Siroco : le vrai journal des jeunes de France n° 25 du 3 juillet 1943
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
pays
de la soif
AU matin du 3 mars 1935, la sentinelle du campement signale quelque chose à l’horizon où se perd la piste transsaharienne dans le nord. C’est une voiture, une voiture bleue, une torpédo Ford, pleine de passagers.
À dix heures, la voiture stoppe en bordure de la piste devant la tente du lieutenant Monier, sur laquelle flotte le pavillon bleu blanc rouge.
Cinq hommes en descendent ; ils sont très pressés et le font, sans excès de courtoisie, sentir au lieutenant qui les interroge sur leur voyage, leurs approvisionnements, leur outillage, leurs connaissances mécaniques. Ce sont des Hollandais, qui arrivent d’Oran par Colomb-Béchar et Reggan, et se rendent au Transvaal via Gao, Fort-Lamy, Kano.
L’un d’eux, qui parle français, écoute avec désinvolture les renseignements et les conseils relatifs au parcours Bidon-V-Gao que fournit Monier.
Mais, dès leur départ, le relais d’alerte fonctionne pour les défendre du risque de mort sèche :
Transsaharienne Gao : Voiture tourisme Ford 12 CV, n°..., hommes 5, eau 80, partie pour Gao 10 h 30.
Car toute une organisation, vigilante et discrète, veille ainsi sans même qu'ils s’en doutent et souvent contre leur gré, à la sécurité des écervelés des deux sexes qui s’en vont, sur les pistes sahariennes, à la recherche de la sensation nouvelle...
Si l’on en croit le poteau indicateur de Bidon-V, sept cents kilomètres de piste relient ce point à Gao, soit quinze heures. Or, le 4 mars, Bidon-V attend toujours le message d’arrivée des Hollandais à Gao.
18 heures : Gao à Bidon-V : Rien pour vous...
Le 5, à 6 heures : Voilure pas arrivée. Je rappellerai à 12h.
Pas arrivée... Le signal de mauvais augure des ondes sahariennes. Il sonne comme le S.O.S. des mers.
Alors on confronte des distances et des vitesses, on fait des calculs d’heures, on suppute des causes de retard plausibles... Les liaisons se succèdent, se multiplient. Le chef ne quitte plus la radio ; il harcèle l’opérateur. On commence à résoudre des problèmes très simples — litres d’eau, nombre d’hommes, température ambiante — dont la solution s’énonce en cadavres. Le spectre de la Mort Sèche rôde.
Maintenant les deux postes sont en liaison permanente. Le responsable ne quitte plus des yeux le crayon de l’opérateur : Gao-à Bidon-V : Voiture pas...
Ça suffit. Tout le drame en instance tient dans une seule lettre : A ou P. Voiture a…. ou voiture p...
À 14 heures : Pas arrivée...
À 16 heures : Pas arrivée...
À 18 heures : Pas…
À 20 heures : P...
Et brusquement, l’action qu’on sentait en suspens se déclenche d’un seul coup. Les ordres déferlent :
À 22 heures : Pas arrivée. Pas passée Tabankort. Dépannage va partir. Remontera piste jusqu'à Bidon-V.
Le 6 mars, 6 heures : Dépannage Néouze-Guérin, voilure Gazelle, pleins complots, parti 23 heures.
7 heures : Commandant Adrar, à Air-Afrique, Gao : Prière faire rechercher par votre avion remontant, vers Aoulef, voiture Ford bleu foncé. 5 passagers, passée Bidon-V 3 mars, pas arrivée Gao.
10 heures, 12 heures, 14 heures : Gao à Bidon-V : Toujours rien.
16 heures : Bidon-V à Gao et commandant Adrar : Dépannage Néouzc-Guérin arrivé 15 h 45 - Stop - Ont relevé à la balise 610 traces récentes ensablement voiture et retrouvé caisse vide et livre hollandais - Stop - Ont ramassé à 3 kilomètres de Bidon-V touque eau 50 litres pleine abandonnée par Hollandais - Stop - Estimons voiture sortie piste après balise 610.
16 h 40 : Commandant Compagnie Saharienne Adrar a tous pelotons méharistes au pâturage : commencez immédiatement recherches suivant mes instructions de 12 heures.
