque, M. Gradis, fondateur et membre de la compagnie générale transsaharienne, qui avait livré, quelques mois auparavant, le duel pacifique, mais acharné, aux automobiles à chenilles de M. Audouin-Dubreuil à travers le Tanezrouft jusqu'au Niger, prépare une nouvelle expédition transsaharienne. Cette mission a pour programme de compléter les renseignements précédemment recueillis et d'étudier les conditions d'exploitation d'une ligne aérienne de Colomb-Béchar, terminus de la voie ferrée, au Dahomey.
       La mission utilise des automobiles Renault à six roues. Elle est dirigée par M. Gradis, et a comme passager le maréchal Franchet d'Espérey se rendant en tournée d'inspection en Afrique occidentale française. Partie de Colomb-Béchar le 14 novembre 1924, elle atteint Bourem le 24 du même mois et, le 10 décembre, arrive à Kotonou. Deux voitures de la mission rentrant ensuite en Algérie quittent Savé le 1er janvier 1925 ; sept jours après elles sont de retour à Colomb sans aucun incident. Le même jour que la mission Gradis, le capitaine et Mme Delingette partent de Colomb-Béchar et traversent le Sahara avec cette mission À partir de Gao le capitaine Delingette suit un itinéraire personnel avec une seule voiture à six roues, par le Tchad, le Chari, le Congo belge, les Grands lacs, le Mozambique, bravant toutes les difficultés avec une volonté réfléchie et réussissant cette remarquable prouesse avec un succès éclatant.
       Au cours des années 1925 et 1926 les grands raids transsahariens se poursuivent activement et la Tunisie n'y reste pas étrangère. Le résident général, M. Lucien Saint, justement préoccupé de rétablir le courant commercial qui reliait jadis l'Afrique équatoriale aux ports de la Régence, met au point une importante expédition dont il confie la direction au colonel Courtot, chef de son cabinet militaire. Cette mission doit étudier les possibilités de liaison automobile entre le Tchad et le sud-tunisien par le Sahara oriental, et exécuter la reconnaissance de l'ancienne route des caravanes du centre africain vers la Méditerranée. Projet audacieux ! Il s'agit, en effet, de traverser de part en part le Tassili des Ajjers, ce vaste plateau coupé de profonds ravins. Il s'agit aussi de passer dans une région à peu près inconnue, depuis Djanet jusqu'à Djado, région dangereuse par suite de la rareté des puits et de la proximité de la frontière libyque, au delà de laquelle vivent des groupements hostiles.
       Après quelques travaux d'aménagement effectués en pays Ajjer, la mission quitte Gabès le 8 janvier 1925 avec six voitures à chenilles. Elle suit l'itinéraire Gabès, Bir-Pistor, Fort Polignac, Djanet, Djado, Bilma et arrive à N'Guigmi, sur le lac Tchad, le 22 février. La mission séjourne dans la région du Tchad jusqu'au 14 mars, puis se remet en route vers le Niger par Zinder et Gaya ; elle traverse ensuite le Dahomey et arrive dans le courant du mois d'avril à Kotonou où elle s'embarque à destination de l'Afrique du nord.
       La mission résidentielle dirigée par le colonel Courtot reconnut ainsi une nouvelle voie de pénétration saharienne ; elle rapporta des documents scientifiques de haute valeur et des renseignements économiques de grande importance.
       À la même date, deux intrépides voyageurs, MM. Rossion et de Frecourt, résolurent d'accomplir, à titre privé et sans le secours de personne, un raid Tunisie-Tchad à l'aide d'une seule automobile emportant le ravitaillement nécessaire en vivres et en carburant pour la durée du voyage. Partis de Gabès le 30 novembre 1924 et arrivés à Messaouda, près de Ghadamès, le 12 décembre, ils se lancèrent vers le sud, mais ils furent contraints de s'arrêter à Timelloulin par suite d'une panne. Heureusement des goumiers d'El-Oued en patrouille purent les secourir à temps. Leur voiture réparée, les voyageurs se remirent en route vers Djanet qu'ils atteignirent le 27 janvier; de là, en dépit des conseils de prudence donnés par les officiers sahariens de la compagnie des Ajjers, MM. Rossion et de Frecourt décidèrent de continuer en direction d'Agadès : mais une panne irrémédiable survenue à Kattelet, à l'est du massif du Hoggar, arrêta cette téméraire entreprise. Les deux automobilistes étaient voués à une mort inévitable lorsque, par miracle, ils furent sauvés par des Touareg. Tandis que Rossion restait auprès du véhicule immobilisé, de Frecourt gagnait Agadez à méhari et prenait ses dispositions pour faire parvenir à son compagnon de route les pièces de rechange nécessaires au dépannage de la voiture.
