TROISIÈME PARTIE

Conclusions


LA RAHLA (Amicale des Sahariens)
Les Amis du Sahara n° 18 Janvier 1936
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France



       Depuis la promulgation de la loi de 1902 qui les a créés, les Territoires du sud n'ont subi aucune modification et sont demeurés, après plus de trente années d'existence, tels que le législateur les avait conçus.
      À plusieurs reprises cependant des parlementaires, des membres élus de certaines assemblées d'Algérie, soucieux de faire disparaître un régime qui rappelle les premiers temps de l'occupation et de donner à l'Algérie son homogénéité administrative, ont estimé le moment venu de placer au moins la partie utile des Territoires du sud, c'est-à-dire toute leur zone septentrionale, sous le régime civil, en incorporant ces régions aux départements correspondants.
       Une enquête très complète faite sur place par un haut fonctionnaire ayant révélé que les colons du sud en grande majorité, ainsi que les populations indigènes, s'accommodent fort bien de l'administration actuelle et ne tiennent aucunement à en changer, le gouvernement a renoncé jusqu'ici à suivre ces suggestions.
       En pays arabe, surtout dans ces régions sahariennes où les indigènes sont en majeure partie des nomades vivant disséminés sur de vastes espaces, il est prudent de ne toucher qu'avec la plus grande circonspection à l'ordre établi. Sans doute l'organisation des Territoires du sud n'est-elle pas en tous points parfaite. Il n'en est pas moins vrai qu'elle est bien adaptée au Sahara, car elle est économique, homogène, et, comme l'a écrit M. René Valet, « aucun autre régime ne posséderait à un même degré ces mêmes qualités ».
       Tous les auteurs qui ont étudié avec impartialité les Territoires du sud, en particulier M. le professeur Gautier dont on ne discute ni la franchise ni la compétence, s'accordent à reconnaître les multiples bienfaits de l'institution des Affaires indigènes et en souhaitent le maintien. Un éminent juriste, M. Milliot, alors professeur à la Faculté de droit d'Alger, aujourd'hui directeur général des Affaires indigènes et des Territoires du sud au gouvernement général de l'Algérie, s'exprimait ainsi il y a une dizaine d'années : « Le système administratif a fait ses preuves ; il compte une vingtaine d'années d'expériences satisfaisantes ; il est par conséquent à maintenir tel qu'il est avec son armature, tant que les besoins auxquels il correspond subsisteront ».
       Ces besoins, se sont-ils modifiés au point de pouvoir envisager aujourd'hui une réforme profonde des Territoires du sud ?
Jusqu'à l'arrivée des Français le nomade était le maître du désert. Il imposait sa loi au ksourien. Il le protégeait quelquefois contre les pillards étrangers, mais en exigeant de lui le paiement d'une forte redevance. Homme de poudre, homme de guerre, le nomade avait fait de la razzia une véritable industrie dont les habituelles victimes étaient les caravaniers et les paisibles pasteurs.
       Notre présence a supprimé toutes ces pratiques. Le sédentaire est devenu le maître de son bien ; il est sûr désormais de recueillir le fruit de son labeur en récoltant ses dattes et ses grains. Le caravanier peut sans crainte acheminer ses marchandises vers lé Soudan et le berger n'a plus la hantise du voleur tombant sur son troupeau.
       Ainsi, par notre établissement au milieu de populations primitives, nous avons jeté un trouble profond dans la vie économique et dans la vie sociale au désert. Pour les nomades Châamba et Touareg la paix française a été dans les débuts une sorte de calamité. Leur utilisation comme méharistes ; dans les goums ou aux compagnies sahariennes, en leur procurant d'autres ressources, a atténué dans une certaine mesure les conséquences de cette situation nouvelle. Pour les ksouriens, au contraire, notre présence apportait une profonde perturbation dans leur vie matérielle en leur donnant toute sécurité dans la gestion de leurs propriétés et en introduisant dans le pays un important numéraire dont allaient bénéficier les khammès et les anciens esclaves.
