Tassili
les pierres qui chantent

Aux sources de l’Afrique, le Tassili n’Ajjer plonge le voyageur dans un monde fascinant, passant par de vastes étendues pavées de grès noir jusqu’à des forteresses naturelles aussi bouleversantes que les temples d’Angkor, avec ses centaines de peintures rupestres datant de 10 000 ans avant J.-C. Un voyage fantasmagorique dans l’épicentre du Sahara.

Partis de Djanet, en route pour le premier bivouac situé au pied de l’immense
table du Tassili externe. Le seul trajet qui puisse se faire en voiture. Puis
quinze kilomètres d’une ascension pénible attendent le voyageur pour
parvenir sur le plateau et découvrir Jabbaren (« géant », en tamazirt), un
site où l’on a répertorié plus de cinq mille gravures et peintures rupestres.


Saint-John Perse écrivait à propos du désert :
« … là où les peuples s’abolissent aux poudres mortes de la terre. »

Osman, fameux guide touareg, au cours d’un bivouac près de Tin Merzouga
dans la Tadrart (sud du Tassili), au pied d’un mille-feuille de roches.


Le voyage commence à Djanet, une oasis accrochée à flanc de falaise, enfouie dans une épaisse palmeraie. Au soleil couchant, une brume mauve enveloppe cette « perle du Tassili n’Ajjer » première escale de notre voyage dans l’extrême sud-est algérien. Au sortir de l’avion, une chaleur dense contraste avec le froid insolite d’Alger un jour de premier mai. Au-delà de la petite ville aux jardins luxuriants, à la lisière du Hoggar, le Tassili n’Ajjer se présente comme un plateau (tassili signifiant « plateau ») de grès, long de 750 km sur une largeur d’environ 100 km. Avec une superficie de 350 000 km², il est vaste comme deux fois la Suisse, au cœur du plus grand désert du monde, le Sahara. Longtemps ignoré des étrangers car difficile d’accès et farouchement préservé par ses habitants, son oasis la plus importante, Djanet, ne fut mentionnée sur une carte que vers 1802. En 1982, le Tassili est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial tant son milieu naturel est étonnant et ses sites archéologiques exceptionnels. Déserté pendant dix ans à cause des violences qui secouaient, à deux mille kilomètres de là, le nord du pays, il voit revenir doucement les voyageurs passionnés de grands espaces.
À l’aube, Bey et Chico, nos deux guides touaregs, chargent le 4x4 pour les dix jours de voyage. Vers sept heures, quand le soleil monte à l’horizon marine du ciel, nous prenons la route pour Essendilène, nom magique et cadre du Rendez-vous d’Essendilène de Frison-Roche. C’est un des lieux les plus enchanteurs du Tassili. À travers un étroit canyon, nous marchons dans une ivresse de parfums, dans un camaïeu de roses au milieu d’acacias, de lavandes d’Antinéa, de figuiers et de lauriers géants tous en fleurs. Ce cortège floristique de plantes, tant méditerranéennes, sahariennes que tropicales, révèle la diversité des climats qui se sont succédé durant des millénaires. Après ce bain de jouvence, nous poursuivons la piste par-delà les dunes qu’on dit être ici les plus hautes du monde, formes muettes, hautaines, figées dans l’immortalité. À la nuit, Chico et Bey installent le bivouac au pied de la crevasse verticale qui mène à Jabbaren. D’un accès plutôt rébarbatif, le Tassili est le fief et le territoire traditionnel des Touaregs Ajjer, ces hommes « bleus » qui parlent de leur terre comme d’une offrande de Dieu à ses créatures afin qu’elles y découvrent le sens secret de la vie. Au petit matin, après un sommeil tourmenté par un fort vent de sable, nous prenons le chemin de Jabbaren, situé au sommet du plateau, à 1 800 mètres d’altitude. Le seul moyen d’y parvenir, c’est de grimper sa façade rocheuse à pied, à travers des chemins de caillasses, sentiers qu’empruntaient autrefois les pasteurs préhistoriques.

La fresque du Grand Dieu, à Séfar, relate une des plus anciennes mythologies
de l’Humanité, il y a plus de 10 000 ans. La femme, l’animal sauvage et une
entité symbolique énigmatique s’associent pour assurer la fertilité de la vie.

Paysage caractéristique de la Tadrart, la partie méridionale du Tassili,
où les grès sombres sont envahis par les sables rouges de l’erg Tin Merzouga.