       Ces multiples randonnées avaient permis aux constructeurs de perfectionner leurs modèles. En 1925 on se trouvait en présence de trois sortes de véhicules : l'un à chenilles (Citroën), l'autre à six roues dont quatre motrices (Renault), le troisième enfin à six roues motrices (Berliet), ce dernier système ayant été classé premier lors du concours militaire de Satory de mars 1925. Les techniciens de l'automobilisme saharien ne se montraient pas chauds partisans de la chenille. Ils reconnaissaient que celle-ci avait bien résolu le problème de la circulation sur les sols fluents, dans les dunes par exemple, mais ils lui reprochaient sa lenteur de marche sur terrain dur, sa consommation exagérée d'essence, la difficulté de sa conduite, etc. Ces spécialistes faisaient observer que les terrains durs sont ceux que l'on rencontre le plus fréquemment au Sahara et ils marquaient leur préférence pour la voiture à six roues.
       C'est le modèle qui fut adopté par la Compagnie générale transsaharienne dirigée par les frères Estienne. Cette société poursuivait, en effet, son projet d'organisation d'un service régulier entre Colomb-Béchar et le Niger par le Tanezrouft. Dès l'hiver 1925-26 elle avait installé des postes de dépannage munis de la télégraphie sans fil à Reggan et à Gao.


       Jusqu'à cette époque la circulation automobile au Sahara s'était essentiellement manifestée par des voyages plus ou moins retentissants qui n'avaient d'autre but que celui de démontrer la possibilité de traverser le désert. La démonstration une fois faite il apparut désirable d'entrer dans le domaine pratique. En 1926 la Chambre de commerce d'Oran prit l'initiative d'organiser une mission commerciale vers la boucle du Niger. Le gouverneur général de l'Algérie, M. Maurice Viollette, qui portait le plus grand intérêt à toutes les questions sahariennes, accueillit favorablement cette suggestion et décida même de lui donner plus d'ampleur en associant l'Algérie tout entière à cette première manifestation du commerce et de l'industrie algériens. Avec le concours des firmes Renault et Berliet, qui fournirent le matériel et le personnel de conduite, une mission fut organisée dans chacun des départements d'Alger, d'Oran et de Constantine. Chaque groupe comprenait des personnalités du monde commercial, industriel, agricole et politique de l'Algérie. Les départs eurent lieu simultanément dans la première quinzaine du mois de novembre 1926, et le voyage se poursuivit par des itinéraires différents, la mission d'Oran passant par le Tanezrouft, celles d'Alger et de Constantine par le Hoggar et l'Adrar des Iforas.
       Le 1er décembre tous les voyageurs se trouvaient réunis à Bourem ; de là, sous la conduite du capitaine Lehuraux, chef des missions, ils continuaient leur voyage africain par la voie fluviale jusqu'à Bamako où ils prenaient le train pour aller embarquer à Dakar.

       Pour la première fois le désert avait été traversé en automobile par d'autres que des militaires, des hardis explorateurs ou des sportifs. Trente cinq personnes, dont plusieurs vieillards, avaient pu atteindre le Niger sans fatigue bien que n'étant pas préparés à de semblables randonnées. On a pu écrire avec raison que ce voyage fut une véritable révolution coloniale, car il ouvrait réellement la dernière phase de notre installation en Afrique : celle des possibilités économiques avec l'Afrique centrale par la voie du désert.
       Les années qui suivirent ne furent pas moins actives et les expéditions sahariennes se succédèrent pour ainsi dire sans interruption. Il n'est pas possible de les énumérer toutes et il faut se limiter aux principales.