Pas arrivée... recherches... rien trouvé... Mots fatidiques qui, en leitmotiv monotone, reviennent sur les registres de veille des postes sahariens et toujours précèdent, accompagnent, suivent le siège de la mort patiente.
Le conseil qui se tient à Bidon-V, dans la grande guitoune de Delaplace, se poursuit depuis plus d’une heure. Il n’y a plus ni officier, ni sergent, ni ingénieur, ni chauffeurs : il y a une douzaine d’hommes dont l’autorité individuelle n’est fonction que de l’expérience. Sahariens invétérés en qui le bled a uniformisé l’accoutrement, l’allure, le teint, le regard, l’expression, le langage ; des hommes rompus aux maléfices du silence, aux traîtrises de la piste, à l'envoûtement des solitudes, aux pièges du mirage, à l’accablement de la chaleur et de la fatigue.
Les avis sont extrêmement partagés, et même contradictoires. Lorsqu’ils eurent épuisé toutes les hypothèses, Durini parla. Il s’adressa à Delaplace, son patron :
—-J’ai mon idée. Vous vous rappelez il y a trois semaines, en allant à Timiaouïne, j’ai perdu la piste...
— Oui. Alors ?
— Alors voilà : les Hollandais ont quitté la piste Estienne à la balise 610. On a trouvé la caisse et le livre. Ils ont pris la piste de Timiaouïne à la jonction, elle est très visible, plus visible que la piste Estienne à cet endroit...
— Oui...
— Après, elle s’efface. Dans la hamada, elle se perd même complètement par endroits...
— Oui. Et alors ?
— Alors, ils ont pris mes traces et ils les ont suivies dans la hamada, et quand ils les ont perdues, ils ont continué. Ils sont paumés dans la hamada. Faut y aller. Un profond silence suivit ces paroles de Durini. Les experts se consultèrent du regard, indécis. La conclusion tomba des lèvres du lieutenant.
— Il me les faut demain. Après-demain, ils seront secs.
La véritable solution efficace eût consisté à fouiller en vingt-quatre heures sept cents kilomètres de désert sur le front de trois cents kilomètres : on dut se rabattre sur le seul geste possible, basé sur un prétexte à action plutôt que sur une décision raisonnable. Le lieutenant se tourna vers Durini.
— Vous allez partir tout de suite avec Néouze et Guérin. Vous coucherez à la balise 610.
DANS LE REG POURRI
C’est à l’aube du 7 mars que Durini, Néouze et Guérin, ayant couché à la jonction de la piste de Timiaouïne, à la base 610, vont se lancer dans cette anarchie de sable et de roche coalisés dans quoi sont en train de mourir les cinq Hollandais. La mise en marche de leur moteur marque l’origine d’une véritable odyssée.
4 heures : les sauveteurs, laissant derrière eux la grande artère transsaharienne, s’engagent sur la ramification de Timiaouïne.
La voiture « La Gazelle » roule allègrement sur le sol dur. Le soleil vient de se lever. Les trois hommes, le visage masqué sous le chèche, ont déjà mis leurs lunettes noires.
— On va arriver au reg pourri, annonce Durini. Vingt-cinq kilomètres de fech-fech. Et du moche...
Personne ne répond.
Ils ont déjà discerné la teinte livide, cadavérique, du reg pourri pour lequel ils éprouvent une espèce de répulsion physiologique ; en suivent la menace qui court vers leurs roues. Néouze, qui est au volant, accélère d’un réflexe, passe en seconde comme le piège déjà désagrège le sol sous les pneus.
Vain élan… LA GAZELLE freinée, aspirée, immobilisée par une invincible force passive, se débat en soubresauts brusques, qu’accompagnent les hurlements de son moteur emballé par à-coups ; elle s’estompe dans un nuage de poussière que ses roues soufflent du sol.
Déjà Durini et Guérin ont sautés à terre, se sont vivement emparés des crechebas, chacun à une roue ; le moteur hurle ; le sable gicle sous les roues folles qui creusent la tombe du véhicule ; LA GAZELLE semble vouloir se disloquer.
