LES RAIDS CITROËN
La deuxième traversée du Sahara
EN AUTOCHENILLES
Mission Louis Audouin Dubreuil


La presse coloniale illustrée Juillet 1924
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

 

AVANT-PROPOS

    L’idée première qui a guidé les pionniers de la traversée du Sahara est née de la guerre, la guerre qui a démontré combien les ressources de l'Afrique tropicale française étaient nécessaires à la métropole, non seulement en hommes, mais encore en produits de toutes sortes, richesses naturelles qui ne pouvaient prendre leur réelle valeur que le jour où l'unification de l'Atrique française serait réalisée par l'établissement d'une liaison rapide, sûre et permanente entre nos possessions du continent noir.
    Un grand obstacle, pour arriver à de telles fins était à vaincre : le Sahara.
    Le progrès moderne ne s'accommode plus des lenteurs du chameau, seul « vaisseau du désert » connu jusqu'à présent. Quant au rail transsaharien , il n'est pas près d'être construit, car il nécessitera encore de longues et délicates études, et son exécution sera extrêmement coûteuse.
    Il paraît donc plus intéressant, sans qu'il soit utile d'y insister, de faire ressortir toute l'importance de l'utilisation immédiate des transports automobiles au désert, et l'on comprendra aisément pourquoi aucun effort ne fut épargné pour tenter de les y établir.
    L'automobile à roues peut rendre des services locaux appréciables dans les régions du Nord avoisinant le désert, où des pistes furent construites et régulièrement entretenues, et où d'autre part, les points d'eau étaient relativement rapprochés. Par contre, dans l'erg et dans la hammada, son emploi est extrêmement onéreux en raison des difficultés du ravitaillement qui immobilisait un nombre considérable de chameaux et rendait chimérique l'utilité des moyens mécaniques.
    À diverses reprises, pendant la guerre, des véhicules automobiles purent atteindre In Salah, voire même le Hoggar, mais au prix de difficultés telles qu'on ne peut voir dans l'accomplissement de ces raids que des exploits sportifs, d'un intérêt certain, mais sans lendemain.
    L'avion subit un sort semblable, et il n'est point besoin de rappeler le déplorable accident dans lequel le général Laperrine, ce grand saharien, trouva une mort affreuse.
    Si l'on on ne peut pas dire que la traversée du Sahara par un véhicule ordinaire à roues soit impossible — un tour de force pouvant toujours s'exécuter, suivant le prix que l'on veut y mettre — on peut affirmer qu'il ne s'agit, répétons-le, que de performances exceptionnelles dues à l'emploi de moyens préalables difficiles et coûteux.
    Pour surmonter les difficultés que posait, à cet égard, la nécessité d'unir les deux rives du Sahara, dès janvier 1921, les usines Citroën avaient commencé de construire, avec le concours de l'ingénieur Adolphe Négresse, des voitures munies d'appareils qui devaient leur permettre de circuler en dehors des routes. Le système adopté se composait, en principe, d'une bande de caoutchouc sans fin, sorte de rail mobile, souple et résistant, se déroulant sous la voiture, à la manière des « chenilles » que connaissent bien tous ceux qui ont lait la guerre.
    On obtenait ainsi des appareils capables de se mouvoir sur des terrains instables sans y enfoncer, sur des sols rugueux sans s'y détériorer, d'affronter des reliefs de tous ordres, tout en marchant sur routes à 40 et 45 kilomètres à l'heure.
    Les premières expériences démontrèrent suffisamment que le problème était résolu : là où une voiture avec un moteur de 40 HP. passait facilement grâce à la chenille, il fallait mettre sur une voiture à roues un moteur beaucoup plus puissant pour affronter ces mêmes obstacles, et encore n'arrivait-elle à les vaincre qu'avec l'aide des chameaux ou des hommes, ce qui prouvait que la chenille pouvait être envisagée, pour l'instant, comme le seul moyen pratique, économique et sûr pour les transports sahariens. Les voilures qui ont exécuté le premier raid, au nombre de cinq sont du type de série 10 HP. La carrosserie en a été imaginée pour donner le maximum de confort aux voyageurs ; elle comporte trois places, dont une en retrait pour loger éventuellement un guide, des coffres pour les vivres, le matériel de campement, des cartes et les munitions, car les premières voitures étaient, pour se défendre éventuellement, munies de mitrailleuses.
    Chaque voiture porte, roulée à son côté, une tente pouvant se monter en quelques minutes. Deux d'entre elles, dites de « ravitaillement », lors du premier raid, emportaient 500 à 1 000 litres d'essence ; les autres étaient munies de deux réservoirs de 120 litres chacun, totalisant 400 litres avec le réservoir d'avant, et de deux réservoirs d'eau de 30 litres.
    La préparation de ce matériel exigea des soins minutieux, de l'ingéniosité, de la patience, mais grâce à l'ardeur du personnel de toutes catégories, tous les obstacles furent surmontés.
    On en connaît les artisans, d'abord M. Citroën puis M. G. M. Haardt, ingénieur de ses usines, enfin un saharien accompli, le lieutenant Audouin Dubreuil, ces deux derniers ayant dirigé le premier raid.
    À quoi bon retracer longuement les étapes de ce premier raid, le monde entier l'a suivi, pas à pas, avec un palpitant intérêt ?
    Les cinq petites voitures, acheminées par voie ferrée d'Alger à Touggourt, terminus du rail algérien à l'orée du Grand Désert ; les essais répétés dont le succès complet contribua à donner des ailes aux pionniers qui les conduisaient, puis l'envol à travers les espaces, la traversée fulgurante d'Ouargla, Hassi-Inifel, sentinelle avancée du sombre Tademaït où la route caravanière est jonchée d'ossements, témoins de drames ignorés, enfin In-Salah la reine du désert, où de grandes fêtes, préparées en leur honneur par le Commandant Duclos, un vieux saharien, les attendaient.
    Après un court repos, la mission repart, traverse les mornes plaines du Tidikelt jalonnées, de loin en loin, par des puits : Tadjmout, Tesnou, Arrem Tit, et arrive au pied de ce mystérieux Hoggar qu'un roman à succès a mis si opportunément à la mode : là, point d’Antinéa. mais une chaleureuse réception de l’Aménokal, grand chef des touaregs du Hoggar ; un souvenir ému, à Tamanrasset, à ces deux grands précurseurs, couchés côte à côte par la vengeance du Désert invaincu, sous un tumulus : le R. P. de Foucauld et le général Laperrine. Tamanrasset marque le mitan du raid. Voici nos hommes à égale distance des oasis algériennes et des rives du Niger ombrées de gommiers bleus, sûrs désormais de vaincre, bien. que le plus dur reste à faire.
    Avec leur équipe, Haardt et Audouin Dubreuil, sans une ombre d'hésitation, s'engagent dans la partie la plus tragiquement aride du Sahara, le Tanezrouft, cet affreux désert de la soif dont l'horrible réputation est méritée par toutes les tragédies qui l'ont édifiée.
    Qu'on nous laisse espérer, maintenant que l’autochenille a magistralement conquis les espaces désertiques, la fin du long martyrologe qui, depuis le début de l'ère, a dispersé sous l'action du soleil, du vent, de l'air, les cendres de leurs victimes sur l'infini des sables.
    Miracle du Progrès ! le Tanezrouft est franchi sans incident ; les touaregs Aouellimiden sont maintenant — qui l'eut cru il y a quelques années ? — des gens paisibles. Voici Kidal, premier poste soudanais, puis le Niger, le Nil français et ses rives verdoyantes, une population noire qui fourmille autour de ces machines inconnues, ne comprenant pas encore.
    Désormais, c'est la piste qui remonte la rive gauche du Niger, une agréable promenade dans la savane claire jusqu'à Tombouctou, la grande ville soudanaise encore mystérieuse pour les profanes, avec ses « tatas » en pain de sucre hérissés et ses vastes constructions cubiques.
    C'est fini. La chenille a fait ce que des générations n'ont pu faire ; le Sahara a trouvé son maître. C’est, de tous les points du globe, une explosion de joie qui doit être bien douce au cœur de ceux qui ont « fait çà ».
    Puis pour démontrer que leur réussite n'est point le fait du hasard, Haardt et Audouin Dubreuil, après quelques jours de repos, décident de reprendre le même chemin et retraversent le Désert en sept jours, accueillis au puits de Tadjmout par leur grand patron, M. Citroën qui, en compagnie de Madame Citroën et du général Estienne, est venu à leur rencontre, pour donner l'accolade aux vainqueurs.
    Telles furent les prémisses de la première traversée automobile du Sahara, et par quoi cinq petites voitures montées par quelques hommes d'élite entrèrent dans l’histoire.
    Pionnier du désert, l’autochenille Citroën ouvre désormais très larges les portes du progrès à des contrées qui furent toujours particulièrement considérées comme déshéritées sur les continents les moins pénétrés par ses bienfaisants effets.