       C'est d'abord le raid mémorable du lieutenant Estienne que l'on a. justement appelé le plus étonnant des automobilistes sahariens. Seul, avec une voiture ordinaire torpédo 6 HP Renault, Georges Estienne franchit le Sahara, le Soudan, la Haute Volta, une partie du Dahomey, s'arrêta au Tchad le 18 janvier 1924 et revint à Colomb-Béchar, son point de départ; il avait mis exactement onze jours pour parcourir plus de 7 000 kilomètres.
       En 1928, sur l'initiative de M. le gouverneur général Pierre Bordes, une mission scientifique alla explorer le massif du Hoggar. Composée de sept personnalités appartenant en majeure partie à l'Université d'Alger, cette mission arriva à Tamanrasset le 5 mars 1928; de là elle étudia les différentes régions de la Koudia en les parcourant à méhari et rejoignit à Amguid les automobiles qui la ramenèrent à Alger le 15 mai. Des travaux scientifiques de première importance furent publiés, au retour, par les membres de la mission. De plus, M. Paul-Elie Dubois, artiste peintre qui faisait partie du voyage, rapporta de son séjour au Hoggar des toiles et des dessins remarquables qui furent exposés au pavillon de Marsan, à Paris où ils firent l'admiration des visiteurs.
       C'est pendant l'année 1928 que fut décidée la création d'un organisme d'études du chemin de fer transsaharien dont la direction fut confiée à M. Maître-Devallon.
       Préalablement à l'envoi des missions d'études, M. Maître-Devallon tint à effectuer une reconnaissance rapide des régions qu'elles allaient avoir à parcourir. Parti d'Alger le 2 octobre 1928, le Directeur de l'organisme atteignit Gao le 19 novembre après avoir suivi l'itinéraire Ouargla, Fort-Flatters, Amguid, Silet, Tamanrasset, In-Salah, Reggan et le Tanezrouft. Reparti de Gao le 22, il était de retour à Alger le 5 décembre.
      À la suite de cette reconnaissance, deux missions furent constituées pour étudier les itinéraires susceptibles d'être adoptés pour le futur chemin de fer transsaharien. La première, dirigée par M. Masselin, ingénieur des Ponts et Chaussées, quitta Alger le 14 décembre et ne revint en ce point que le 17 mai 1929. Au cours de ces cinq mois d'absence, elle fut particulièrement chargée de recueillir des renseignements de tout ordre sur les régions situées entre Djelfa et Gao par Ghardaïa, El-Goléa, Adrar, Reggan et le Tanezrouft, poussant une pointe jusqu'à Tin-Zaouaten et Ouallen. Quant à la seconde mission, confiée au lieutenant-colonel du génie Suchet, elle porta ses recherches sur l'axe Ouargla, In-Salah, le Hoggar. Elle commença ses travaux à Ouargla le 22 décembre, se trouva à Tamanrasset le 1er janvier 1929, poursuivit jusqu'à Tin-Zaouaten, où elle fit jonction avec la mission Masselin, reconnut également l'Ahnet en direction de Timissao, et revint à Alger dans les premiers jours du mois d'avril.
       Tandis que les missions d'études du transsaharien effectuaient leurs recherches, d'autres voyageurs se lançaient dans le grand désert. En janvier 1929, une mission, dirigée par le prince Sixte de Bourbon-Parme, quittait Alger et se dirigeait vers le lac Tchad par l'itinéraire In-Salah, Tamanrasset, Agadez, Zinder, réalisant pour la première fois la liaison directe entre Alger et le grand lac africain. Cette mission rentrait en Algérie le 27 avril par Gao, le Tanezrouft et la vallée de la Saoura après avoir couvert plus de 10 000 kilomètres sans le moindre incident marquant.
     À peu près à la même date, un jeune officier, le lieutenant Loiseau, résolut de tenter un raid de vitesse de la côte méditerranéenne à la Côte d'Ivoire et retour. Parti d'Oran le 29 janvier, l'énergique voyageur atteignait Grand-Bassam le 18 février par Colomb-Béchar, Gao, Niamey, Ouagadougou. Il revenait à Alger le 4 mars en suivant l'itinéraire Bamako, Tombouctou, Gao, Timimoun, El-Goléa.
