Sciences et Voyages : revue hebdomadaire illustrée n° 399 du 21 avril 1927
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
La moto s’engage d’abord dans une vallée boisée. Les fossés sont couverts de neige. Bientôt, celle-ci s’étend sur toute la largeur de la route, et il faut y pousser l’équipage à la roue comme on le poussait dans les sables. À mesure qu’on monte, l’épaisseur du blanc revêtement s’accroît. C’est maintenant entre des talus neigeux hauts d’un mètre qu’est creusée la tranchée ouvrant le passage aux problématiques véhicules qui s’engageront par là. On passe ainsi, à 1 800 mètres d’altitude, le col de Teniet-el-Abed, au-delà duquel la descente est plus facile, ou, plutôt, facilitée par la présence d'indigènes occupés à déblayer la piste et qui donnent à propos un efficace coup de main.
Ici, le bordj du désert est remplacé par la maison du cantonnier. Celui de Tletz, à 51 kilomètres de Batna, offre aimablement le partage de son frugal déjeuner, œufs, pain, pommes, noix, café. Puis, comme les voyageurs s’inquiètent, — il est bien temps ! — de s’être mis en route avec juste assez d’essence pour l’aller, mais plus une goutte pour le retour, il les rassure : Menâa n’est plus qu’à 28 kilomètres. Et il y a, à Menâa, un certain M. Lacroix, qui possède une petite auto... Peut-être pourra-t-il ?...
Inch’Allah !... Le contact avec le désert a rendu fataliste. Arrivera ce qui arrivera ! En avant !
La palmeraie d’El Oued. Les dattiers, unique richesse du pays, sont groupés dans de grandes cuvettes, creusées par la main de l’homme. Les arbres, ainsi rapprochés de la couche aquifère, puisent directement, par leurs racines, l’eau nécessaire à leur existence. Des jardins sont entretenus dans ces plantations. En haut, à gauche, une autre vue de la palmeraie. À droite, les indigènes occupés à déblayer péniblement, à l’aide de hottes qu’ils transportent jour et nuit, le perpétuel nivelage de l’ensablement.
La route sauvage suit maintenant l’Oued Abdi qui égaie la vallée. Accrochés aux flancs de la montagne et confondus avec elle quelques rares petits villages, dominés par leur marabout. Ils sont curieux par leur population spéciale à l’Aurès, les Chaouïas, et par leurs habitations à toit plat, constitué par une couche d’argile que supportent des branchages juxtaposés, reposant sur des poutrelles. Ces toitures sont extrêmement solides et servent de terrasses aux habitants qui y étendent leur linge ou leur grain. Il n’est pas rare d’y voir la chèvre de la maison. Partout, sur le trajet des voyageurs, les femmes s’y viennent percher et s’y tiennent immobiles, figées par l'étonnement.
On traverse ainsi plusieurs villages. Et voici enfin, s’étageant sur un rocher, au cœur de cette région grandiose et sauvage, la perle de l’Aurès, Menâa.
De chez lui, le caïd a vu arriver les étrangers. Quel événement !
Voici plus d’un an que pareil fait ne s’est produit. Aussi accueille-t-il avec empressement ses hôtes, et, après avoir longuement conversé avec eux, leur indique le bon gîte, et d’ailleurs le seul ! — de l'en droit : le Fondouk. Ces fondouks ou remises, sont des abris aménagés par la Direction de l’agriculture dans les principaux sites de l’Aurès. Ils sont propres et sûrs, bien que (ou parce que) peu fréquentés. Celui de Menâa n’a reçu personne de toute l’année 1925. Les lits y sont blancs et la cuisine du fondoukier excellente... Et, au matin, c’est le roucoulement des pigeons sur la fenêtre qui vous fait ouvrir les yeux. Le père de Montaigne n’avait pas imaginé pour son fils un aussi doux réveil !
Ciel bleu, soleil cristallin dans l’inoubliable féérie d’un clair matin d’hiver en montagne. La journée du 10 janvier s’annonce bien. Le brave fondoukier fait visiter la ville. Accrochée sur son rocher, elle y fait courir, grimper et descendre ses rues étroites et tortueuses. On y trouve de curieux vestiges d’art romain. Dans l'entrebâillement d’une porte, le guide présente sa femme, occupée à filer la laine. Comme celles du Souf, ces femmes de l’Aurès sont travailleuses. Elles tissent les gandouras et les burnous de la famille, lavent et raccommodent pour elles et leurs enfants, car, ici, les hommes s’occupent eux-mêmes de l’entretien de leurs vêtements. Mais ce sont elles encore qui vont chercher le bois dans la montagne et en rapportent de lourdes charges sur leur dos.
L’école des marabouts, à El Oued. À droite, un indigène malaxe avec ses mains du gypse additionné d’eau.
De la même façon, un jeune manœuvre transporte le mortier destiné à la construction d’une maison
Vêtues de tissus sombres, drapés autour du corps et de la tête, elles sont couvertes de bijoux : grandes épingles agrafes, boucles d’oreilles, colliers, pendentifs sur la poitrine, bracelets aux bras et aux chevilles ; elles consacrent, avec l’approbation du mari, toutes leurs économies à cette parure et c’est un singulier contraste de les voir se livrer à leurs rudes travaux avec tous ces ornements sur leurs misérables haillons.
Elle sont d’ailleurs coquettes et expertes en l’art du maquillage. Au cou de l’une d’elles qui porte son petit enfant malade est pendu un sachet de cuir. Un fétiche ? Non.
La gaine d’une petite glace !
Quant aux hommes, ils sont invariablement drapés dans leurs burnous, qui furent blancs...