Georges-G. JOUTEL.

 

Le raid Louis Audouin Dubreuil
par Paul BRUZON

 

    Louis Audouin Dubreuil aurait dû raconter lui- même aux lecteurs de la Presse Coloniale Illustrée la belle histoire de son second raid de la Méditerranée au Niger, mais l'intrépide voyageur étant reparti pour le Sahara, ce soin m'incombe.
    J'en suis confus, même inquiet. Audouin Dubreuil le sportif, est en effet doublé d'un fin lettré qui manie avec une égale dextérité plume ou volant et il est aussi malaisé de prendre sa place devant une feuille de papier blanc, qu'à la direction d'une automobile. J'ai pourtant accepté de le faire parce que j'y trouve une occasion de parler non seulement de l'œuvre, mais du caractère et de la personnalité d'un ami qui m'est très cher.
    Me pardonnera-t-on de commencer cet article en évoquant quelques souvenirs personnels ? Pensant ne pouvoir le mieux présenter à mes lecteurs, je voudrais tout simplement raconter en quelles circonstances il me fut donné de connaître Louis Audouin Dubreuil.
    C’était en 1916. Après avoir été blessé aux Dardanelles, j'assumais alors les fonctions de médecin-chef du secteur de Ben Gardane, dans l’Extrême-Sud tunisien.
    Journée tragique. Le simoun hurle et gémit en secouant les oliviers et les palmes. Le sable crépite sur les vitres de mon bureau où je me suis réfugié avec un camarade et d’où nous essayons de voir à travers un brouillard opaque, d’un rouge de brique, le ciel sinistre et vide. C’est un de ces ciels hostiles, déments, plus perfides que la mer en furie, un ciel que désertent tous les oiseaux, même les plus intrépides. Soudain nous entendons pourtant retentir le bruit d'un moteur d’avion. « Le bougre qui vole par ce chien de temps n'a vraiment pas froid aux yeux », me dit mon camarade. Ce bougre-là était le lieutenant pilote Audouin Dubreuil. Parti le matin même du camp d'aviation de Zarzis pour effectuer une reconnaissance du côté de Meched Salah il avait été surpris par la tourmente.
    Nul ne saura jamais quelle fut ce jour-là l'âpreté de sa lutte contre le vent. Il faut un rare sang-froid pour continuer à voler dans ces conditions. À bon droit d’autres se fussent enorgueillis de cette victoire, mais Louis Audouin Dubreuil est de ceux qui réalisent des tours de force sans même avoir l'air de s’en apercevoir. Quelques minutes plus tard il venait me demander l’hospitalité car la rupture d’un tendeur l’avait enfin forcé d’atterrir. Il était aussi calme qu’un touriste descendant d’un confortable sleeping-car. Les circonstances de cette rencontre font pleinement ressortir la maîtrise de soi-même et la modestie qui sont les qualités foncières d’Audouin Dubreuil.
    Les hasards de la vie militaire ne devaient pas tarder à transformer en solide et durable amitié des relations commencées sous d’aussi bons auspices. Au début de 1917 Audouin Dubreuil était appelé à organiser sur le plateau de Métameur, le camp central des tracteurs mitrailleurs dont le type mis au point par le Commandant de Lafargue, allait contribuer si utilement à la pacification du Sud.
    Quelques mois plus tard je prenais la direction du Service de Santé du front Tuniso-Tripolitain et j'allais me fixer à Medenine. Mes fonctions nouvelles impliquaient la pratique de la chirurgie d'urgence sur un immense territoire s’étendant vers le sud jusqu’à Déhibat et vers l’ouest jusqu’au Djerid. Il me fallait pour cela des moyens de transports rapides et sûrs. L’avion seul me parut vraiment pratique. Audouin me donna le baptême de l’air. J’eus encore maintes fois recours à lui quand mes autos sanitaires devaient aller chercher des blessés dans certains endroits qui n'étaient point de tous repos et où le dédain des lois de la guerre pratiquée par nos ennemis m’interdisait de les aventurer sans soutien.