       Il aurait dû s'établir ainsi, semble-t-il, une sorte de nivellement social entre les nomades, grands seigneurs, et les ksouriens leurs vassaux. Ces derniers n'étaient plus sous la dépendance exclusive de leurs anciens maîtres et ils pouvaient maintenant traiter avec eux d'égal à égal. C'était un véritable bouleversement qui eût du avoir des répercussions considérables, mais qui, en fait, n'a pas changé grand chose dans le mode d'existence des uns et des autres ou dans leurs rapports entre eux. C'est ainsi que chez les Touareg, par exemple les nobles continuent à recevoir de leurs imrad la « tioussé », sorte de redevance du vassal à son suzerain versée aujourd'hui volontairement et clandestinement.
       Au désert la loi biologique de l'hérédité, en vertu de laquelle tous les êtres doués de vie tendent à se répéter dans leurs descendants, s'applique dans toute sa rigueur. À l'inverse de ce qui se constate dans les pays civilisés où l'hérédité, agissant par voie d'accumulation, augmente l'intelligence à chaque génération et la rend capable de nouveaux développements, au Sahara elle conserve fidèlement le passé, le reproduit sans cesse et condamne les descendants à penser et à vivre comme leurs ancêtres.
       Les populations du désert, profondément « conservatrices » ont gardé les mêmes habitudes héréditaires, le même rêve d'une vie très simple dans le village, dans la tribu, sans aucune recherche d'amélioration ou de progrès. Qu'ils donnent le meilleur de leur temps à la récitation mécanique de la prière, aux grandes randonnées dans le désert, aux petites discussions entre voisins, aux chants et aux danses ou à la culture patiente du champ paternel ou bien encore à la surveillance d'un troupeau de chameaux ou de moutons au pâturage, tous ces hommes demeurent prodigieusement éloignés des façons de vivre et de penser des habitants de l'Europe occidentale. Mœurs, coutumes, traditions, organisation politique même, tout est demeuré dans la forme où nous les avons trouvées. Nous ne saurions prétendre à la modification de cet état de choses. Tout au plus peut-on espérer continuer à améliorer les conditions d'existence des indigènes sahariens.
       Quant à la colonisation européenne dans le sud, elle a sans doute atteint son maximum. Sauf dans la région de l'oued Rirh, entre Biskra et Touggourt, partie privilégiée des Territoires du sud, cette colonisation est pour ainsi dire inexistante et il ne semble pas que des progrès sensibles puissent être enregistrés un jour. Des essais timides tentés à El-Goléa ne peuvent que confirmer cette opinion. Les chiffres sont d'ailleurs éloquents : 5 000 européens seulement vivent dans les Territoires du sud contre une population indigène dépassant le demi-million, et dans ce chiffre de 5 000 sont compris les militaires et les fonctionnaires, nombreux dans ces régions. Le nombre de véritables coloris est donc assez réduit.
       II est vrai que l'une des raisons essentielles qui ont motivé la création des Territoires du sud a disparu, ou plutôt semble avoir disparu. La paix règne dans tout le Sahara. Les pillards ont été mis à la raison. La plupart d'entre eux sont devenus des gendarmes. La période d'exploration et de pacification est terminée. Cependant cette situation excellente est encore trop récente dans le Haut Sahara pour qu'il soit possible d'envisager dès maintenant la suppression des forces de police. On en a donné les raisons dans les chapitres qui précèdent.
       Est-ce à dire que l'organisation militaire actuelle n'est pas perfectible et qu'elle ne pourra pas recevoir dans un certain avenir des changements importants ? Faisons pour cela confiance aux chefs de l'Armée d'Afrique qui sauront choisir le moment de procéder à cette réorganisation. Au surplus, pour des raisons à la fois internés et externes, cette réorganisation semble devoir porter principalement sur une répartition plus judicieuse des troupes plutôt que sur la suppression d'une partie de ces troupes. L’exemple de la rébellion des Touareg pendant la guerre conseille le maintien de forces suffisantes pour inciter ces belliqueux nomades à demeurer dans l'obéissance. D'autre part le voisinage du Rio de Oro espagnole mais sans Espagnols, et celui de la Libye italienne ; exigent une surveillance constante des frontières orientale et occidentale du Sahara.