Prêt ! Embrayage en première ; d’abord le moteur hurle sa déconvenue : (que du néant où patinent hurle sa déconvenue : risque du néant où patinent les roues qu’il entraîne à une vitesse folle ; et puis, les pneus se sont accrochés, le bois craque, s'incruste dans le sable ; mais le véhicule a roulé… il continue… il roule… « Aller ! Allez plein tube ! » On ne voit plus rien. Tout a disparu dans un épais nuage de farine.
Délivrée, LA GAZELLE roule, laissant derrière elle les deux hommes qui n’ont pas le temps d’embarquer. Elle fuira tant que Néouze, tâtant de l’œil et de la roue le reg pourri n’aura pas senti sous lui la bienfaisante consistance du terrain… Et quand le nuage se sera dissipé les deux fantômes poudreux restés en arrière, poumons brûlant yeux corrodés, referont vivement leurs turbans avant de rejoindre leur compagnon au pas de course, pelles et crechbas1 sur le dos, sous le soleil dardant ; ils ont gagné… Et LA GAZELLE reprend sa progression.
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1 Crechba : tronc de palmier grossièrement équarri et débité en planches.Vers 10 heures, l’horizon se teinte de la belle coloration ocre du reg sain. Ils ont mis cinq heures à franchir les vingt-cinq kilomètres au prix de plusieurs ensablements. Ils sont délivrés du fech-fech, et LA GAZELLE roule sans heurt sur le reg.
— Ah, les voilà ! dit soudain Durini.
— Quoi ?
Les deux autres ont tressailli.
— Les deux parpaings...
Quelques instants après, LA GAZELLE se faufile entre deux énormes blocs semblables à un couple de monstres antédiluviens figés en plein affût meurtrier : car tout, dans ce monde, évoque l’idée de mort...
— Et maintenant, reprend Durini, attention. C’est un peu après que j’ai perdu la piste.
RIEN, TOUJOURS RIEN...
LA GAZELLE ralentit. Les trois hommes attentifs observent la caillasse noire. Rien. Trente minutes, quinze kilomètres au compteur depuis les deux blocs. Rien.
On les a dépassées ! s'écrie tout à coup Durini, résolument.
Demi-tour.
Ils sont sûrs d’avoir les traces entre eux et le repère formel des deux blocs. Elles sont là... Peut- être à chaque seconde sont-ils dessus...
Cette impression les fait avancer cous tendus, de caillou en caillou ; ils scrutent les galets, confrontent leur disposition avec l’image qu’ils ont dans le cerveau, d’un écartement assez régulier qui se prolongerait suffisamment pour être un sillon, produit par la roue d’un véhicule passé six jours auparavant.
Les trois hommes sont paralysés par l’attention. LA GAZELLE se traîne en deuxième à dix kilomètres heure. Fréquemment l’un ou l'autre saute à terre, se penche sur le sol comme un chien qui flaire. Guérin est resté debout sur le marchepied. Rien... Demi-tour. Rien. Ils localisent leur va-et-vient sur un tronçon que Durini estime être le point où il a perdu la piste, trois semaines auparavant.
Toujours rien. Alors ils stoppent la voiture et se mettent tous les trois à explorer à pied ; furetant comme des limiers, tantôt courbés et tantôt redressés...
Ils ont rallié LA GAZELLE. Il est 16 heures. Depuis midi, ils ont tout fait ; ils n’ont plus rien à tenter. Ils ne savent plus quoi imaginer. Ils sont fatigués. Ils sentent dans leurs membres surmenés et dans leur tête la première touche du découragement. Ils n'ont pas mangé, mais ils ont bu, à eux trois, soixante litres d’eau, trois guerbas.
Et maintenant ils sont arrêtés n’importe où dans la sinistre hamada. Ils ont encore, pour échapper au sentiment d’être acculés à l’échec, le prétexte de gestes nécessaires : Néouze soulève le capot pour jeter un coup d'œil au moteur et refaire le plein du radiateur. Guérin vérifie l’état du pont arrière. Durini remplit les trois guerbas. Et, pour reculer encore un peu l’instant pénible de la décision à prendre, ils ont ouvert une boite de corned-beef...
