Joseph PEYRÉ
1892 – 1968

 

 

Joseph PEYRÉ (1895/1968), Prix Goncourt 1935 pour Sang et Lumière, était de la race des écrivains sédentaires au long cours, des reporters à domicile, des grands voyageurs autour de leurs chambres. De ceux pour qui le mot « romancier » rimait avec « artisan ». Un ouvrier des lettres méticuleux, au stylo bien en main, documenté comme le sont les écrivains formés à l’école du journalisme. Du genre romanesque réaliste, son style volontairement dépouillé obéit à quatre principes fondamentaux : simplicité, clarté, beauté, précision. Sa règle d’or, écrire le moins pour en dire le plus. Soucieux de divertir par l’exemple, l’œuvre de PEYRÉ construit au fil des romans une éthique sociale fondée sur la « mystique de la fonction ». Confrontés à l’âpre réalité des conditions géographiques, c’est par l’action que les personnages révèlent leur grandeur. Frison-Roche choisit d’initier le lecteur aux vertus de la montagne. Pour PEYRÉ, ce sera le Sud-Sahara.
Joseph PEYRÉ connut la célébrité avec L’Escadron blanc, premier volet, récompensé du Prix de la Renaissance 1931, année de l’Exposition coloniale de Vincennes, d’un cycle saharien où il ne chante pas tant la gloire de l’Empire que la geste des méharistes. Premier (dans l’ordre chronologique des histoires) de la trilogie, Le Chef à l’étoile d’argent (Prix Carthage 1934, Grasset 1951, Le Livre de Poche 1973) est aussi le plus épique. « Ce livre, souligne la dédicace, est le roman d’un chef et de deux hommes dans la guerre saharienne qui, l’année de Verdun, souleva le désert. Je le dédie aux combattants de Djanet et de Fort Polignac. Puisse-t-il, en attendant l’histoire de cette guerre ignorée, rappeler leur sacrifice, et donner la mesure de leur force. « À l’aube de la bataille de Verdun, tout le Sahara français se soulève. De la mer de Tunisie au Niger, sur une ligne de douze cents kilomètres – la distance de Paris à Naples –, la guerre sainte est proclamée. Les tribus Hoggar entrent en dissidence, soutenues et ravitaillées par les Empires centraux depuis les forts de la grande Syrte. Le père de Foucauld est assassiné à Tamanrasset, prélude à la restauration de l’Empire du Madhi. Fort Djanet tombé, Fort Polignac et Fort Flatters sont à leur tour menacés. Qu’ils tombent et « tout notre Sahara pouvait passer aux mains des rebelles. » Il neige sur Vaux et Douaumont. Stationnée aux confins de la Tripolitaine dans l’attente d’une mission, la Compagnie saharienne de Tidikelt ronge son frein. Enfin le maréchal des logis Le Brazidec reçoit l’ordre de partir à la rencontre de Kel Harrir, chef de l’insurrection sénousiste. Le Brazidec, toujours flanqué de Salem Chaambi et Driss l’Ifora, est une légende vivante chez les méharistes, le seul à avoir traversé l’Erg Chèche. La traque durera des mois, par 60° de chaleur à l’ombre, hommes et bêtes en proie au scorbut, à la faim, à la soif. Des mois avant la victoire sur une armée de fantômes, évanouie dans les dunes au premier accrochage. Ainsi sont les guerres du désert... À Verdun, le pilonnage a commencé. Le Brazidec rejoindra son régiment sur le front de France, la boue remplacera le sable sur son visage, les brodequins cloutés ses sandales de cuir. « Mais personne ne le voyait, et personne sur ce front-là, ne connaissait le Chef à l’étoile d’argent. »
« Urgent priorité. – T.O.1451 SC – 90 fusils Ould Abidine sortis du Draa 20 septembre, en direction puits Iguidi – Stop – Faire connaître effectif mobile immédiatement disponible. » L’Escadron blanc (Grasset Cahiers Rouges, 1985) rapporte les faits enregistrés par le frère de l’auteur, médecin méhariste, qui fit partie du raid sur Touat en 1921 : « Je dédie ce livre à mon frère, de la Cie Saharienne du Touat, qui marchait à gauche de Mohammed ben Ali lorsque celui-ci fut frappé par la mort, et qui a voué au Sud, lui aussi, un amour aride. » Le plus mystique des trois tomes. En provenance de l’est, un rezzou mené par des nomades du Tazifelt traverse le Sahara du nord au sud pour piller le Soudan. Le lieutenant Marçay se met en marche. Trente-quatre ans, dix ans de désert, grand chef au charisme rayonnant, Marçay commande sur la frontière algéro-marocaine une méhara de quatre-vingt têtes. Pour ses hommes, il est « le héros de Timissao ». On lui adjoint le fringant lieutenant Kermeur, « officier de dancing et de carrousels. » L’entente, difficile au départ, naîtra de l’adversité des rebelles et des éléments. La souffrance, la