On a parlé jadis d'un commandement unique inter-saharien qui comprendrait toutes les parties désertiques comprises dans le territoire des possessions françaises d'Afrique : Algérie, Tunisie, Maroc, Afrique occidentale française et Afrique équatoriale française. Pendant la guerre une organisation de ce genre a été réalisée ou plutôt ébauchée. Le général Laperrine a eu quelque temps la disposition de toutes les troupes sahariennes. L'obstacle à un commandement de ce genre c'est l'immensité inorganique des territoires qu'il régente ; il est vrai que cet obstacle s'est bien atténué avec les progrès de l’automobilisme, de l'aviation et de la T.S.F. De toute façon une semblable organisation militaire paraît difficilement réalisable, car il faudrait que chaque possession fît abandon de ses droits territoriaux sur sa zone désertique ; elle serait de plus vouée à la médiocrité, car ne possédant pas de ressources propres suffisantes elle trouverait difficilement un appui financier auprès des pays dépossédés. Quels que puissent être les avantagés et les inconvénients d'une organisation inter-saharienne, la guerre a montré que la question saharienne pouvait toucher à l'intérêt supérieur du pays.
       Aujourd'hui plus que jamais elle est à considérer du point de vue « impérial ». L'armature militaire saharienne doit donc être envisagée en fonction du rôle que le Sahara, trait d'union entre l'Afrique française et la métropole, serait appelé à jouer dans un nouveau conflit européen.
       Quoi qu'il en soit, et bien que les besoins restent en somme toujours les mêmes dans les Territoires du sud, il est évident que la formule actuelle ne saurait se conserver indéfiniment dans toute sa rigidité et qu'elle doit être perfectionnée en fonction des résultats obtenus dans ces régions.
       Un arrêté du gouverneur général de l'Algérie en date du 26 janvier 1933 a apporté à l'ossature administrative des Territoires du sud une première transformation. Trois circonscriptions, celles de Biskra, de Djelfa et de Méchéria jusqu'alors confiées à des officiers du service des Affaires indigènes, ont été remises entre les mains d'administrateurs de commune mixte. L'année suivante une mesure analogue a été prise pour les annexes de Touggourt, de Laghouat et d'Ain-Sefra.
       Toutefois ces circonscriptions continuent à être comprises dans le cadre des Territoires du sud. Les administrateurs civils sont placés sous l'autorité directe de l'officier supérieur commandant militaire du territoire et ils assument des fonctions absolument identiques à celles de leurs prédécesseurs militaires dont ils ont hérité tous les pouvoirs.
       Cette solution a le mérite de préparer l'avenir sans bouleverser les usages. Les indigènes conservent les privilèges dont ils jouissent dans le sud et ils continuent à bénéficier des avantages qu'apporte avec elle l'administration militaire.
       En revanche elle a grevé dans une proportion importante le petit budget des Territoires du sud qui doit supporter les traitements de nouveaux fonctionnaires, alors que la solde des officiers restait à la charge du budget métropolitain. De plus les budgets locaux et celui du sud doivent être mis à contribution pour l'installation convenable des nouveaux administrateurs, ceux-ci ne pouvant, et avec raison, se satisfaire des installations souvent rudimentaires dont se contentaient les officiers.
       Après quelques années d'expérience, il apparaît que les populations indigènes se sont assez bien accommodées du nouveau régime qui n'instaurait aucun changement dans le système administratif. Ces populations n'en sont ni mieux ni plus mal traitées. Peut-être même les administrateurs civils manient-ils leurs pouvoirs disciplinaires avec plus de rigueur que ne le font généralement les officiers des Affaires indigènes qui, dans l'exercice de leurs fonctions, s'attachent à rendre la « dictature militaire » aussi douce et humaine que possible. Mais c'est dans le sud surtout que se vérifie l'adage : « Tant vaut l'homme tant vaut la fonction ».