On attend que quelqu’un prononce les mots décisifs :
Rien à faire. Plus qu’à rentrer.
Et soudain, une exclamation.
Guérin a ramassé quelque chose : il tend aux autres un fragment de journal « hollandais » du 25 février, qui lui est apparu soudain entre des galets que son pied avait déplacés.
Alors, sans un mot de plus, Durini et Néouze sautent sur le siège. Cette découverte leur a fait l’effet d'un coup de fouet, et ce fragment de papier restitue toute son acuité à la mission qui commençait à leur apparaître chimérique, vaine, sans objet...
Ils roulent, sens aiguisés, nerfs réceptifs.
Soudain Durini, en pleine marche, saute à terre, tombe à genoux, pousse un hurlement.
Les traces sont. Là, à peine perceptibles dans l’encadrement de ses vastes mains appuyées au sol, dans une déchirure du lourd manteau de galets par quoi apparaît comme une peau livide, le sable...
LA GAZELLE, brutalement freinée, a stoppé. Néouze et Guérin accourent, se penchent sur les empreintes. Elles ne sont pas très nettes, mais il n'y a pas de doute : les trois spécialistes à genoux suivent d’un doigt délicat le dessin de la moulure du pneu, atténué par le temps. Ils sont d’accord...
Déjà l’un d’eux, du « barda » hétéroclite qui constitue l’équipement saharien, a extrait une planche qu’il enfonce dans le sable ; et un autre y trace au crayon ces mots :
7 mars, 16 h 30, nous quittons ici la piste en direction du sud.
Dernier message peut-être.
Car désormais LA GAZELLE va s’effacer du monde des vivants.(à suivre)
Siroco : le vrai journal des jeunes de France n° 26 du 10 juillet 1943
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Grand Récit Saharien
Deuxième Partie
RÉSUMÉ. — Une Ford civile contenant cinq Hollandais qui, à travers le Sahara, faisaient route vers le Niger, s’est perdue dans le TANEZROUFT, le pays de la soif. Lancée à leur recherche, une auto de BIDON-V, montée par trois Français, a fini par retrouver, coincé sous un galet, un fragment de journal, preuve du passage des Hollandais. Les Français, convaincus que la Ford s’est égarée hors de la piste BIDON-V-GAO, viennent de décider queux aussi vont s’enfoncer carrément en plein pays inconnu.
LE CHAOS DES GALETS NOIRS
À partir de cet instant les trois sont proies promises à la mort sèche. Ils vont, délibérément, quitter la piste pour s’enfoncer dans la sombre hamada ; ils vont, eux, vieux routiers du désert, transgresser sciemment la loi fondamentale du bled dont ils connaissent et redoutent la sanction.
Quelle que soit la farouche horreur du monde qui les entoure, ils sont encore, par ces précaires sillons insérés dans les galets, reliés au domaine de l’humanité ; car cette piste de Timiaouïne, pour si ténue qu’elle soit, est encore une ramification du réseau de la circulation humaine. Mais à partir de l’instant où l’œil perd la piste, ils doivent se considérer comme détachés de la communauté vivante, avec l’espérance que c'est temporairement ; car aucun homme qui a perdu la piste ne sent en lui la certitude absolue de la retrouver : ils ont atteint cette région hallucinante où la frontière entre la vie et la mort se matérialise avec une précision terrifiante.
Or Durini, Néouze et Guérin vont quitter la piste de Timiaouïne, mettre entre elle et eux des kilomètres et des kilomètres de hamada dont la couche de galets, se reformant après le passage de leurs roues, effacera derrière eux la trace du retour vers le domaine des vivants.
Abnégation au nom d’une cause incertaine ? Sacrifice de soi- même au bénéfice d’inconnus ?... Non, sans doute ; plutôt refus de se replier devant le danger, volonté de garder sa propre estime, ou celle de ses compagnons ; orgueil de n’être pas vaincu, ou vanité d’apparaitre sans peur... : goût du risque ou de l’exploit... ; ou combinaison de tous ces sentiments, peu importe ; mais en tout cas, même serrement de cœur, même contraction au ventre, chez les trois hommes au moment où le capot s’oriente vers le sud.