 


    Mon amitié pour Louis Audouin Dubreuil est donc faite du ciment le plus solide qui puisse lier deux cœurs d’hommes, les dangers vécus côte à côte. J’y ajoute une reconnaissance éternelle envers l’intrépide et loyal compagnon dont la collaboration m’a si souvent permis de sauver des vies humaines.
    Cette amitié est faite d’autre chose encore : notre amour commun pour le Sud.
    J’ai dit qu'Audouin Dubreuil était un homme d'action : c'est aussi un délicat rêveur. Une telle nature devait profondément ressentir l'âpre beauté du bled africain. Il fut envoûté dès les premiers jours et dès les premiers jours, la solitude agissant sur lui avec la puissance d'un aimant il songea à la possibilité de ses grandes randonnées futures.
    Combien d'itinéraires n'avons-nous pas tracés, tous les deux, sur une carte clouée aux parois de la baraque Adrian dans laquelle il habitait alors, dans le camp de Métameur !
    Notre doigt s’arrêtait parfois sur des points tristement célèbres, ceux où tombèrent tour à tour Camille Douls, Flatters, Motolinski, Copollani, le Marquis de Morès, plus au sud Aube, Bonnier, Lamy, Moll, combien d'autres encore dont les stèles funéraires marquent les grandes étapes de l'expansion française. Que de morts ! Que de noble sang répandu !...
    Mais la liste funèbre n’était point close. Le 15 Septembre 1916, nous dûmes y ajouter les noms de deux des nôtres, le Colonel Lebœuf et le lieutenant-pilote de Chatenay, disparus dans l’Erg Oriental à la suite d’une panne d’avion. Quelques semaines plus tard, le 1er décembre, les échos du Sud nous apportaient la nouvelle de l'assassinat du Révérend Père de Foucault, tombé à Tamanrasset, en plein Hoggar. En mars 1920, un accident semblable à celui du Colonel Lebœuf, coûtait la vie au Général Laperrine.
    Seule une liaison rapide et sûre à travers les grandes solitudes sahariennes pouvait mettre fin à de semblables hécatombes.
    Audouin Dubreuil en était convaincu. Virtuose du volant, sachant faire rendre au moteur à explosions son maximum d’action, mon ami pensait en outre qu’il n’était point chimérique de fonder à ce sujet de vastes espérances sur l’emploi rationnel de l'automobile.
    Je me souviendrai toujours du ton presque inspiré, je serais tenté de dire prophétique, avec lequel il parlait déjà de ces choses quand nous causions tous les deux sur le plateau pierreux de Métameur, en admirant les incendies du soleil couchant, derrière la muraille verticale du Djebel Matmata.
    « Des voitures à carrosseries robustes, actionnées par de bons moteurs et montées sur un système de propulsion défiant tous les terrains, voilà ce qu'il nous faudrait, disait-il. Avec cela on pourra convoyer et dépanner les avions, même dans les régions les plus complètement inhospitalières. Avec cela on possèdera surtout le moyen pratique d’assurer la sécurité des pistes et de porter secours à nos postes ».
    Audouin Dubreuil s’exprimait comme un véritable apôtre. Mais c’était bien autre chose encore quand nous survolions le bord oriental de l'Erg ou quand nos tracteurs couraient sur la piste de Remada, au pied des énormes falaises du Dahar ; alors, véritablement envoûté par les mirages du plus grand Sud, mon ami eût voulu ne jamais revenir en arrière.
    Dès cette époque deux audacieuses reconnaissances lui permirent de se familiariser avec ce Sahara qu'il rêvait de vaincre.
    La première, conduite par de Lafargue avait comme objectif la région de Rhadamès. Elle s’effectua avec succès à travers un pays en pleine révolte.
    La seconde fut la mission Saoura Tidikelt organisée en 1919 sous le commandement du chef de bataillon Bettembourg. La mission Saoura Tidikelt était mixte, composée d’avions et d’automobiles.
    Audouin Dubreuil commandait ces dernières. Il les conduisit au Batem de l'Anket, à 1 200 km nord du Niger.
    Pendant qu’il s’initiait à la vie saharienne, acquérant sur place une expérience précieuse, deux hommes pensaient aussi en France au grand problème des liaisons transafricaines. Ces deux hommes s'appelaient André Citroën et Georges Marie Haardt.
    Le premier, industriel aux larges vues, comprenant les questions de production selon les meilleures formules américaines, venait de donner ses preuves en inaugurant la fabrication des obus en série et en s'occupant de la mise au point des méthodes de ravitaillement appliquées aux usines de guerre.
    L’autre, son collaborateur et son ami, mettait ses qualités d’initiative, ses connaissances techniques et son extraordinaire puissance de travail au service des liaisons interalliées.
    Tous deux avaient été frappés de ce fait que l’Afrique française était encore divisée en plusieurs tronçons n’ayant les uns avec les autres que des rapports précaires et intermittents, tous deux comprenaient que ce fâcheux état de choses devait être imputé à l'existence du Sahara, barrière formidable, mer de sable et de terres arides interposées entre deux régions fertiles, riches en produits de toutes sortes et fécondes en hommes, la France arabo-berbère qui forme le rivage méridional de la Méditerranée et la France noire qui s'étend jusqu'au cœur de la grande forêt équatoriale. Ayant eu maintes fois l'occasion de constater à quel point ce hiatus nuisait à nos intérêts les plus impérieux, surtout à une époque où les sous-marins allemands infestaient l’Atlantique, tous deux songeaient à la possibilité d'y remédier.
    Au lendemain de la guerre André Citroën transformait ses usines d’obus du quai de Javel pour les employer à la construction des automobiles en série. Ce fut alors qu’il eut l’occasion de s’intéresser au propulseur à chenilles inventé en Russie, par un Ingénieur français, M. Adolphe Kegresse.
    M. Kegresse avait créé la chenille souple pour lutter contre la neige.