       La réforme, assez légère en somme, ainsi intervenue, sans doute pour donner une première satisfaction à diverses revendications, est, d'une application, délicate. Les administrateurs civils sont sous les ordres directs du commandant militaire du territoire et, le cas échéant, du commandant supérieur du cercle ; cette situation quelque peu paradoxale crée ou peut créer des malentendus. Ces officiers supérieurs ne sauraient avoir sur leurs collaborateurs civils l'autorité complète que possèdent les préfets et sous-préfets sur les administrateurs de commune mixte. Ils ne peuvent agir à leur égard comme ils le font avec des officiers ; les méthodes sont différentes ; il y a des susceptibilités à ménager, des prérogatives à respecter, des pouvoirs que de part et d'autre l'on tient à conserver.
       D'un autre côté, dans les communes du sud passées sous la direction d'administrateurs civils on a conservé du personnel militaire : le ou les médecins et l'interprète militaire. La situation est ici renversée, car ce sont ces deux officiers qui se trouvent sous les ordres du chef de la commune pour tout ce qui concerne leur service spécial. Il n'est pas besoin de s'étendre sur les inconvénients qui peuvent en résulter si chez les uns et chez les autres il n'existe un commun désir de parfaite collaboration dans des conditions de doigté et de tact qu'il n'est pas toujours facile d'obtenir d'une collectivité.
       L'expérience semble donc démontrer que l'introduction d'administrateurs civils dans le cadre de l'organisation militaire des Territoires du sud n'a pas été une mesure progressive. Elle a, au contraire, considérablement augmenté les dépenses supportées par le budget de ces Territoires. Il apparaît ainsi que ce n'est pas dans cette voie qu'il conviendrait de modifier le régime administratif existant, en tenant compte de l'état d'évolution actuelle du Sahara.
       La solution la plus logique, celle qui vient naturellement à l'esprit, serait d'intégrer dans l'Algérie du nord la partie nord des Territoires du sud déjà placée sous l'autorité d'administrateurs de commune mixte. Ces régions ont de nombreuses analogies avec les contrées septentrionales limitrophes : mêmes origines des populations, mêmes besoins, ressources et richesse identiques. Économiquement donc rien ne suppose à ce que, dès à présent, toute cette zone des Territoires du sud, y compris l'annexe de Géryville et le poste des Oulad Djellal, encore administrés par des officiers, soit rattachée au territoire civil, aux départements dont elle constitue le hinterland.
       La région purement saharienne continuerait alors à être administrée par des officiers des Affaires indigènes. Elle pourrait, avec avantage, ne comprendre qu'un seul territoire militaire divisé en plusieurs cercles, afin de réaliser l'unité de commandement et de vues qui fait défaut avec le système actuel. Quant à son régime administratif il ne subirait aucune modification.
       Cette solution aurait toutefois le grave inconvénient de priver le budget des Territoires du sud de la plus grande partie de ses ressources qui, provenant des régions rattachées, passeraient dans les budgets départementaux. Les communes sahariennes étant trop pauvres pour se suffire à elles-mêmes, il serait alors indispensable que des subventions importantes de la colonie vinssent compenser ces pertes, afin que l’œuvre en plein progrès réalisée au désert ne pût être interrompue ou même compromise.
       Ainsi que l'a écrit l’éminent et fin observateur qu'est le professeur E. F. Gautier, « l’armature actuelle du Sahara algérien est un édifice politique et militaire trop ingénieux, trop basé sur le talent personnel des agents pour qu'on puisse l'espérer indéfiniment durable si on se borne à le laisser tel quel ». Une réforme profonde s'imposera donc tôt ou tard, car ces sortes de « petites principautés militaires », survivance d'un régime disparu, choquent nos conceptions en matière administrative et empêchent l'épanouissement de certaines ambitions politiques. Que ce soit une anomalie, au moins apparente, qu'une administration militaire s'exerce dans des régions absolument semblables à celles où le régime civil est établi depuis de longues années, la chose n'est pas discutable. Il n'en est pas moins certain que c'est l'administration qui convient le mieux à ces pays où la colonisation ne peut progresser, où l'élément européen a atteint à peu près son maximum, où les populations enfin ont pour « le régime du sabre » une prédilection incontestable, parce qu'il les maintient dans le cadre d'une autorité juste et respectée, auréolée du prestige qui, dans ces pays du sud, accompagne toujours les officiers de l'Armée d'Afrique.