      À la même période également, un hardi colon tunisien, M. Roederer, n'hésita pas à franchir le désert avec sa famille en un voyage touristique entièrement organisé par ses propres moyens. Partie le 30 janvier d'Alger la petite caravane automobile atteignait Gao le 15 février, poussait une pointe rapide jusqu'à la frontière du Dahomey et rentrait à Alger le 26 mars.
       Toujours en ce printemps de l'année 1929, des missions organisées par les Chambres de commerce d'Alger, d'Oran et de Constantine et dirigées par des membres de ces compagnies consulaires se rendirent à Gao avec des marchandises qu'elles échangèrent sur place contre des produits locaux. Les résultats de ces transactions furent consignés dans d'intéressants rapports établis par les chefs de mission.
       Signalons encore la mission de reconnaissance d'itinéraires pour le rallye saharien exécutée par le général Meynier, directeur des Territoires du sud, accompagné du capitaine Lehuraux. Cette mission, partie d'Alger le 3 avril 1929, était de retour le 21 du même mois aptes avoir séjourné trois jours à Gao et suivi au retour un itinéraire inédit par Ouallen, l'Ahnet et le Hoggar.
       Citons aussi le voyage de retour de Gao à Alger, par le Tanezrouft, des princes de Ligne et Bibesco, partis du Congo belge, ainsi que le voyage de M. Maginot, ministre des Colonies, venu de Dakar, et qui traversa le désert sur une voiture de la Compagnie générale transsaharienne, réalisant ainsi le premier voyage officiel effectué au Sahara par un membre du gouvernement.
      À côté de ces missions officielles et de ces voyages transsahariens, il serait injuste de ne pas accorder une mention particulière aux remarquables efforts accomplis, d'un côté, par les entreprises privées et, de l'autre, par les sections automobiles militaires.
       Plus modeste, et par suite moins bien connue, l'œuvre des deux sections automobiles militaires de Colomb-Béchar et d'Ouargla reconstituées en 1924 a été également féconde en résultats. Aussi bien dans le Sahara occidental que dans la région est du désert, ces deux formations ont largement contribué à développer le rayon d'action des automobiles en procédant à la recherche de nombreux itinéraires qui devaient permettre de relier entre eux tous les postes algériens du sud. Leur activité a été très grande et il est équitable de leur rendre l'hommage qu'elles ont mérité. C'est en grande partie à leurs travaux préparatoires que de nombreuses missions doivent leurs beaux succès.
       En quelques années la technique automobile avait fait de rapides progrès. Peu à peu on abandonnait les voitures spéciales à six roues pour utiliser à peu près uniquement le véhicule ordinaire à quatre roues, mais à adhérence totale, c'est-à-dire munies de pneus à large section et à faible pression. Le raid Georges Estienne sur une 6 HP Renault, le voyage de M. Roederer avec les Citroën strictement de série, celui du général Meynier et du capitaine Lehuraux à l'aide de Vivasix Renault également de série, mais surtout la randonnée du prince Sixte de Bourbon avec des camionnettes Delahaye, avaient fourni la preuve que ce système apportait la solution pratique du problème des liaisons automobiles transsahariennes.
Le rallye automobile organisé en mars-avril 1930 à l'occasion des fêtes du Centenaire de l'Algérie confirma d'éclatante manière la justesse de cette conception. Le projet était audacieux et certains le qualifiaient même de dangereux. Cependant les amateurs ne manquèrent pas et cette épreuve sans précédent, organisée d'une façon parfaite, connut le succès le plus flatteur.
       Presque toutes les marques françaises et plusieurs firmes étrangères étaient représentées à ce rallye. Une cinquantaine de voitures groupées par équipes de quatre, autant que possible de même origine, prirent le départ d'Alger, d'Oran, de Constantine ou même de Tunis. Le point d'arrivée était fixé à Gao, sur le Niger, et l'itinéraire de retour passait par le Hoggar et In-Salah. L'épreuve comportait un trajet d'environ 6 500 kilomètres. Ce parcours fut accompli par toutes les équipes sans incident grave : le groupe classé premier du rallye avait réalisé la remarquable moyenne horaire de plus de 50 kilomètres.
