La Dépêche
Algérienne n° 20101 du 17 mai 1941
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
PISTE
IMPÉRIALE
DE BÉCHAR À REGGAN
par Roger FRISON-ROCHE
«
Je ne reconnais plus le désert, m’a dit un vétéran
du Sahara...
tandis que les concasseurs et les cylindres martelaient la Piste Impériale.
»
Nous avions quitté Béchar comme la chaleur tombait.
Toute la journée le vent de sable avait soufflé semblant vouloir, par sa persistance, nous décourager de tenter l’aventure ; l’aventure ? Non pas ! Une simple expérience plutôt. Il s’agissait tout bonnement d’aller par-delà les regs, les sables et les hamadas du Sahara chercher en Afrique Noire ce qui nous manque le plus à l’heure actuelle : du carburant. Dans la cabine du lourd camion, nous rêvions, les yeux fixés sur la piste monotone qui s’enfonçait dans l’infini des solitudes. Peu à peu les rafales de vent se calmèrent et comme nous escaladions, à l’heure vespérale, les premières rampes du tragique Djebel Arnal, le calme se fit soudain. Le sable en suspens s’égoutta doucement, dévoilant un paysage calciné, tourmenté et irréel tout doré par les derniers rayons de soleil. On n’entendit plus bientôt que le ronronnement puissant du moteur qui, sans faiblir, nous emportait vers le Sud.Béchar,
capitale industrielle du SudColomb-Béchar ! Qui reconnaîtrait dans cette ville moderne le Béchar d’il y a dix ans seulement. Tout est transformé, agrandi, vivant, animé. Béchar, simple poste saharien, est devenu la Capitale Industrielle de l’Afrique du Nord. Le désert s’efface devant l’assaut des voies ferrées qui le mangent chaque jour, des lignes télégraphiques qui jalonnent le reg de leurs poteaux filiformes, des pistes aux dimensions impériales qui s’entrecroisent au petit bonheur et dans toutes les directions. De tous côtés des chantiers se créent, des forages s’exécutent, et la nuit comme le jour on peut entendre le bruit sourd des machines qui arrachent au sol ses trésors minéraux, Il n’y a pas place ici pour parler du charbon de Kenadsa, c’est un sujet qui mérite à lui seul plus ample développement ; nous y reviendrons.
Certes Béchar a perdu de ce fait une grande partie de son charme ; il faut, pour le retrouver, aller rêver le long de l’oued qui coule à plein bords en ce printemps pluvieux...
Pour l’instant, nous sommes quatorze, répartis tant bien que mal sur trois camions qui se dirigent au rythme cadencé des pistons vers Gao la mystérieuse, vers le Niger aux eaux troubles, vers l’Afrique Noire si pleine de promesse.
La piste est belle. La tôle ondulée apparaît certes un peu partout, mais il y a tant de trafic sur ce secteur que c’est chose normale et les chocs nous bercent plutôt qu’ils ne nous gênent. Bientôt nous ne verrons plus du désert que ce que nous laisse entrevoir le faisceau des phares : les bossellements de la piste, et, de chaque côté, le mur de nuit dressé comme une barricade jusqu’au plafond d’étoiles. Des gerboises, des lièvres traversent la route. Le chauffeur fixe comme dans une rêverie les cent mètres de son paysage, et la piste qui se continue en un interminable ruban.
Mon compagnon s’éveille d’un songe :
— Réussirons-nous ?
— C’est certain, vieux ! Ne doutons plus, nous avons œuvre utile à faire là-bas.Une piste neuve surgit
au rythme des concasseursOn a dîné sur le bord de la piste. Abderrahmane et Brika, nos deux boys, ont fait flamber des branches épineuses. Le méchoui se rôtit doucement sur la braise, et la sherba aromatisée bouillonne sur son foyer. Chacun s’étend à même le reg, heureux de respirer, heureux surtout de goûter le calme des solitudes ; la fraîcheur brutale tombe ; on s’enveloppe dans son burnous et l’on songe.
Puis il faut repartir, dans la nuit, jusqu’à ce que le chauffeur, les yeux clignotants de fatigue, débraye de lui-même.
— Assez pour ce soir ! dit-il. Dormons !
Les néophytes déballent leur matériel de camping ; les sahariens de la mission s’enroulent dans leurs burnous, à même le sable et s’endorment paisiblement. Tiens ! la lune vient de se lever derrière cette gara tabulaire. Elle se promène sur le bivouac, et il me semble qu’elle nous sourit. On voudrait pouvoir veiller toute la nuit ; le calme est si complet, l’air si pur, le ciel si beau ! La fatigue surgit qui nous écrase dans un profond sommeil.