LA GAZELLE vogue à l’aventure dans l’océan de galets noirs. Les traces des Hollandais se sont définitivement effacées à quelques mètres de la piste et ils vont au hasard. Guérin est au volant ; il fouille le chaos minéral devant le capot. Néouze scrute la gauche, Durini la droite.
Ils roulent... Le crissement des galets couvre le ronflement du moteur. Trente à l’heure depuis une heure, et le compteur chiffre impitoyablement la folie de leur conduite. Fréquemment, ils y jettent un coup d’œil anxieux. Les kilomètres s’additionnent. Rien.
Tout à coup, Guérin tend le cou, se fige dans une profonde attention ; dans l’ambiance de vigilance aiguë, ce simple mouvement constitue un événement ; les deux autres dressent le buste et cherchent à discerner ce que Guérin semble voir.
Guérin est pétrifié dans l’observation.
— Qu’est-ce que c’est ? fait Néouze impatienté.
Ce sont les premiers mots énoncés depuis qu’ils ont quitté la piste.
— Sais pas. On dirait une tache claire. Là-bas...
Guérin tend les bras. Les deux autres fouillent la plaine sombre dont le bord net tranche sur le ciel éblouissant. On devine, derrière les verres fumés, les yeux écarquillés et la bouche béante sous le chèche...
Ils roulent. LA GAZELLE, d’instinct, accélère une course impatiente vers une tâche claire qu’ils viennent successivement d'apercevoir en lâchant une exclamation d’émotion. Car une tache claire, dans la hamada, ne peut être que quelque chose. Et quelque chose, dans le néant, c’est le point de départ d’une révolution.
L’impatience les ronge de savoir ce que va être ce quelque chose. Ce n’est que lorsque Durini, sauté au sol en marche, l’a ramassé, qu’ils peuvent s’émerveiller de leur chance.
— Un coussin de voiture !
Durini, responsable de l’équipée, ne peut s'empêcher d’exhaler son soulagement et son enthousiasme.
— Ah ! je savais bien…, répète-t-il, ils sont par là !
Cet objet banal renverse la situation, bouleverse leur état d’âme. Car sur la voie hasardeuse où ils sont engagés, ce coussin marque la course au succès. Ils ne sont plus des étourdis qui ont foncé tête baissée dans un piège inféral, mais des sauveteurs avisés qui ont sciemment risqué leur âme pour secourir leurs semblables...
Ils pensent aussi, subsidiairement, qu’ils ont des chances de sauver les Hollandais, mais cette pensée ne les transporte pas, comme sur la piste de Timiaouïne; car dès maintenant ils ne sont plus des sauveteurs dotés de moyens tout-puissants, mais des hommes en danger, pourvus de ressources un peu moins précaires que celles des sinistrés...
Ils repartent, laissant derrière eux le coussin, repère visuel et attestation morale, avec l’indication de leur passage écrite sur un papier inséré dans une incision au couteau : « 7 mars, 18 heures : nous continuons vers le Sud jusqu'à la nuit. »
Leurs muscles sont raidis par le guet, prêts à se libérer comme des ressorts au moindre choc nerveux ; les trois hommes sentent en eux la sensation aiguë que, tout à coup, les yeux vont accrocher dans le néant universel, le quelque chose qui sera peut-être « eux ». Pourquoi pas ? Tout à l’heure, le journal, maintenant le coussin... Il y a du miracle dans la hamada. Et l’un résume leur certitude commune :
— Tu crois qu’ils ne sont pas encore secs ?
Les autres répondent d’un geste évasif.
LES AURA-T-ON VIVANTS ?
C’est peu après ces mots qu’ils tombent, sans l’avoir vue venir, sur une bouteille cassée ; elle passait à gauche de la voiture lorsque Néouze, qui était au volant, l’aperçut tout à fait par hasard : une seconde de plus et il était trop tard.
Et en furetant dans les alentours immédiats, Guérin ramasse un gros tampon d’ouate qu’il brandit vers ses compagnons sans mot dire, en les fixant tour à tour. Ils regardent et se considèrent en hochant la tête : il est maculé de sang. Ils n’ont pas besoin de parler ; ils ont compris, car ils savent trop où mène le délire de la soif.