 


    Devant les résultats obtenus, André Citroën eut une de ces intuitions qui sont souvent à la base des grandes découvertes humaines. Il assimila le sable à la neige. Même pulvérulence, mêmes indices de tassement, mêmes réactions moléculaires. Donc la chenille efficace dans la steppe sibérienne devait l’être aussi dans les dunes du Sahara.
    Des expériences furent faites, d’abord dans la forêt de Fontainebleau ; elles permirent d’adapter l’un à l’autre chenille et moteur, puis d’étudier une carrosserie adéquate. De tous ces travaux devait sortir la dix chevaux victorieuse du Sahara dont le type glorieux est actuellement au Musée de l’Armée, aux Invalides.
    Des essais de plus large envolée étant devenus nécessaires, Audouin Dubreuil en fut chargé. Il y procéda au cours de l’hiver 1921-1922, entre Touggourt et Ouargla.
    Cette première mission d’études devait avoir une portée incalculable.
    Ce qu’elle fut, André Citroën va lui-même nous le dire. Écoutons-le :
    « … Plusieurs milliers de kilomètres furent couverts en terrains des plus variés ; des observations précieuses furent faites en cours de route permettant d’apporter d’heureuses modifications aux voitures du raid, notamment en ce qui concerne la protection contre le sable et la consommation d'eau, qui put être réduite à zéro par l'adjonction de condenseurs et de faisceaux d’ailettes latérales sur les radiateurs. L'expérience entraînait aussi des modifications aux roulements à billes, des changements à la forme des chenilles, bref quantité de petits remaniements qui furent autant d'améliorations à la structure de nos véhicules.
    « Le matériel avait été ramené à l’Usine où mes ateliers procédèrent à cette mise au point.
    « La mission d’essai de 1922 avait joué le rôle d'une véritable expérience de laboratoire, et une fois de plus nous pouvions constater les résultats très appréciables de la méthode scientifique appliquée aux réalisations industrielles. »
    Tout étant prévu, organisé, mis au point, le raid Touggourt-Tombouctou pouvait s’accomplir.
    Je ne dirai rien ici de ce magnifique voyage, triomphe de deux qualités si française, l’esprit de méthode et l’énergie individuelle. Il est désormais classique. Georges Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil l’ont eux-mêmes raconté dans un livre plein de pages savoureuses, un de ces livres à la fois agréables et substantiels qui constituent un véritable événement littéraire et qui méritent leur gros succès, non seulement à cause du sujet qu’ils traitent, mais encore en raison de la façon dont ils le traitent.
    Si vous n’avez point encore lu « La première traversée du Sahara en automobile » lisez-le et vous me direz si je n’ai pas raison.