Sous ce climat qui rappelle beaucoup celui de nos Pyrénées, où l’eau est pure, légère, abondante, où les vergers, au pied de la ville, sont d’une remarquable prospérité, où les céréales croissent facilement, où la nature, en un mot, réunit toutes les conditions favorables à la bonne santé des habitants, celle des chaouïas, cependant ne paraît pas florissante. C’est que leur hygiène est déplorable. Quant aux soins médicaux, le gouvernement s’en est certainement inquiété. Mais s’inquiéter n’est pas un remède !SUR LE CHEMIN DU RETOUR
Les meilleurs choses ont une fin. Et, comme les vacances comptent parmi les meilleures choses, il faut bien rappeler au petit Pierre que le 10 janvier est déjà une date de prolongation qui dépasse outrageusement les conventions normales !... D’autant plus qu’on est encore loin du but.
On se remet donc en route, dans le froid du clair matin, pour reprendre la voie neigeuse, passer, au-dessus des nuages, le col de Teniet-el-Abed, faire halte à Batna, admirer les magiques lacs Salés qu’un rayon, filtrant à travers la nuée, éclaire comme un féérique projecteur et arriver à la nuit, après une course de 120 kilomètres, à Constantine, c’est-à-dire en pleine civilisation.
Pour rester dans la note et reprendre l’apparence de gens qui font « comme tout le monde », et ne se permettent de fantaisie que là où tout le monde ne peut les suivre, nos voyageurs vont sagement visiter la ville en suivant l’itinéraire classique des touristes d’agences. Et, n’ayant qu’une matinée à passer ici, nul ne les blâmera d’agir de la sorte. Ils verront ainsi, en quelques heures, les principales beautés de la grande cité algérienne, en partant de son cœur même, la place de la Brèche, où toute sa vie afflue.
Dès l’aurore, le mouvement y est intense aussi bien devant les magasins militaires que dans le marché couvert où les petits marchands de sucreries installent leurs éventaires, assidûment fréquentés par les Bédouins.
Les femmes circulent dans la foule, empaquetées jusqu’aux yeux dans leurs haïks ou portant sur l’oreille le bonnet conique des Juives, tandis que les marchands ambulants assaillent le promeneur de leurs cris.
Le nom de la place est un souvenir de la conquête. C’est là qu’en 1837, par la brèche ouverte à coups de mine dans le mur d’enceinte, les zouaves de Lamoricière, de Courbes et de Gaudin pénétrèrent dans la ville furieusement défendue par toute la population, les femmes y comprises, et ne purent s’en emparer qu’en combattant maison par maison.
De là, nous suivrons le boulevard de l’Abîme, d’où la vue plonge sur les profondes gorges du Rummel, au fond desquelles bondit en cascades le torrent qui entoure le formidable rocher, large d’un kilomètre, sur lequel la ville-forteresse est audacieusement bâtie.
Parmi les Arabes de la région, se trouvent des types de pure race noire, tels que celui que représente cette photographie,
et dont il faut sans doute rechercher l’origine dans l’ancienne coutume de l’esclavage.
Remarquez, au second plan, à gauche, le classique puits à bascule du désert
Sur cet abîme passe un chef-d’œuvre de métallurgie le pont suspendu, long de 80 mètres, léger comme une toile d’araignée, tout en acier, qui relie le Boulevard à la Promenade des Pins, en surplombant le gouffre. Oui, nous sommes bien ici revenus dans la civilisation. Mais il faut reconnaître que celle-ci a ses beautés qui, loin de nuire à celles du désert où de s’amoindrir de leur proche contraste, se font valoir par leur comparaison, tout en permettant de les admirer, mieux que si elles étaient perdues dans leur solitude.
Une « Rose des sables ». Cette curieuse production minérale est due à un agrégat de cristaux de gypse
peu à peu remplacés par des atomes de silice qui épousent leur forme, tout en cristallisant dans un système différent
Mais nos voyageurs ne peuvent pas prolonger plus longtemps leur séjour. Et, puisque nous sommes ici pour les suivre, nous ne nous attarderons pas plus longtemps qu’eux : puisqu’ils ont repris leur moto, notre pensée, sans craindre les pannes, se lancera sur la piste de la moto, à travers les ruines antiques de Mila, les gorges fantastiques de Djidjelli, aux roches tumultueuses, pareilles aux blocs de lave géants d’une éruption figée, à travers, aussi, les profonds bois de chênes lièges que les iris fleurissent, jusqu’à ce qu’enfin la Méditerranée nous apparaisse, éternellement bleue, le long de la corniche unique au monde qui, par les rouges falaises à pic, nous amènera ce soir à Bougie.
Et, cinquante kilomètres avant l’étape, la moto, réveillée du charme dont le désert avait endormi sa malignité, se rappelle soudain qu’elle avait décidé, au départ, de faire la mauvaise tête tout le long du chemin. Elle profite de la nuit survenue, de la plus dangereuse des routes, pour éteindre complètement ses feux et se livrer aux fantaisies les plus excentriques qui, à plusieurs reprises, font éprouver à petit Pierre et à ses parents une impression qu’ils n’avaient pas ressentie encore : celle de frôler le bord du gouffre et d’être sur le point de s’y précipiter !
Mais non ! C’est une leçon d’énergie que M. et Mme J. Thomas ont voulu donner à leur fils. Et ils la lui donneront jusqu’au bout. La volonté de l’homme vaincra la matière et la fera se soumettre à ses lois... Bougie est atteinte, sans encombre. Et demain, El Ksour, Maillot, Bouira, et après-demain les monts de Kabylie aux troupeaux innombrables, les gorges de Palestro... Et enfin Alger, suprême étape, couronnement de l’effort, but du vainqueur.
Petit Pierre a fini d’apprendre sa noble et fière leçon.
Une leçon dont il se souviendra avec orgueil, toute sa vie.
R. THÉVENIN