ÉTAPES DANS LE DÉSERT

 

BIDON V DEVIENT PHARE VUILLEMIN
par Pierre LESTOILE


Le Monde Illustré n° 4037 du 4 mai 1935
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 


Bidon V, étape aéronautique, en plein désert, n’était marqué, il y a quelques années, que par un bidon.

    C'ÉTAIT un pauvre petit bidon, triste et solitaire, qui se dressait quelque part, en plein Sahara, sur une piste qui menait d’Algérie au Soudan. C’était un pauvre bidon qui eut un jour, son gardien, un brave noir, échoué là, qui campa et vécut, on ne sait comment, sous une tente et disparut un jour, on ne sut jamais où, comme on ignore encore d’où il venait.

    Ils étaient bien quelques frères-bidons, ainsi essaimés dans la grande mer de sable — et, comme les temps étaient épiques, on les avait numérotés tout simplement — comme des Rois ; celui-ci était le cinquième de la dynastie : BIDON V.

    Il est à noter que « Bidon V » est à peu près le seul connu du grand public. Il est toujours des individus comme cela, dans les familles : quoique de la même race, les uns restent, on ne sait trop pourquoi, dans l’ombre, tandis que les autres font parler d’eux. La renommée de Bidon V lui vient, indubitablement, de son emplacement géographique — ou simplement encore, qui sait, parce qu’un jour il eut des démêlés avec le percepteur. Car, bien qu’au milieu du désert, il n’échappa pas à la taxation foncière (ô administration !) et l’on vit un jour les foudres du fisc requérir contre lui pour l’obliger — ou plutôt monsieur qui de droit — à payer ses impôts.

    Ceci se passait il y a deux ans.

    Ce modeste signal, après une série de métamorphoses par paliers, vient, en dernière heure, de se transformer en un magnifique feu à éclipse, lequel, à trente mètres au-dessus du sol, servira à baliser le Sahara pour les vols de nuit.

    Bientôt, ils seront huit phares à illuminer la route, sous les étoiles — car pour le vol nocturne, le balisage est indispensable : de point lumineux en point lumineux, le pilote ira bientôt de Colomb-Béchar à Béni-Abbès, de Reggan à Bidon V, de Gao à Niamey, et de Kano à Fort-Lamy : plus de quatre mille kilomètres au-dessus des sables, en moins de huit jours.

    Et voici que ce Tanezrouft, ce « pays de la soif » si redouté des méharistes, s’est maintenant révélé particulièrement favorable au roulage des automobiles, et à l’atterrissage des avions. Cette contrée ennemie, le tourisme en a fait la plus accueillante des escales. Bidon V, le pauvre vieux Bidon V, qui grelottait tout seul dans le désert par les nuits glaciales, est maintenant devenu un rendez-vous automobile, un centre d’aviation, une halte hôtelière. Et, assurément, il ne serait guère aimable, dans les circonstances actuelles, de passer sous silence le nom de la Fée qui, d’un coup de baguette, vient de faire surgir magiquement cette merveille étonnante : son nom est la Compagnie Générale Transsaharienne.

    Mais revenons à notre Phare, qui va porter le nom du glorieux héros de la Croisière africaine, le Général Vuillemin. « Bidon V », vas-tu donc t’effacer de la mémoire des hommes ? C’est peu probable. Les « sahariens » tiennent trop à cette appellation, qui leur remémore les temps héroïques. Et pourtant, il y eut également de l’héroïsme, à l’occasion de la construction du phare !

    Un des ingénieurs, que nous avons pu interviewer, nous a froidement déclaré que l’eau était à 500 kilomètres du chantier ; le sable, il est vrai, était bien plus près : seulement cent kilomètres à faire pour l’aller chercher. Quant aux cailloux qui entrèrent dans la construction du mortier, on a dû, pour des raisons chimiques, les nettoyer un à un ! Je laisse à penser les difficultés sans nombre que les constructeurs ont eu à résoudre : c’est ainsi que, pour placer la charpente métallique du phare, on s’est vu obligé de noyer cinquante mètres cubes de béton dans une certaine poussière de rochers qui était vraiment bien peu indiquée pour ce genre de travail. Enfin, les mauvais jours de découragement et de luttes sont maintenant révolus : le Phare Vuillemin vient d’être inauguré.

    Et, déjà, on envisage l’entrée en service d’autres îlots lumineux : des feux vont surgir, bientôt, dans le ciel, à Gao, Tabankort, Aguelok, Ouallen, Aoulef, Reggan. Ici, à Bidon V, le phare est à éclipse, et disposé de telle sorte que le faisceau est aperçu de l’avion volant à altitude normale, et cela jusqu’à la limite maxima de portée. Naturellement, il a fallu penser au sirocco, aux tempêtes de sable et, à cet effet, le vitrage a été habilement protégé non seulement des dépôts de poussière, mais encore de leur action corrosive, aussi terrible en ces parages que la rouille dans un port de mer. Il a fallu user de ruses de Sioux pour empêcher le sable de pénétrer à l’intérieur des mécanismes. Le Sahara semble dompté, mais il reste toujours, en fait, l’ennemi irréconciliable.

    Grâce à cet effort de balisage lumineux, la traversée du Sahara va prendre, désormais, un visage nouveau.


Pierre LESTOILE.



Le voici maintenant baptisé phare Vuillemin.
Ce phare fait partie d’une série de huit feux devant jalonner le Sahara, de Colomb-Béchar à Gao.
Il a une portée de 100 kilomètres.