 


    Rappelons simplement ici que les hardis pionniers partirent de Touggourt le 16 décembre 1922 pour arriver à Tombouctou le 7 janvier 1923, puis qu'ils reviennent par le même itinéraire après avoir accompli une très belle excursion de chasse en chaland jusqu'à Ansongo sur le Niger. Ayant retrouvé leurs voitures à Bourem le 10 février ils faisaient leur entrée triomphale à Touggourt le 6 mars.
    Le Sahara était vaincu. Abstraction faite des journées de repos et d’un court séjour au Hoggar dont Georges-Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil profitèrent du reste pour recueillir des documents littéraires d'un grand intérêt, ce raid incomparable était accompli aller et retour en trois semaines de marche effective.
    C’était merveilleux, mais André Citroën et ses collaborateurs rêvaient de faire mieux encore.
    Partant de Touggourt, l'itinéraire suivi côtoyait les limites orientales du Mzab, touchait Ouargla, suivant l’Oued Mya, traversait le Tademaït, puis, au-delà d’In-Salah, le Mouydir. Il franchissait les contreforts occidentaux du Hoggar, s'engageait en plein Tanezrouft et atteignait le Niger à Bourem pour remonter sur la rive gauche du fleuve jusqu’à Tombouctou. Ceci représente un impressionnant ruban de plus de 2 5oo km en terrains souvent très difficiles.
    N’était-il pas possible d’accéder à la capitale soudanaise par une voie plus courte, moins ardue, donc plus rapide ? L’étude de la carte permettait de l'espérer. S'y reportant, en effet, beaucoup plus à l'ouest, vers la Saoura, si on trace une ligne partant de Colomb-Béchar pour aboutir à Tabankort, au sud du massif montagneux des Iforas, on trouve un itinéraire presque naturellement jalonné par Beni-Abbès, Adrar, Taourirt et Ouallen, sur lequel le curvimètre donne une économie de près de cinq cent kilomètres.
    Cet itinéraire était-il praticable pour des automobiles ?
    Le problème méritait d’être approfondi.
    Une première reconnaissance effectuée dans la direction d’Ouallen par les fils du Général Estienne pilotant cinq autochenilles munies de remorques fit espérer qu’on pouvait répondre par l’affirmative.
    C’est alors que fut organisée aux usines Citroën la deuxième traversée du Sahara.
    Par suite de certaines circonstances n'ayant rien à voir avec le développement logique de ce récit, la décision ayant été prise brusquement, il fallut procéder avec une rapidité qui tient du prodige. En moins d’un mois tout fut prêt et Louis Audouin Dubreuil arrivait à pied d’œuvre. Il emmenait trois voitures, quatre de ses mécaniciens avaient déjà participé au premier raid. Encore une fois ces hommes étaient résolus à triompher. Ils s'élançaient pleins d'espoir vers l'inconnu, leurs volontés réunies, tendues vers un but unique formaient un bloc homogène et solidaire.
    Audouin Dubreuil emportait pourtant le regret de ne pas partager ces nouvelles fatigues avec Georges-Marie Haardt que d'autres devoirs appelaient alors aux États-Unis.