Un bruit puissant nous réveille. Des sons lourds et mats, qui s’entrechoquent, se précipitent, puis tout à coup s’arrêtent, mêlés au fracas des pierres brisées. Un bruit de chantier couvre le silence de l’aube rougeoyante. Où sommes-nous ? Hier soir nous avions avancé mécaniquement sur une piste excellente, puis nous avions fait halte au petit bonheur, et voici que nous nous éveillons en plein chantier. Des rouleaux compresseurs ahanent sur la piste... sur la route, devrions-nous dire, car cette portion au Nord d’Igli est en voie de goudronnage. Des concasseurs tirent le matériel nécessaire de la gara voisine. Dans un fond d’oued la palmeraie bruisselle sous le vent d’Est. Déjà le soleil implacable calcine ce désert minéral et les nappes d’air commencent à vibrer au ras des pierres.
C’est maintenant un plateau dénudé, un reg monotone qui se poursuit, bordé à l’Ouest par de hautes dunes roses. Des oasis idylliques de la Saoura nous ne verrons rien ; nous longeons le grand fleuve quaternaire, sans le voir. Il suffirait pourtant de sortir de la piste et de faire une pointe pour dominer tout à coup la houle des palmes et apercevoir le poste de Beni-Abbès, enchâssé dans les dunes du Grand Erg Occidental.
Dans le lointain, maintenant, apparaissent des montagnes ; leurs formes, indécises au début, se précisent à mesure que nous avançons ; il nous faudra cependant plusieurs heures avant d’en atteindre le pied. De plateau en plateau la piste s’abaisse et rejoint enfin la Saoura, qu’elle longe un instant avant de s’engager par un défilé austère dans les ravins de la Gardette.
Au passage, nous ramassons dans les oueds une solide provision de bois mort ; plus au Sud, nous ne trouverons rien ; rien jusqu’au Soudan, à 1 500 kilomètres de distance.Aujourd’hui et jadis...
Le Passage de la Gardette était, il y a quelques années encore, entouré d’une fâcheuse réputation. Une mauvaise piste serpentait à travers les gorges encombrées de blocs et de cailloux, escaladait au plus direct les petits cols qui se succèdent sans interruption sur près d’une centaine de kilomètres.
Actuellement, la piste est large, bien taillée dans le roc, son sol est caillouteux mais roulant, il y a même, à certains endroits, des « sens unique ». Le désert se civilise !
Une haute barrière rocheuse nous sépare du lit de la Saoura, bordé par les impressionnantes dunes de l’Erg. De toute cette splendeur saharienne on ne distingue rien, sauf quelques rares échappées, qui permettent de contempler l’admirable situation de Kerzaz avec son poste à coupole blanche sur lequel flottent très haut nos trois couleurs. La France veille aux confins de l’océan des sables.
Un dernier effort, et les camions parviennent au Col 15. C’est une étroite brèche qui plonge directement sur une immense sebkra à quelques vingt kilomètres au Nord du Foum-el-Kheneg. La piste descend sans un lacet, tantôt taillée dans le roc, tantôt utilisant le thalweg d’un ravin sauvage et ensablé. Nous avons avec nous de vieux sahariens. Pour eux, ce passage évoque des journées de souffrances et d’efforts pénibles. Aujourd’hui, comme plus tard au retour, nous passerons directement au poids total de vingt tonnes, sans rencontrer de difficultés.
« Autrefois », — nous dit Paulian, qui fut l’un des pionniers de cette piste, — « autrefois, nous cherchions notre voie au petit bonheur. On déchargeait d’abord les camions ou les voitures, puis on démarrait en première, l’équipage poussant aux roues. On progressait mètre par mètre pour hisser le véhicule jusqu’au sommet. On s’ensablait parfois à la montée et il fallait peiner pendant des heures pour dégager la voiture. Puis, après, c’était le transbordement à dos d’homme de la cargaison : l’aller et retour inlassable, sous le soleil de feu, du mécanicien et de son graisseur. On mettait parfois plus d’une journée, surtout au retour, pour franchir le col. Non ! les chauffeurs qui font la piste actuellement ne pourront pas imaginer ce que fut le travail de leurs prédécesseurs. »
— Et pourtant ! dit-je, vous êtes restés fidèles à la piste.