       Toutefois l'emploi des voitures à quatre roues exigeait, plus encore que pour les voitures à six roues, la création de pistes. C'est ainsi que pour faciliter l'accomplissement du rallye-automobile, certaines parties de l'itinéraire avaient dû être sérieusement revues. En somme ce qui a rendu possible la disparition des véhicules spéciaux c'est l'exécution progressive d'un programme d'aménagement et d'équipement de pistes, inlassablement poursuivie par les techniciens du Service des travaux publics des Territoires du sud et du Génie militaire. En quelques années le réseau routier saharien s'étendit considérablement selon une méthode plus rationnelle que dans les débuts. Les travaux, mieux conçus et surveillés par des chefs de chantier compétents, présentèrent des qualités de viabilité qu'ils n'avaient pas toujours autrefois. Comme pour ces derniers cependant, ils exigèrent beaucoup d'ingéniosité, car « au Sahara, les problèmes en matière de travaux publics se présentent sous une forme toute particulière et leur solution doit, en outre, tenir compte de la médiocrité des ressources budgétaires pouvant leur être consacrées ».
           Aujourd'hui le réseau saharien est à peu près complet. S'il n'a rien de comparable avec les routes bien empierrées et bien entretenues de l'Algérie du nord, du moins permet-il les déplacements relativement rapides et faciles à tous les modèles de voitures. À l'heure actuelle plus de 10 000 kilomètres de pistes sillonnent le Sahara. Tous les postes du désert sont reliés entre eux. Les trois départements algériens sont en liaison constante et régulière d'une part avec le Soudan, d'autre part avec le lac Tchad et l'Afrique centrale par Agadez et Zinder. Des services publics assurent le transport de personnel en autocar dans toutes les directions. À chaque étape un hôtel confortable ou un bordj-relai accueille les voyageurs qui sont sûrs de trouver, échelonnés sur tous les itinéraires, des postes de télégraphie sans fil, des ateliers de réparations, centres de dépannage, stockes de ravitaillements, etc.

 

Une œuvre grande et durable a donc été créée au Sahara. Les gouverneurs généraux qui, depuis M. Lutaud, se sont succédé en Algérie y ont attaché leur nom. L'Afrique occidentale française y a participé dans une large mesure. Nombreux sont les exécutants qui peuvent revendiquer une part plus ou moins grande du succès, depuis l'humble méhariste, digne descendant du soldat de Bugeaud, jusqu'aux techniciens les plus ingénieux.
       Mais ce succès a été chèrement payé. L'automobilisme saharien a aussi son martyrologe, et s'il n'est pas possible d'énumérer les noms des Français et indigènes qui, au long des pistes désertiques, succombèrent à la tâche, certains douloureux, événements doivent être rappelés ici.
       Au début de l'année 1918 l'aviation saharienne était installée à Ouargla et devait constituer une base à In-Salah en vue d'une exploration ultérieure vers le Hoggar. Pour la préparation de la première traversée aérienne Ouargla – In-Salah, une mission, commandée par le lieutenant aviateur Fondet et le lieutenant du génie Chandez, quitta Ouargla en direction du Tidikelt avec 'deux camionnettes et une quinzaine d'hommes bien armés.
       Le convoi devait passer par les gorges d'Aïn-Guetlara où existait un fortin occupé en permanence par dix mokhazenis. Celle traversée des gorges s'effectuait par une route sinueuse, suffisamment large pour laisser le passage à une camionnette, mais cependant difficile d'accès et à proximité de profonds ravins.
       C'était l'époque où la région était encore infestée de bandes de rebelles dont la plus redoutable était celle du chef Ajjer Brahim ag Abakada. Celui-ci, après une vaine tentative contre l'oasis d'El-Goléa, s'était dirigé vers le sud dans le dessein de tomber sur une caravane dans le Tadmaït. À Aïn-Guettara les pillards surprirent les mokhazenis, en tuèrent plusieurs et les survivants révélèrent le prochain passage des automobiles de la mission. Aussitôt Brahim organisait son guet-apens qui devait malheureusement être couronné du succès le plus complet.