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    Un hasard heureux me fait retrouver une partie du carnet de route d’Audoin-Dubreuil. Ce sont des feuilles de format divers, pour la plupart écrites au crayon. Quelques-unes sont froissées et même maculées d’essence et d’huile. Rien n’est émouvant comme leur rude aspect. On comprend qu'elles ont été rédigées en cours de route, dans la fièvre de la lutte.
    Puis-je mieux faire que de leur emprunter de larges citations ?
    C'est d'abord, à la date du 21 janvier, une pieuse pensée pour une morte, celle qui fut l'alouette harmonieuse du Sahara et dont les beaux livres ardents, pleins de soleil, ont jadis exercé une grande influence sur Audouin Dubreuil.
    « … Il est neuf heures du matin. Nous avons roulé une partie de la nuit dans la solitude désolée des hauts plateaux où sanglotait un vent glacé qui courbait les tiges souples de l’alfa. Maintenant le ciel est bleu, l’horizon très pur. Voici Ain-Sefra, voici les dunes blondes au pied desquelles repose Isabelle Eberhardt. Isabelle Eberhardt, l’intrépide voyageuse, la nomade, l’errante, jamais lasse et toujours poussée par la nostalgie des horizons nouveaux, Isabelle Eberhardt qui sut si bien parler de ces grands pays vides et lumineux où son âme flotte peut-être à présent, avec les parfums du driss et les effluves du mirage, Isabelle Eberhardt qui eut aimé nous suivre et qui nous aurait sans doute compris avec tout son cerveau, tout son cœur, tous ses sens... »
    Il semble que ce soit là une sorte d’exergue et qu’Audouin Dubreuil ait voulu mettre son voyage sous la protection d’une fée tutélaire.
    Il quitte Colomb-Béchar dans la nuit du 23 au 24 janvier.
    « … Une assez bonne piste nous conduit rapidement jusqu'à Taghit où nous arrivons aux premières lueurs de l’aube pour continuer ensuite vers Igli. Parcours monotone et sinueux, mais égayé par de jolies échappées sur l’Erg Occidental dont les grandes dunes se silhouettent, mauves et roses au soleil levant. Nous passons en deux points dangereux où les pillards marocains viennent souvent attendre les caravanes.
    « Igli est un ksar pittoresque dans une petite palmeraie. Jusqu’à Beni-Abbès le parcours devient très intéressant et très varié. C’est avec émotion que je revois Beni-Abbès, où j’ai déjà eu le plaisir de m'arrêter en 1919 avec la mission Bettembourg. Ce joli bordj qui domine la Saoura aux tons fauves est lui-même dominé par d'immenses dunes blondes. Réception cordiale : c’est la bonne hospitalité traditionnelle de nos officiers des cadres sahariens. »…
    La mission quitte Beni-Abbès vers 16 heures.
    Les officiers du poste ne peuvent se défendre d’une forte émotion, bien légitime d’ailleurs, en voyant nos trois petites voitures partir directement pour le Soudan, à leurs yeux si lointain.
    Mais reprenons le carnet d’Audouin-Dubreuil :
    « … À partir d’ici, j’ai décidé d’emprunter la vallée de la Saoura.
    « Nous passons devant l’ermitage du Père de Foucauld, très pieusement entretenu par la garnison de Beni-Abbès. Cette humble demeure, où vécut pendant plusieurs années le saint homme, me rappelle ce bordj de Tamanrasset où l’attendait une mort tragique, et que nous visitâmes en passant au Hoggar. La grande figure du Père de Foucauld domine tout le Sahara français.
    « Un grand vent du sud-ouest a commencé à souffler avant notre arrivée à Beni-Abbès. Il augmente d'intensité. Malgré tout, nos petites voitures arrivent à se glisser rapidement à travers des dunes mouvantes qui rendent le passage de plus en plus difficile. Succession de petits ksour et de palmeraies. La région est très peuplée. Comme il est facile de s’en rendre compte, les habitants n’ont jamais vu de phares d’automobiles ; quand la lumière des nôtres les atteint, leur stupeur est immense, jamais je n’ai surpris chez les indigènes un pareil étonnement.
    « Pendant un court arrêt, comme j’ai donné à quelques-uns d'entre eux des cigarettes, ces braves gens essayent tranquillement de les allumer en les approchant du verre de nos phares.
    « Le vent redouble. Nous nous arrêtons pour prendre quelque nourriture à l’abri d’un énorme talus couronné par de grands léthels. Cet écran naturel contre lequel se rue la tempête n'empêche pas nos boîtes de conserves d'être bientôt remplie des sable… »
    La nuit vient. Audouin Dubreuil décide de continuer dans les ténèbres. Il faut se diriger à la boussole.
    « … Mais voici devant nous de grands fantômes sinistres qui sont d’immenses dunes. Force nous est de les contourner par l'ouest ; alors nous nous butons au pied d'une falaise géante. Il faut faire demi-tour et revenir en arrière jusqu'à la lisière est de la Saoura. Le vent est si violent que nos traces s'effacent à mesure qu’elles s’impriment. Deux de mes voitures qui ne suivent pas d’assez près s’écartent et prennent une direction opposée à la nôtre ; je peux heureusement les rallier par quelques coups de carabine.