— À chaque saison, on jure de ne plus descendre vers le Sud, mais, à l’automne, on reprend le volant ; l’attrait du Sahara est le plus fort. Et puis, c’est une véritable vocation ; ceux qui ne l’ont pas ne reviennent jamais. C’est toujours les mêmes que vous retrouverez, pestant dans le vent de sable, jurant en posant les « creshba » sous les pneus lors des ensablements, démontant leurs moulins sous le vent infernal, la bise glaciale ou la touffeur d’une nuit d’été ; la piste a ses apôtres et ses fidèles. Mais bientôt ils disparaîtront, tués par le Progrès. Est-ce une piste, ceci ? ... »
Et, dans un geste presque indigné, mon interlocuteur me montre du doigt l’immense radier en surélévation qui traverse les sables mouvants. « Regardez les vieilles traces ! à droite et à gauche ! Alors on naviguait au petit bonheur, et les plus malins y restaient parfois des heures. Maintenant... pfuit !! un coup d’accélérateur, et l’on se retrouve de l’autre côté sur un terrain solide. »
La nuit tombait comme nous atteignîmes le Foum el Kheneg. La Saoura y trace son lit dans une gorge étroite pour s’épandre ensuite librement sur plusieurs kilomètres de largeur. Ce n’était à notre voyage d’aller qu’un oued asséché rempli de végétation, mais quelques jours après notre passage, l’oued, grossi des eaux de la Zousfana, coulait de l’Atlas Marocain. On signalait bientôt deux mètres d’eau à Beni-Abbès. Les témoins virent la crue emporter en moins de six minutes l’énorme digue sur laquelle passe la piste. Ici, au Foum, ce fut la même chose ; en un clin d’œil les blocs furent descellés, et le radier s’éparpilla à travers les sables, tandis que cette partie du désert à 450 kilomètres au Sud de Béchar, était transformée en un véritable lac. Pendant un mois les communications furent coupées.
Mais ce phénomène aura du bon : les pâturages sont magnifiques un peu partout et les troupeaux de chamelles arrondissent une bosse magnifique.Sba, l’oasis aux eaux vives !
Nous ne ferons que passer au Foum ; il faut continuer, sans arrêt, sans trêve. Nos poids lourds ne vont pas vite, mais en marchant jour et nuit à 30 kilomètres de moyenne, on fait son petit bonhomme de chemin. Le jour naissant nous trouvera devant Sba, la première des oasis du Touat ; la palmeraie vient mourir en bordure du reg sur lequel passe la piste ; une piste magnifique, large et bien entretenue. Entre notre voyage aller et notre retour, il s’écoulera à peine un mois. Cela suffit pour faire disparaître cent kilomètres de tôle ondulée.
Un peu partout des chantiers surgissent. Une poignée d’hommes est déposée un beau matin au bord de la piste avec quelques cylindres d’eau, de l’orge et des dattes, et du lever au coucher du soleil, on travaille, on rase les bosses, on comble les creux, on nivelle et on empierre. Et grâce à tous ces obscurs, grâce aux chefs énergiques qui les commandent on peut désormais rouler en paix à travers le désert.
Qu’elle est belle notre piste impériale !
Ici, elle tranche d’un trait rougeâtre le désert et l’oasis. Au bruit métallique des moteurs a succédé le calme ; nous faisons halte à proximité de la fontaine : de tous côtés les harratines surgissent, sortant des ruelles étroites, curieux, serviables et un tantinet mendiants. Les jeunes filles, la cruche sur la hanche, font un va et vient incessant du village à la source. Ce n’est pas à proprement parler une source. L’eau limpide, purifiée par un long cheminement souterrain, affleure le sol ; elle provient d’une antique Foggara, dont on aperçoit de loin en loin, à travers le reg, les affouillements profonds.
Paulian, qui fut parmi les premiers à traverser le Tanezrouft, à l’époque héroïque, dirige le remplissage des cylindres d’eau. La mission comprend en effet quatorze personnes, avec en plus trois camions et une voiturette, et il faut prévoir de l’eau pour mille kilomètres. Bien sûr, si tout va bien, nous passerons en trois jours le redouté Tanezrouft, mais si d’aventure et la malchance aidant nous avions une panne, il s’agit d’être paré.
— Terminé, déclare-t-il au bout de quelques heures. Nous avons de quoi boire pendant quinze jours. »
Sans plus tarder nous repartons, dépassons Adrar, capitale du Touat, aux magnifiques remparts de pisé rouge, et poursuivons notre route sur Reggan, dernier poste et dernier point d’eau avant le Soudan.
Nous venons de franchir un peu plus de sept cents kilomètres depuis Béchar. En aucun endroit la piste n’a présenté une quelconque difficulté et quand à s’égarer ? Autant vaudrait dire sortir d’une route nationale ! Il reste maintenant le plus dur à faire. De Reggan à Gao il y a treize cents kilomètres. Sur 800 kilomètres, c’est la traversée du Tanezrouft que nous allons entreprendre sans arrêt.
Une joie profonde nous soulève à l’idée de connaître enfin la totale solitude.Roger FRISON-ROCHE.