       Le moment ne semble pas opportun pour la réalisation de pareils projets. L'indigène du sud bénéficie aujourd'hui de privilèges intéressants ; il est assujetti à un impôt parfaitement adapté à ses modestes ressources; il n'est pas astreint au service militaire obligatoire et il tire encore d'autres avantages de sa situation. Tout cela disparaîtrait en passant en territoire civil et nul ne sait quelle serait la réaction de ces nomades assez difficiles à commander, devant les obligations nouvelles auxquelles ils seraient soumis.
       D'autre part, il pourrait être dangereux de livrer ces populations frustes, demeurées très en arrière de notre civilisation, vivant encore comme aux temps bibliques, aux jeux dissolvants de la politique partisane. L'Algérie du nord souffre de ces antagonismes qui ont jeté dans la lice les musulmans français de ce pays. Les Territoires du sud, grâce à leur organisation, sont demeurés jusqu'ici à l'écart de toute propagande pernicieuse ; du moins aucune manifestation grave ne s'y est-elle encore révélée. Nous avons l'heureuse fortune d'avoir à proximité un creuset d'hommes sur le loyalisme desquels l'on peut compter, qui ont toujours vécu et qui vivent encore dans le respect de l'autorité et qui sont prêts à se ranger derrière leurs chefs militaires en toute confiance pour n'importe quelle mission. Notre intérêt immédiat est, dans les conjonctures actuelles et devant l'avenir incertain, de conserver intacte cette force virile dont nous pouvons avoir besoin un jour.
       La réorganisation des Territoires du sud reste une question à l'ordre du jour. Mais la solution peut attendre sans inconvénient. Une solution trop hâtive risquerait de provoquer des complications dont nul ne peut mesurer l'ampleur et la gravité. La prudence commande la patience.
       Dans de précédents chapitres il a été parlé de l'importance du réseau de pistes et des voies de communications sahariennes et inter sahariennes. Malgré l’énormité des distances à franchir, la difficulté des transports des matériaux, la modicité des crédits, des travaux considérables ont été exécutés. Toutefois, ces travaux restent en général précaires et les pistes ne résistent pas à un trafic intensif. Elles permettent bien à des voitures de tourisme transportant un petit nombre de voyageurs de se rendre d'Algérie au Soudan et inversement; mais les besoins réels auxquels doivent répondre les moyens de communications transsahariennes sont d'une toute autre échelle pour que le Sahara devienne véritablement un lien entre l'Afrique du nord, prolongement de la métropole, et l'Afrique française.
       L'utilisation rationnelle et utile de l'automobile pour les relations inter sahariennes exige la transformation progressive des pistes actuelles, très coûteuses d'entretien et non viables par surcroît, en routes véritables suivant l'exemple des Italiens dans leur colonie de Libye. Lorsqu'on sera enfin fixé sur l'artère maîtresse à adopter pour relier « les deux rives du Sahara », une sorte d'autostrade devra être sans doute aménagée et cet effort financier s'imposera dans un bref avenir sous peine d'interrompre tout trafic important.
       Sur quelle piste porter son choix pour déterminer cette « artère maîtresse » ? La question ainsi posée est délicate à résoudre, car elle met en cause des intérêts également respectables et des sociétés qui ont droit à des égards en raison de leurs sacrifices pour le succès des liaisons inter sahariennes.
       Il apparaît a priori que la piste du Tanezrouft de Reggan à Gao doive être écartée. Elle traverse une région absolument désertique sur près d'un millier de kilomètres, région sans ressources et sans habitants, ne présentant d'autre intérêt touristique que l'immense étendue morne de ses regs et la triste monotonie de ses paysages sans horizons. Au surplus cette voie, dont le point de départ est Colomb-Béchar, est sans doute appelée à être concurrencée par une piste plus occidentale qui relierait plus directement le sud oranais et le sud marocain au Soudan français.