    « Courte halte avant l’aurore. Reconnaissance à pied de différents passages. Grâce à la ténacité de mes mécaniciens et à l'excellence de mes autochenilles, j'ai pu triompher de ce passage difficile... »
    Les explorateurs sont heureusement récompensés de leurs peines par la beauté de certains paysages. Témoins les environs du ksar de Kersas où ils passent dans la journée du 25 janvier.
    « … 25 janvier. — Aujourd’hui nous sommes passés au pied du ksar de Kersas. C’est un des plus beaux sites sahariens que je connaisse. À cet endroit la Saoura se rétrécit ; elle est dominée par de hautes montagnes et par des dunes immenses ; le ksar couronne une falaise rouge semblable à une énorme molaire frottée de laque, dont la base serait enchâssée dans une gencive tuméfiée et blafarde, formées par de grandes vagues d'un sable impalpable et pulvérulent. Le vieux ksar de Kersas a derrière lui une longue histoire guerrière et mystique. Il fut pendant longtemps le Mont Salva d’une secte religieuse farouche, hostile à tout compromis avec les étrangers. Aujourd’hui, ses habitants ont appris à mieux nous connaître. Le Caïd nous reçoit très aimablement ; son dénuement est immense. Dans ce coin perdu des solitudes sahariennes où la moindre chose venant des régions civilisées prend à ses yeux l’importance d’un véritable trésor, il est enchanté quand je lui fais cadeau d’un bidon vide.
    « À une quarantaine de kilomètres de Kersas s'élève sur une haute falaise le curieux village d'Oumech. Ce site est, lui aussi, grandiose et sauvage. Les habitants d’Oumech sont plus méfiants que ceux de Kersas ; aucun d’eux n’ose approcher de nos voitures. »…
    Quittant la vallée de la Saoura, la mission va couper au plus court et se diriger sur Ksabi. Les voitures éprouvent beaucoup de difficultés pour atteindre au haut de la falaise un plateau de reg dur qui va leur permettre de faire un peu de vitesse.
    La nuit tombe.
    C’est l’occasion pour Audouin Dubreuil de noter encore les traits essentiels d’un fort beau paysage.
    « … La nuit arrive. C’est derrière le rebord d'une falaise, à l'abri d'un vent glacé, que nous prendrons quelque nourriture. La lune se lève. Elle bleuit au-dessous de l'endroit où nous nous trouvons, les sables blafards de la Saoura. Vision grandiose ; paysage aux lignes simples, mais d'une harmonie magnifique faite de tons rares qui se fondent comme dans certaines peintures de l'école impressionniste. »…
    Plus loin nous lisons cette simple ligne :
    « Pour redescendre dans la vallée de la Saoura il faut aménager un passage à la pelle. »
    Vraiment on ne sait ce qu'il faut le plus admirer ou de l'indomptable énergie des explorateurs ou de leur modestie si grande se contentant de rappeler par une incidente de quelques mots les énormes difficultés qu'il leur a fallu vaincre !
    Vers 4 heures Audouin Dubreuil arrive à Adrar.
    Entre Adrar et Tessalit c'est l'inconnu. On peut craindre d'y trouver des obstacles imprévus, peut-être insurmontables. Heureusement, il n'en est rien, au contraire. Au cours des journées du 27, du 28, du 29 et du 3o janvier, la marche s'effectue pendant 1 000 kilomètres sur un terrain plat et généralement dur mais d'une monotonie désespérante, simplement jalonné par la petite palmeraie de Taourirt et par le puits de Ouallen.
    Audouin Dubreuil note que « ce parcours offre une piste excellente à n'importe quel modèle de véhicule à traction mécanique et que les voitures à roues y peuvent atteindre leur maximum de vitesse ».
    Cette constatation n'est pas sans importance ; on le comprendra sans peine. Il se peut qu'elle ait dans un avenir prochain une grosse influence touchant l'aménagement possible d'une piste automobile à travers le Sahara Occidental.
    Audouin Dubreuil rejoint son itinéraire de 1923 au puits de Tabankort. Il y retrouve la steppe et la brousse soudanaise et va rouler désormais jusqu’à Tombouctou à travers des régions qui lui sont déjà familières.
    Mon ami peut savourer par anticipation toutes les joies du triomphe.
    Il goûte les vives émotions de la chasse.
    Antilopes et gazelles viennent apporter-un supplément au régime jusqu'alors un peu frugal des explorateurs. Ceux-ci trouvent également l'occasion de poursuivre également d'autres animaux.
    Arrêtons-nous au récit fort bien venu d’une chasse au phacochère :
    « … Le 31 au soir, à la tombée de la nuit, un troupeau de phacochères est soudain débusqué par le bruit de nos moteurs ; ils se débandent affolés. Nous nous lançons à la poursuite du plus gros : un vieux mâle aux défenses énormes, dont la silhouette évoque le souvenir des monstres antédiluviens. Cette chasse à courre d’un nouveau genre, où molosses et palefrois sont remplacés par des chevaux-vapeur, va se terminer par la mort du monstre, qui agonisera en beauté, dardant ses petits yeux pleins de flamme sur mon radiateur et prêt à charger cet ennemi inconnu pour le pourfendre de ses défenses énormes. »»
    Quelques heures plus tard la mission atteindra le fort de Bourem et sous la caresse du clair de lune, le cours argenté du Niger lui souhaitera la bienvenue.