       Dès l'apparition des deux voitures dans les gorges, un feu nourri, tiré à bout portant, mettait la plupart des occupants hors de combat. Le lieutenant Chandez, officier d'une grande bravoure, se trouvait parmi ceux qui avaient pu échapper à cette première fusillade. Avec le plus grand sang-froid, il avait emporté une mitrailleuse sur son épaule et réussi à gravir les pentes de la montagne où il espérait trouver un abri. Au moment où il s'apprêtait à mettre la mitrailleuse en action, Chandez était rejoint par les Touareg et l'un d'eux le tuait en lui plongeant sa lance dans la poitrine. Les autres survivants, traqués à leur tour, subirent le même sort.
       Les corps furent abandonnés sur place après avoir été horriblement mutilés. Les victimes de ce guet-apens reposent aujourd'hui dans un petit enclos de pierres à proximité de l'endroit où ils ont succombé, près d'un rustique monument élevé à la mémoire du sergent Bousquet, chef de chantier mort de soif dans ces parages quelques années auparavant.
       Dans le sud-oranais, avant l'occupation du Tafilalet, on enregistrait périodiquement des attaques contre les convois automobiles circulant entre Colomb-Béchar et Bou-Denib. Combien de braves perdirent la vie dans cette lutte inégale où l'adversaire, à l'affût comme un fauve, attendait ses victimes en un endroit propice ? C'est sur cette piste sanglante que fut mortellement atteint René Estienne, ce charmant camarade qui faisait l'admiration de tous pour sa belle ardeur et son enthousiasme juvénile.
       L'attentat le plus douloureux fut certainement celui qui atteignit le général Clavery et ses compagnons de voyage au sud de Colomb-Béchar, au col de Ménouarar, à la fin de l'année 1928. Au mois de novembre, le général Clavery, alors colonel commandant militaire du territoire d'Aïn-Sefra, se rendait en automobile au Touat en tournée d'inspection, accompagné du capitaine Pasquet, son chef d'état-major, et du capitaine Debenne, commandant la section des automobiles militaires de Colomb-Béchar. Il emmenait également avec lui un personnel de sous-officiers et de mécaniciens conducteurs, ainsi que son fils, maréchal des logis, à ce moment en congé.
       Cette tournée s'étant effectuée sans incident, le détachement automobile avait quitté Adrar pour regagner sa base en passant par Beni-Abbès. Le 8 décembre au matin le convoi partait de cette oasis dans l'espoir d'atteindre Colomb-Béchar le jour même.
       Rien ne laissait prévoir le drame qui allait se dérouler dans l'après-midi, à proximité du terme du voyage. Les précautions d'usage avaient été prises ; le point délicat de Ménouarar, à la sortie d'un col du Djebel-Arlal, était gardé par des mokhazenis ; la date du retour du commandant militaire à Colomb-Béchar était connue des autorités de ce poste où l'on se préparait à fêter le chef dont la promotion au grade de général de brigade avait été prononcée la veille. Enfin aucun renseignement fâcheux n'avait été recueilli permettant de supposer que des pillards se trouvaient dans la région en quête d'un mauvais coup. Les trois voitures, parties ensemble de Béni-Abbès, filaient à vive allure. Bientôt, sur le mince trait grisâtre qui marque la piste dans la hammada noire, elles s'espacèrent pour ne plus former chacune qu'un point minuscule et isolé dans l'immensité du désert. C'est dans cette formation de marche que la première voiture pénétra dans le Djebel-Arlal vers 16 heures, conduite par le soldat Decaud et le légionnaire Etienne.
      À son arrivée au col de Megsem Hellaba la voiture, engagée dans une dépression assez étroite, fut, tout à coup, accueillie par une fusillade nourrie qui l'immobilisa en tuant les occupants qui n'avaient même pas eu la possibilité de se défendre. Aussitôt, des rochers derrière lesquels ils s'étaient cachés, apparurent les assaillants, au nombre d'une dizaine environ, qui se ruèrent sur l'automobile ; après l'avoir dévalisée et incendiée ils se préparaient à dévêtir les corps des deux Français qui venaient de tomber sous leurs coups lorsque la seconde voiture survint, transportant le général Clavery, le capitaine Pasquet ainsi que les conducteurs Jost et Klotz.