      « L'épine dorsale » de l'Afrique française paraît toute tracée par In-Salah, le Hoggar et Agadès. Toutes ces régions sont relativement peuplées ; elles présentent des aspects divers capables d'intéresser le touriste sans le lasser jamais ; elles possèdent des ressources et sont assez riches en eau. C'est la ligne directe vers nos possessions du Tchad, de l'Oubanghi-Chari et le Congo, la voie nécessaire au développement économique de ces pays, aux relations constantes et profitables avec le Congo belge et notre colonie de Madagascar. Agadès, ou plus précisément In-Gall sa voisine, deviendrait une sorte de «gare régulatrice» africaine d'où se dirigeraient voyageurs et marchandises, d'une part vers Zinder, le Tchad, le Congo, d'autre part vers Tahoua, Niamey et le Soudan,
       L'exécution d'un tel programme implique tout d'abord l'entente, la fusion peut-être, des entreprises de transports automobiles sahariennes et la mise en commun de crédits assez élevés à consentir par les possessions françaises intéressées ainsi que par la métropole en raison du caractère national de l'œuvre.
       On a employé plus haut le terme de « gare régulatrice » qui évoque tout naturellement l'idée de chemin de fer. La question du chemin de fer transsaharien a fait couler beaucoup d'encre depuis que l'ingénieur Duponchel a attaché son nom à ce projet. Déjà en 1906, le professeur A. Bernard écrivait : « Innombrables sont les livres, brochures, articles écrits sur le Transsaharien. Réunis, ils formeraient toute une bibliothèque ». Depuis trente ans cette littérature s'est accrue dans des proportions inimaginables, mais si l'idée s'est propagée et a fini par intéresser l'opinion publique jusqu'à ces derniers temps indifférente, il n'en reste pas moins que le problème demeure entier.
       Le chemin de fer transsaharien, ou plutôt transafricain, a ses chauds partisans et ses détracteurs non moins ardents. De part et d'autre des personnes qualifiées, dont la compétence et l'expérience ne peuvent être mises en doute, présentent des arguments en faveur ou contre le projet. On est aujourd'hui mieux éclairé, plus complètement documenté suivant l'opinion que l'on a adoptée. Mais pour qui doit opter « pour » ou « contre » l'embarras est grand devant les avis contradictoires de personnalités autorisées.

       D'une façon générale cependant on estime que, seul, le chemin de fer apparaît comme l'instrument nécessaire de la collaboration intime et permanente des différentes parties de l'Afrique française dans tous les domaines de la vie administrative, du développement économique et de l'organisation militaire. Le Transafricain constituerait. Une œuvre d'une haute portée nationale, couronnement des luttes et des efforts persévérants qui, triomphant peu à peu de toutes les difficultés accumulées, ont dressé sur le continent noir l'édifice de la plus grande France.
       De son côté l'aviation a ses fervents admirateurs et c'est justice. Le Sahara est le pays rêvé pour les hommes de l'air. Le colonel Weiss en a chanté tous les charmes, « son ciel de cristal, la nappe verte de ses oasis, son affreux néant qui attiré, à lui comme un abîme ». La traversée du désert en avion n'est plus aujourd'hui un raid; c'est devenu une promenade un peu longue, mais agréable que l'on accomplit en moins d'une journée d'Alger au Niger dans des appareils sûrs et confortables pilotés par un personnel d'élite. Les progrès constatés ouvrent les plus belles perspectives d'avenir. Il semble bien que ne soit pas exagéré le confiant optimisme de ceux qui assurent que l'avion deviendra le mode de transport idéal au Sahara. L'on conçoit fort bien le survol du désert par des appareils de fort tonnage pouvant transporter très rapidement et sans grands frais du personnel et du matériel. Dès lors l'automobile n'interviendrait plus que pour de courtes liaisons transversales et la question d'une voie ferrée transsaharienne se poserait sous un aspect nouveau.