D’instinct, ils cherchent des yeux sur la caillasse le couteau ensanglanté et, tant cette présence leur semble inévitable, ils prolongent plus que de raison leurs recherches autour de la voiture, jusqu’à ce que l’un d’eux, ayant repris conscience du temps qui passe, les rappelle à l’extrême urgence du but à atteindre.
Ils prennent encore le temps d’édifier à la hâte un redjem2, dans lequel ils encastrent une crechba au bout de quoi Néouze attache la moitié de son chèche.
Ils repartent, nerfs surexcités. Quelque chose, en eux, semble vibrer sous l’effet d’une présence humaine. Ils se sentent sur les Hollandais ; ils ont le sentiment d’atteindre à l’impossible.
LA GAZELLE a accéléré son allure. Par moments, elle fonce, fracasse la stupeur immanente de la plaine funèbre. Les trois hommes ont retiré leurs lunettes fumées, et derrière les sourcils baissés sur les fentes des paupières, les yeux épient l’espace. Ils roulent...
Plusieurs fois, ils ont stoppé pour baliser de redjems leur course contre la mort. Le soleil, au moment où il descendait vers l’horizon, a fait paraître encore plus sombre le disque au centre duquel ils roulent.
Puis la nuit est tombée d'un seul coup sur le désert noir.
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2 Redjem : pyramide de pierres sèches dont on constitue un repère.Les trois hommes s'arrêtent. Ils sont irrités et déçus. Le silence qui, subitement, succède à cette longue journée de ruées, a quelque chose d'angoissant : c’est comme la brusque matérialisation de la toute-puissance de cette terre inhumaine qu’ils ont bravée à grand renfort de vacarme, tout au long du jour...
Éreintés, Durini, Néouze et Guérin s’affalent sur le sol, un long moment. Mais la tâche de cette journée n’est pas terminée : il va falloir, des différents bidons de réserve, tirer le plein du réservoir d’essence et des quatre guerbas d’eau, procéder à une visite rapide de la voiture et du moteur, effectuer quelques menues réparations à la lueur de la lampe baladeuse.
Ils sont harassés, mais ils ne peuvent s’endormir, et au milieu de la nuit une voix résume leur pensée à tous.
— Sais pas si on les aura vivants...
C’est un peu avant l’aube — en cette heure cruelle qui, précédant le soleil, vient à bout des veilles les plus résolues... — qu’ils parviennent' à s’endormir. Mais c’est le moment de se lever pour repartir.
L’exaltation de la veille est tombée, noyée par une heure de lourd sommeil. Ils sont sourdement inquiets, au plus profond de leur âme et de leur chair. Le soleil n’est pas encore levé. De la lande sinistre suinte une désespérance infinie. Hier, ils se sont réveillés à la balise 610 , sur une grande artère du désert, sahariens expérimentés, sûrs de leur force. Aujourd’hui ils se sentent de tout petits garçons perdus, avec la somme de leurs expériences réduite à zéro par l’incommensurable menace qui émane de l’inconnu dont ils sont prisonniers.
Ils se sont, d’une secousse, dégagés de cette hantise... Et ils sont repartis laissant derrière eux, écrite sur une planche encastrée au sommet d’un redjem, une page de leur journal de marche :
8 mars, 5 heures. Rien trouvé. Repartons vers le sud.
Les traces de leur bivouac compléteront, pour qui saura les lire, ces laconiques indications.
Trois heures qu’ils roulent, sans avoir rien vu…
La sensation de déplacement s’émousse : le ronflement du moteur et le crissement des galets se sont à la longue fondus en une berceuse maléfique qui dilue leur volonté et endort leur vigilance. Ils sont emportés vers un destin inconnu par une force qui ne dépend plus d’eux... Nord ? Sud ? Est ? Ouest ? À quoi bon... Partout c’est la hamada funèbre. Ils ne font plus que des gestes d’automates : respirer, boire, conduire, s’éponger le visage, et ils n’ont plus que des embryons de pensée grouillants autour de cette idée fixe : voir quelque chose. L'orgueilleuse velléité de révolte contre la tyrannie de la Mort Sèche s’est éteinte en eux….