ENTRÉ DANS L’HISTOIRE

Après cinq heures et quinze kilomètres d’une ascension éreintante, ce que nous découvrons au sommet est d’une beauté saisissante. Un univers minéral où l’homme semble avoir disparu depuis des millénaires, laissant comme seuls témoignages de son passage, des pierres qui sifflent et chantent une musique qui doit ressembler à celle de l’aube de l’humanité. Sous des arches rocheuses usées par le temps, Bey nous conduit vers les parois couvertes de peintures d’une délicatesse, d’une sensibilité, d’un stylisme qui s’apparentent parfois à l’art égyptien ou crétois et jusqu’à certaines toiles de Matisse. Les scènes d’offrande « d’Antinéa » offrent par exemple une similitude troublante avec les bas-reliefs égyptiens. Comment expliquer la présence de ces thèmes pharaoniques au Sahara ? Henri Lhote qui, dans les années 50, révéla au monde occidental les peintures du Tassili, suggérait la présence de voyageurs égyptiens. C’est lui qui eut l’idée d’une campagne systématique de relevés grandeur nature et en couleurs de toutes les peintures. Après des mois d’un travail acharné, il fit entrer, de manière fracassante, le Tassili, dans l’histoire de l’humanité. Cette révélation d’un monde et de ses hommes à une époque si lointaine prouve que l’Algérie appartient à un continent qui a puissamment contribué à la civilisation. À Jabbaren, plus de cinq mille gravures et peintures sont aujourd’hui répertoriées, faisant de ce site l’un des plus riches sanctuaires archéologiques du monde.
La traversée d’une partie du plateau est un voyage d’une exceptionnelle intensité. À raison de huit heures de marche par jour sur des dalles de grès noir, il faut compter une semaine pour aborder les sites les plus spectaculaires. Le minéral ici dicte sa loi. Cette étourdissante architecture a produit « ‘une odyssée pierreuse, au creux de ce temps élémentaire et primitif » (Michel Onfray) qu’est le désert.
Vue du ciel, la surface de cette immense dalle rocheuse profondément disséquée porte les traces gigantesques du temps et de l’érosion. L’aspect le plus surprenant de ce paysage tient à cette extraordinaire érosion de la masse des grès, taillée, découpée, creusée en un réseau inextricable de fissures qu’on découvre poussé à l’extrême dans les « forêts de pierre » de Séfar et de Tamrit, témoins des grandes furies de la nature. Ces deux cités pétrifiées avec des colonnes verticales et des piliers tourmentés de plus de trente mètres de haut constituent de gigantesques forêts de pierre. Ce premier temple de l’humanité érigé par une main divine évoque étrangement le lyrisme d’Angkor. Baigné d’une pénombre fraîche alors que le soleil est déjà haut dans le ciel, il règne un spectacle étrange de cité ruiniforme. Au détour d’interminables couloirs et de ruelles effondrées, apparaissent des places envahies par les dunes que le vent a poussées jusqu’au fond de ce labyrinthe préhistorique. Grâce à sa connaissance précise du lieu, Bey, notre guide, nous fait découvrir sous des arches creusées à l’intérieur de la roche, d’admirables peintures, des figures de « grands dieux » : un art évoquant des rituels magiques et religieux dont l’interprétation reste obscure. Un art révélant pourtant le caractère sensible et religieux de ces hommes d’avant l’histoire, qui ont usé de matières colorantes à base de minéraux, fer, argile, schistes et ocres, une palette infinie pour cette époque si reculée. Les matériaux étaient soigneusement réduits en poudre et probablement délayés à l’eau mais, étrangement, aucune trace de liant n’a été retrouvée. Dans la forêt de pierre de Séfar se dressent face à nous les images les plus anciennes des fameuses Têtes rondes, les figures les plus intensément religieuses. Ces personnages au type négroïde prononcé, aux têtes énormes de Martiens, portent un pagne autour des reins, des bracelets ronds et des motifs abstraits au niveau des épaules. La silhouette du Grand Dieu de Séfar apparaît comme l’un des plus anciens mythes du monde. Il s’étale sur la totalité d’une paroi de seize mètres de long et le choix de son emplacement n’est certes pas le fruit du hasard. C’est là vraisemblablement que se déroulaient rites et cérémonies. Avec ses trois mètres cinquante de haut, il reste la figure la plus impressionnante du Tassili, l’évocation de la force et de la puissance absolues.