       En définitive le Sahara n'est plus aujourd'hui l'obstacle jugé invincible il y a moins de trente ans. La promesse faite par le maréchal Randon aux populations de Laghouat s'est réalisée au delà de toute espérance : « Des temps nouveaux commencent pour vous, avait dit l'illustre gouverneur général. Au désordre succédera la paix, au pillage la sécurité, et votre commerce s'accroîtra. Voilà les bienfaits qui accompagneront la domination de la France ».
       C'est, en effet, l'honneur de notre pays de comprendre la colonisation dans le sens le plus humain et d'apporter à des populations frustes demeurées au stade de la vie primitive, toutes les améliorations de nature à augmenter leur mieux être. Grâce à des méthodes de pacification dont Lyautey et Laperrine furent les promoteurs et les exécutants les plus notoires, la sécurité règne désormais dans le grand désert où les nomades ont abandonné la lance et le fusil pour mener paisiblement l'existence du pasteur. Le Sahara est sans doute appelé à un grand avenir. De plus en plus les regards se tournent vers cette Afrique centrale dont les savanes et les forêts profondes furent si longtemps fermées aux européens. De plus en plus le désert est considéré comme étant la voie directe, la voie normale reliant le centre africain à l'Europe.
      « Œuvre nationale, œuvre bien française », a-t-on souvent affirmé avec raison. Mais aussi œuvre d'une poignée d'officiers dévoués à leur tâche, d'hommes à la foi énergique et inébranlable, dotés d'un véritable esprit d'apostolat. Les officiers sahariens d'aujourd'hui sont les dignes continuateurs de leurs devanciers de l'école des Lyautey et des Laperrine dont ils maintiennent les traditions. Eux aussi sont des apôtres qui astreignent à une dure discipline sur soi-même et font journellement preuve d'abnégation et de profond désintéressement en appliquant avec bienveillance et fermeté, au nom de la France, cette fière maxime : « Mémento tu regere ».
       En conclusion de cette étude l'on ne saurait mieux faire que de reproduire ces réflexions si justes et si profondes que le professeur E. F. Gautier a publiées dans la. Revue de Paris (1er septembre 1934) :
     « L'Afrique du nord, ses limites atteintes, est-elle condamnée à la stagnation ? Existe-t-il une idée-force qui soit pour elle un but hors d'elle-même ?
« Ce qui me semble curieux, à moi du moins vieux colonial, c'est que cette idée-force existe, à mon sens, bien en évidence, et que si peu de gens la voient.
« Elle est apparue le jour où le Maghreb a cessé d'être une île parce que la cloison du Sahara a commencé à l'effriter. De l'autre côté de la cloison s'étend un grand monde noir, qui attend l'étincelle de vie. Et par un hasard heureux ce monde noir se trouve être lui aussi une colonie française.
« Cette Afrique du nord, qui garde de son passé une incohérence extraordinaire, blocs berbères et blocs arabes, citadins, paysans, petits et grands ; nomades, gens qui s'ignorent, se détestent, et qui n'ont pas encore la moindre idée d'une patrie commune, tous, tant qu'ils sont, colons et intellectuels musulmans en tête, qu'arriverait-il si on les lançait à la conquête pacifique de la grande colonie noire, qui tirerait de leur venue un grand bénéfice ? Ne serons-nous pas curieux
de l'essayer ?
« Il faudrait simplement le vouloir, c'est-à-dire avoir foi en l'avenir, une vertu à vrai dire peu commune chez nous. On a peine à croire cependant que nous laissions passer une pareille occasion de forcer le Destin
».
       L'appel ainsi lancé par le savant professeur, avec la grande autorité que confèrent à la fois l'expérience et le grand savoir, sera-t-il entendu non seulement sur les « deux rives du Sahara », mais encore dans la métropole à qui reste dévolu le rôle essentiel dans cette évolution de notre politique africaine ?