    Le 2 février, c'est l’entrée triomphale à Tombouctou.
    « La capitale du Soudan nous réservait le même accueil enthousiaste que l’année dernière ; toute la population nous acclame, heureuse de voir que nous lui avons tenu parole et que pour la seconde fois les autochenilles Citroën sont venues lui rendre visite. »
    Après un court séjour à Tombouctou, séjour agréable, malgré une chaleur torride, d’ailleurs excessive pour la saison, Audouin Dubreuil et ses compagnons reprennent par la nouvelle voie saharienne la route de l'Algérie et de la France.
    Ils franchissent en 7 jours les 2 000 kilomètres qui séparent le Niger de Colomb-Béchar.
    « Notre joie fut grande, écrit alors Louis Audouin Dubreuil, d'être reçus à Colomb-Béchar par le commandant Depommier venu à notre rencontre sur une autochenille militaire. Cet officier nous apportait les souhaits de bienvenue du colonel Dinaux, commandant supérieur des territoires d’Ain-Sefra. »
    « Comme Ouargla l’an dernier, Colomb-Béchar fêta brillamment notre retour et nous remîmes au receveur des postes le premier courrier postal ayant franchi le Sahara en automobile par la grande voie de l’ouest. »
    Je voudrais ne rien ajouter aux différents extraits que l’on vient de lire, mais il me faut pourtant terminer cet article en essayant de tirer de la seconde traversée du Sahara en automobile les conclusions qu'elle comporte.
    D’aucuns s’obstinent à considérer les deux beaux voyages de Haardt et d’Audouin Dubreuil comme de simples performances sportives.
    À mon avis c’est les méconnaître.
    Outre qu’il honore grandement l’industrie française et qu’il ait montré, par le bel exemple d’une élite, le plein rendement de quelques-unes de nos principales qualités nationales, le triomphe renouvelé des autochenilles appelle en effet un certain nombre de considérations essentiellement pratiques et il n'est point déraisonnable de se fonder déjà sur lui pour prédire une heureuse transformation dans la vie militaire, politique, administrative et même économique de l’Afrique Française.
    Au point de vue militaire, l’auto saharienne permet de transporter rapidement et n’importe où des forces de police suffisantes pour assurer la sécurité des pistes et pour réprimer les actes de brigandages. Grâce à ce « croiseur du désert » muni d’une ou deux bonnes mitrailleuses et monté par un équipage bien entraîné, nous n'aurons bientôt plus à craindre des faits lamentables comme le massacre d'une colonne volante ainsi que cela se produisait encore voilà quelques mois entre Tombouctou et les salines de Taoudeni.
    Les points de vue politiques et administratifs découlent du point de vue militaire. Dans un pays complètement pacifié, les populations sentiront plus directement les bienfaits d'une tutelle bienveillante et la liaison constante entre les différentes parties de notre empire africain permettra de les gouverner avec une unité de direction encore impossible.
    Le point de vue économique ouvre des horizons plus vastes encore. Un fait est maintenant indéniable : désormais le point extrême du rail algérien ne se trouve plus qu'à quelques jours du Niger. Bientôt sans doute des convois automobiles réguliers rejoindront cette antenne. Ne faudra-t-il pas les considérer comme de sérieuses amorces à la réalisation du transsaharien ?...
    L’idée du transsaharien n'est point neuve puisqu'elle a été émise dès 1878 par l'ingénieur Duponchel ; mais elle restait encore jusqu'ici dans le domaine assez vague du possible. Le triomphe de l’automobile lui donne de manière incontestable une impulsion nouvelle. L’automobile sera le fourrier de la locomotive. Elle en est déjà l’annonciatrice.
    N'est-ce point ici le moment de poser une question singulièrement brûlante ?
    Le Sahara paiera-t-il ?... selon la pittoresque et forte expression anglo-saxonne ?
    Je trouve la réponse dans les notes de mon ami Audouin Dubreuil et ne puis m’empêcher de citer les phrases suivantes qui sont annexées à son carnet de route.
    « … Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il ne faut jamais désespérer d'une terre, si pauvre semble-t-elle être. Les Russes s'en sont aperçus à leurs dépens quand ils vendirent pour une bouchée de pain aux États-Unis les solitudes glacées, mais à leur insu pleines d’or, de l’Alaska. Comme l'Amérique pré-polaire, l'Afrique moyenne peut réserver des surprises. Un Jules Verne, un Wells habiles aux jeux des anticipations, nous diraient qu’il suffit d’une découverte scientifique, moyen pratique de régulariser la répartition des dépressions atmosphériques, ou encore de capter les énormes forces caloriques représentées par la chaleur rayonnante, pour faire du Sahara une source de prospérité et de richesses. Sans aller jusque-là, on peut penser que son sous-sol n'a pas encore dit son dernier mot, soit au point de vue minier, soit au point de vue hydraulique »…
    Voilà évidemment une façon assez originale d’envisager la question ; mais ne se peut-il pas qu’Audouin Dubreuil ait raison ?... En tout cas, d’autres avant lui ont caressé de telles espérances. Sait on que le pauvre et grand Flatters était persuadé que le Hoggar devait recéler des richesses minérales considérables ? Il étayait cette conviction sur des textes anciens où il est parlé des gemmes que les carthaginois d'abord, les romains ensuite, recevaient du Sud par caravane et aussi sur l’identité de certaines formations géologiques propres aux montagnes sahariennes avec les terrains à pierres précieuses du Transvaal.
    Avant Flatters, cette opinion avait été également celle de Duveyrier qui parlait souvent des « émeraudes et des saphirs » du Sahara comme de réalités indiscutables. On peut croire que Duveyrier se laissait emporter par son imagination et qu’il obéissait à la fougue impérieuse de sa belle jeunesse. Mais, durant son dur et long voyage vers Tombouctou où il devait arriver les pieds ensanglantés, les gencives tuméfiées par le scorbut, presque mourant d’inanition et de fatigue, René Caillé ne fut-il pas soutenu et réconforté par l'idée de pouvoir bientôt contempler une ville magnifique, pleine de richesses, comparable à Ninive, à Babylone ou mieux encore aux anciennes capitales du Mexique et du Pérou dont on venait de découvrir alors les somptueuses ruines ? En vérité, à la place de son beau rêve, René Caillé rencontrera une grande bourgade de boue ! qu'importe, il sait combien fut beau le passé de cette métropole déchue et c'est sur le ton d'une conviction inébranlable qu'il affirmera sa foi dans l'avenir économique du Soudan Français.
    En ce qui concerne le Soudan, les espérances de René Caillé sont en bonne voie de réalisation. Pour le Sahara, évidemment, le point d’interrogation subsiste encore ; mais, même si les rêves de Duveyrier et de Flatters, si les anticipations d’Audouin Dubreuil n’étaient qu’utopie en ne considérant le Sahara que comme une région de passage à tout jamais incapable d’un rendement économique intéressant, qui oserait contester l’énorme avantage de pouvoir soustraire le transport d’une partie des denrées coloniales de l’Afrique Occidentale et de l’Afrique Équatoriale aux grands risques de la mer ?...
    Une autre belle réalisation pratique peut encore découler de la victoire remportée sur le désert par la traction mécanique. Celle-ci concerne le tourisme. Elle a donc une valeur à la fois esthétique et éducative.
    L'Afrique recèle des sites incomparables. Il en existe même dans ses solitudes les plus désolées, il en existe plus encore sur le bord de ses fleuves majestueux et dans ses forêts profondes. L'Afrique est aussi le pays rêvé des grandes chasses, elles nourrit une faune à la fois nombreuse et variée et peut procurer aux nemrods intrépides des sensations inoubliables. Jusqu’alors, en dehors des fonctionnaires des cadres coloniaux, bien rares étaient les heureux privilégiés qui trouvaient loisir d’y voyager.
    L’automobile en rend l'accès plus facile. Ne va-t-elle pas contribuer à la faire mieux connaître ?
    Hier, grâce aux exploits de Georges-Marie Haardt et de Louis Audouin Dubreuil, on pouvait déjà l'espérer. Aujourd'hui c'est chose faite. Sous l'impulsion féconde, avec les encouragements et l'appui d'André Citroën, une société de transports réguliers s'est constituée grâce à laquelle il sera possible d'aller dès l'hiver prochain non seulement jusqu'à Gao, jusqu'à Tombouctou, mais même au-delà de Niamey, dans la magnifique région du W où abondent l’éléphant, le buffle et la grande antilope.
    Voilà donc réalisé un des résultats pratiques de la double traversée du Sahara en automobile par Georges-Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil. Les deux voyageurs peuvent en être fiers, mais ce serait mal les connaître que de croire qu’ils ne songent plus qu’à se reposer sous leurs lauriers. C’est le propre de tels hommes que de ne jamais rencontrer le bout de leur tâche. Est-il indiscret de faire connaître ici qu'ils se préparent en ce moment à se surpasser eux-mêmes ? Sous leur direction, l’autochenille achèvera bientôt cette conquête de l’Afrique qu’elle a déjà si brillamment commencée. Souhaitons leur bon voyage en attendant de pouvoir célébrer un nouvel effort où les jeunes hommes de notre race trouveront encore une admirable leçon d’énergie.

Paul BRUZON.