fatigue, les Berabers toujours invisibles, la poussière, les mouches qui grouillent sur les plaies ouvertes. Le soleil ! « Le Teubeul des Marabouts…, murmura une voix. On ne le nommait qu’avec un frisson, le Teubeul des Marabouts, que d’autres ont appelé le tambour des sables, le battement voilé qu’entendent les hommes qui meurent de soif. » 42 jours de marche plus tard, 1 500 kilomètres d’erg et de reg plus loin, 50 méharistes encore debout, la traversée aura conduit l’expédition au bout de ses limites. La victoire, dérisoire sur le papier (quelques Touaregs tués entre le Tchad et le Soudan), Marçay l’aura remporté contre lui-même. « Mais non, la mort n’obéissait à aucun signe. C’était le sort des hommes du désert de mener jusqu’à la fin leur vie dure, de s’user au soleil, au vent de sable, de tomber sous des coups de feu ».
« Ce livre n’a pas d’âge », écrit PEYRÉ en introduction de Croix du Sud (le Livre de Poche, 1965). Le plus nostalgique. Le plus pathétique aussi, donquichottesque. « L’histoire de Brécourt aurait pu se situer dans un autre temps, à la suite des grands noms de Foucauld ou de Laperrine, parmi ceux innombrables, qui, en le découvrant jour après jour dans son immensité connurent ce Désert infini, et au bout du compte, en firent jaillir la source de l’or noir ». 1940. La drôle de guerre, pire encore subie depuis le désert. Le lieutenant Brécourt rejoint par la piste de l’est son peloton de Touareg Ajjer à Ouargla, « la Porte du Désert ». Son ami, le lieutenant Chavannes, camarade de « Cyr et Saumur » l’attend au poste de Tindouf. Brécourt « a préféré à tout autre pays cette terre de solitude, où il devait, à travers les déceptions, trouver le tête-à-tête avec lui-même, la liberté et la grandeur pour lesquelles il était fait (…). Un Brécourt était né pour l’exaltation du désert.
Le désert accueille toujours l’âme consumée par le désir, lui accorde son épreuve. Il n’y faut ni la grâce d’une circonstance héroïque, ni même celle de l’oraison. »
Pour tromper l’ennui, les deux officiers se remémorent la mission Le Brazidec (1). Les Italiens attaqueront-ils ? RAS sur le FES (Front de l’Est Saharien). Chavannes finit par demander sa mutation en métropole. Brécourt, un temps attiré par l’idée, reste fidèle au serment du désert. « Tous les jours, vieux, sur la piste où les GN mauritaniens saluaient les nôtres autrefois, les voitures roulent, le Train. Et nos bêtes claquent pour rien. Enfin c’est fini, quoi ! De la Koudia d’Ijil à Tindouf, tout est mort. Nous nous sommes trompés, vieux. Il était trop tard… (…) Du 80, Brécourt… Comme sur Deauville-Paname ! » L’époque des méharistes est révolue, fini les rezzous, fini la pacification. La motorisation a tué l’esprit du désert. Là où passaient autrefois sur les pistes séculaires les bêtes baraquées des harkas, les camions Latil laissent d’interminables traces de pneus sur les routes goudronnées, plates et rectilignes. Brécourt ne connaîtra pas le combat, l’armistice signé trop tôt. Il n’apprendra que par la suite la mort de Chavannes du côté de l’Isère, dans la dernière charge des Spahis, sabre au clair, burnous rouge et blanc et éperons, fauché par le tir en rafales des automitrailleuses allemandes.
Quelle qu’ait été l’issue des compagnies méharistes, écrit PEYRÉ, « il n’y eut qu’un Psichari, tandis qu’il y eut des Sahariens, tous touchés à leur manière par la grâce, et la purification de la solitude. Ils eurent leur ascèse. La règle de pauvreté, l’éternité des jours mesurés par les étoiles, par le retour du vent et de ses châtiments, élevèrent sur leurs fronts leurs églises. »
Joseph PEYRÉ publia encore La Légende du goumier Saïd (J’ai Lu, 1950), achevant de rendre aux cavaliers de l’Armée d’Afrique l’hommage de l’écrivain. La fin d’un rêve qui aura duré cinquante ans. Méprisés des manuels d’histoire littéraire, rangés sans vergogne dans la catégorie « romans de gare », ses livres, au délicieux parfum de premier prix de scoutisme, sommeillent aujourd’hui dans les rayonnages des bouquineries. Qu’ils ont bien du charme pourtant, ces petits bouquins type Bibliothèque verte de la grande époque, aux illustrations d’affiches pour l’Exposition coloniale ou de vignettes de boîte de biscuits !
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(1) Cf. L’Escadron blanc. On y apprend que Le Brazidec est mort sur le front de l’ouest en 1918.

Laurent SCHANG
Pour THEATRUM BELLI

 

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