FUMÉE ?... MIRAGE ?...
Un hurlement, tout à coup. C'est Durini :
— Tu as vu ?
— Quoi ?
Ils sont exorcisés. Un flot d’excitation nerveuse a balayé les phantasmes de l’envoûtement. Durini, qui s’est dressé d’un jet, s’est violemment heurté le crâne au toit. Il ne répond pas, figé par l’observation. Il doit avoir, sous le chèche, la bouche béante ; il a vivement porté sa main en visière sur ses yeux. Il tend l’autre bras vers l’horizon :
— Fumée !
La fumée, dans cet empire de mort, c’est une entité vivante. Mais on ne voit pas de fumée : LA GAZELLE a stoppé, et les trois hommes, souffle retenu, épient anxieusement. Durini est entré dans une violente colère :
— Je vous dis que j’ai vu une fumée, assure-t-il.
—-Mirage... fait Néouze d’un ton las en laissant d’un geste sans espoir retomber sa main sur le volant.
Il embraye d’un bras accablé. Mais Durini s’est dressé, brisant du crâne une latte du toit entoilé :
— Fumée ! La voilà ! Tiens... La voilà !
Il hurle. Les autres allongent le cou, et sursautent. Droit devant — mais à quelle distance ?... — une souillure sur le bleu du ciel ondule verticalement. Une ondulation, c’est du mouvement ; du mouvement dans la hamada immuable, c’est une âme, c’est de la vie…
LA GAZELLE accélère sa course vers cette chose contre nature, qui remue dans l’univers figé. LA GAZELLE bondit, rejette la caillasse noire avec un grand vacarme : de temps en temps, comme consciente de la folie de cette ruée, elle ralentit : mais quelques secondes seulement... Une fumée ! On voit une fumée ! L’énergie que peu à peu dissolvait en eux le sortilège de la hamada reflue maintenant, jaillit en flots de gestes et de paroles :
—Fumée !
— Oui !
Et dessous ?
— On dirait...
—Une voiture !
— Oui !
— C'est une voiture !
—C’est eux !
Ils ont tous les trois clamé ensemble, en se trémoussant sur leur siège. Maintenant, ils ne tiennent plus en place, et quoiqu’ils fassent effort de dignité et de scepticisme, ils se lèvent, s’assoient, se relèvent sans cesse. Néouze lui-même, au volant, ne peut résister à cette frénésie qui succède au long accablement, et sous ses coups d’accélérateur involontaires, LA GAZELLE fait soudain des bonds saccadés. Les trois compagnons se bourrent les côtes de coups de coude, parlent tous à la fois, et rient. Cette brusque détente leur a fait oublier le spectacle horrifique vers lequel ils roulent...
—Je savais bien ! Je savais bien ! ne cesse de répéter Durini.
C’étaient eux, les Hollandais.
Perdant toute prudence, LA GAZELLE fracasse la hamada. Elle avale les galets...
Voilà la Ford bleu-foncé ; elle est là, dans le cadre du pare- brise… Elle grandit... Elle arrive...
LA GAZELLE stoppe. Les sauveteurs sautent. Vers ces délégués des vivants une larve grouille sur le sol, rampant vers eux.
Deux corps sont allongés près de la voiture : on les retourne... Ces trois cadavres ne sont pas encore morts, mais ils ne parlent pas. Et ils étaient cinq hommes dans la voiture... Les sauveteurs ont prudemment cultivé le soupçon de vie qui palpitait encore, bien faiblement, dans les trois cadavres. Ils ont retrouvé leurs repères, et la piste de Timiaouïne. En pleine nuit, ils ont atteint Bidon-V, cette cité bouillonnante de vitalité dont le phare éclaire la nuit saharienne.
Et tandis que ces trois hommes arrachés à la gueule même de l’enfer revenaient lentement à la vie, la radio proclamait la nouvelle :
« Trois Hollandais retrouvés. Stop. Deux manquent. Stop. Recherches continuent ».
Pierre VIRÉ
(Copyright by Flammarion Edit. AU PÉRIL DE L’ESPACE)