       Les pillards reprirent rapidement leurs places de combat pendant que l'automobile avançait sans que les Occupants eussent leur défiance mise en éveil par les mouvements de l'ennemi. Celui-ci, en effet, était vêtu de vêtements indigènes absolument semblables à ceux que portent les mokhazenis, et le général pouvait supposer, ainsi que ses compagnons, que des auxiliaires du poste de Ménouarar étaient accourus porter secours au premier- véhicule, incendié par accident.
       La tragique scène se reproduisit avec la même réussite pour l'adversaire. Dès les premiers coups de fusil l'automobile s'arrêtait atteinte dans ses œuvres vives : Jost et Klotz, le premier gravement blessé, réussissaient à trouver un abri; le général et le capitaine ayant pu saisir leurs armes cherchaient, tout en tirant sur les assaillants, à gagner un refuge dans les rochers, mais sans y parvenir. Le capitaine Pasquet, touché mortellement, tombait le premier aux côtés de son chef, lui-même grièvement blessé à l'abdomen. Le général continuait à tirer, mais il était bientôt mis à son tour hors de combat, tué presque à bout partant par un djicheur parvenu en rampant à quelques mètres de lui.
       Tandis que se passaient ces événements la troisième voiture dans laquelle avaient pris place le capitaine Debenne, le fils du général Clavery, et quatre autres militaires, dont le sergent Schweicher, approchait à son tour en toute confiance du sinistre djebel. Les occupants n'avaient rien entendu de la fusillade et ne se doutaient pas du drame qui venait de se dérouler. Mais les pillards avaient perçu à temps le bruit du moteur pour qu'ils pussent se dissimuler. Dès son entrée dans la fatale cuvette l'automobile était reçue par un feu violent, blessant ou mettant hors de combat le capitaine Debenne, le sergent Schweicher, ainsi que deux autres Français : Roth et Campillo. Le maréchal des logis Clavery restait seul indemne et ce jeune sous-officier, qui recevait si inopinément le baptême du feu, se révéla, en ces circonstances, le digne fils du valeureux général dont il ignorait encore la mort.
       Pendant toute la soirée Clavery parvint à tenir les bandits en respect, à les empêcher par son tir précis de sortir de leurs abris. L'un d'eux ayant tenté de s'approcher des cadavres pour les piller fut tué net. On apprit par la suite que c'était le propre meurtrier du général. Par son sang froid et son courage ce sous-officier obligea l'adversaire à abandonner le lieu du guet-apens dans la nuit pour gagner rapidement le Tafilalet.
       Une pyramide, inaugurée en 1932 par M. J. Carde, gouverneur général de l'Algérie, et le général Georges, commandant le 19e Corps d'Armée, a été érigée à l'endroit précis où tombèrent ces martyrs du désert. Cette simple stèle, entourée de rochers dans le cadre impressionnant d'une montagne dénudée, rappelle aux voyageurs qui passent dans cette région désormais sans danger que, là, des preux sont tombés vaillamment pour la « geste » française au Sahara.
       Grâce à ces pionniers de la première heure, à tous les modestes artisans qui, dans le silence des bureaux ou dans les solitudes sahariennes continuent à perfectionner l'œuvre magnifique, l'automobile fait aujourd'hui partie intégrante du Sahara-moderne. Outil de protection, instrument de paix, c'est aussi le mode de locomotion parfait pour le tourisme. « Le Sahara, a dit M. le gouverneur général Carde dans l'un de ses discours, est un centre d'attraction unique et dont la contrefaçon n'est pas à la portée des plus prestigieux d'entre ces décorateurs qui font de la plus morne des taupinières une concurrence de l'Alpe ou des Pyrénées ». L'automobile a conquis droit de cité sur les pistes du désert ; son essor ne saurait être entravé et le jour viendra, sans aucun doute, où un voyage à Tombouctou et en Afrique centrale ne sera plus considéré comme une randonnée exceptionnelle réservée aux privilégiés de la fortune, mais comme un déplacement normal, facile et à la portée de tous.