       Il existait naguère un organisme qui, sous le vocable de « Conférence Nord-Africaine » réunissait annuellement dans un centre de l'Afrique du nord les hauts représentants des possessions françaises d'Afrique. Cet aréopage, qu'accompagnait une suite imposante de fonctionnaires, discutait durant plusieurs jours les questions communes aux diverses possessions, prenait des résolutions, émettait des vœux, puis, après le banquet des adieux, s'ajournait à l'année suivante.
       On a critiqué cet organisme au point de le supprimer. Certaines des critiques étaient justifiées. On reprochait surtout à la Conférence son caractère « local ». Les ministères n'y étaient pas représentés. Or, les vœux émis comportaient généralement l'engagement de dépenses à la charge du budget métropolitain et ils restaient ainsi sans suite. Cependant il serait injuste de ne pas reconnaître les bienfaits de cette institution, car elle a permis d'abattre certaines cloisons étanches, de mettre en rapports directs les directeurs de services et d'apporter à des problèmes demeurés jusque-là en suspens les solutions attendues.
       Une collaboration plus étroite s'est ainsi créée pour la mise en commun de toutes les forces affectées à la police du Sahara. De plus l'Afrique occidentale française et l'Algérie se sont unies pour faciliter la traversée du désert et des régions soudanaises afin d'attirer vers l'Afrique centrale les commerçants et industriels de France, les touristes et tous ceux qu'appelle la séduction de pays restés encore mystérieux. Au Sahara et en A.O.F. de gros efforts ont été réalisés : hôtels ou gîtes d'étapes, dépôts d'essence et de ravitaillement, ateliers de réparations, postes de T.S.F., etc. En A.O.F., où les hôtels sont encore rares, ceux-ci sont remplacés et parfois avantageusement, par des « campements », sortes de « cottages » confortables, propres, où un boy cuisinier prépare les repas à des prix incroyablement modiques.
       Ainsi donc l'Afrique occidentale française, possession sud-africaine la plus rapprochée de l'Afrique du nord, est délibérément entrée dans la voie des entreprises de nature à accroître les échanges économiques entre ces deux pays à travers le désert. Le gouverneur général de cette colonie est entièrement acquis à un tel programme et il en a donné un éclatant témoignage en invitant les commerçants algériens à se rendre en A.O.F. pour y étudier sur place les possibilités de transactions ainsi que les ressources touristiques de ces régions tropicales.
       Cette invitation ne pouvait manquer de tenter les Algériens qui luttent avec une persévérante opiniâtreté, depuis plusieurs années, contre le marasme des affaires, et dont l'esprit réaliste s'est depuis longtemps orienté vers cette Afrique noire capable d'ouvrir des débouchés illimités à leurs produits. Pour répondre à l'appel courtois du gouverneur général, la Chambre de commerce d'Alger organisa une mission qui, par la notoriété de ses membres et l'importance de son programme, marque sans aucun doute le début d'une ère nouvelle dans les relations entre l'Algérie et l'A.O.F.
       Composée de représentants des diverses Chambres de commerce d'Algérie, de délégués de syndicats commerciaux et de groupements économiques, cette mission quitta Alger le 12 janvier 1936 pour se rendre au terrain d'aviation de Joinville-Blida où ses membres ont pris place à bord d'avions militaires qui les ont transportés jusqu'au Soudan.
       Durant 45 jours, ayant couvert environ 15 000 kilomètres, les missionnaires visitèrent les centres les plus actifs du groupe des colonies de l’A.O.F. Une documentation abondante et extrêmement intéressante fut rapportée de ce voyage. Il reste maintenant à souhaiter que l'enquête très complète ainsi faite ne demeure pas dans le domaine spéculatif afin que, dans un proche avenir, l'on passe aux actes pour le grand bien et la prospérité des deux pays.
       Ainsi l'Algérie et l'Afrique occidentale française auront ouvert la voie à l'établissement de liens économiques indissolubles entre les deux possessions et répondu au patriotique désir des nombreux Français clairvoyants dont le professeur E. F. Gautier s'est fait l'éloquent interprète.