Les Protoberbères (les premiers Berbères du Sahara), dans les derniers millénaires du néolithique – il y a 6 000 à 5 000 ans – ont restitué de magnifiques animaux d’un environnement encore humide, comme ces girafes soigneusement alignées, à Tin Abanhar.
Devant ce spectacle de premiers matins du monde, le vent et le sable sont les acteurs principaux d’une véritable odyssée fantastique.

« Sous l’apparente indolence minérale se dissimule l’histoire de l’Humanité »,
écrit Michel Onfray


À EN PERDRE LA RAISON

Sur le plateau le murmure de l’eau s’est tu depuis une cinquantaine d’années. Bey y est né quand vivaient encore des familles nomades, quand il y avait encore des arbres et des cultures. Il ne reste qu’une étendue pierreuse, silencieuse, alarmante. Parfois le matin, la lumière elle-même devient étrange. Elle nous enveloppe dans une espèce de brume ouatée, blanche et terne, un voile laiteux qui se dilue dans le vent. Nous poursuivons notre périple avec la sensation que l’espace absorbe le temps. Un temps dont nous perdons la mesure lorsque Bey nous conduit vers la forêt de cyprès. Ces arbres géants qui paraissent eux-mêmes pétrifiés viennent, nous explique-t-il, directement de la préhistoire. Ces cyprès du Tassili, appelés tarout, sont l’espèce végétale la plus inattendue du Sahara. Cet « arbre de la soif », dont parlent les Touaregs, se dresse vert, courageux et majestueux dans un désert impitoyable. Le tarout est unique au monde. Il ne pousse que sur les hauteurs du Tassili, n’a pas besoin de plus 30 mm d’eau par an ; il est considéré comme l’un des arbres les plus vieux du monde et l’une des douze espèces végétales les plus menacées de la planète. D’ailleurs, aujourd’hui, il ne se reproduit plus naturellement. Des scientifiques ont donc créé une sorte de banque de gènes pour ce vieux conifère, ce qui a permis de sauver l’espèce.
À travers l’obsédant silence, un chant d’oiseau suffit à soulever un instant de stupeur. Au cœur du plateau, un canyon vertigineux dont les abîmes plongent en à-pic de sept cents mètres semble jailli d’un terrible chaos cosmique. Les hallucinantes fêlures de la roche et leurs cimes désespérées nous éloignent du monde des vivants, mais la Tadrart où nous voyageons quelques jours plus tard, est une mer de sable onctueuse, douce et reposante.
Plateau à l’est du Tassili, la Tadrart lui succède avec ses reliefs envahis, moulés, bercés par les coulées de dunes jaunes et ocre. Ce Tassili externe s’étend sur trois cents kilomètres, de Sederlès, au nord, jusqu’à ln Ezzan, au sud. Bien qu’étroit, il peut atteindre une cinquantaine de kilomètres de large. Le souffle du vent murmure à l’oreille des histoires lunaires tant ces étendues sont vierges, nature à l’état pur que cette absence d’humains transforme en mystère. Le spectacle quotidien de ces vastes paysages attise l’imaginaire et prouve l’existence d'’un temps avant le temps. En remontant la vallée de l’oued Ingaran, nous sommes saisis d’émotion face à la majesté de ces étendues magiques, face à la perfection d’une nature à l’éternité incarnée. De temps à autre, le vent se montre l’allié du sable, abandonnant sur le sol des chapelets de dentelle. Les premiers hommes ne s’y trompaient pas en faisant de cet extraordinaire tableau la demeure d’une race de géants, pressentant en ces lieux la présence de l’esprit et du sacré. Évoquant la Tadrart vers 1860, l’explorateur Henri Duveyrier la considère comme une région inconnue et difficile d’accès, où les Touaregs eux-mêmes ont peur de s’égarer. Avant lui, Heinrich Barth, au cours d’une périlleuse escapade au mont Idinen, réputé hanté, faillit perdre la raison et la vie. Le paysage aime à se jouer des visiteurs naïfs. À Tams Gouda, le col « aux mille minarets », reçoit leur masse inerte, d’immenses monolithes sculpturaux. Nous restons nous-mêmes pétrifiés devant ces pitons phalliques, devant cette minéralité qui règne sans partage. Après ce voyage dans l’étrange, l’impénétrable, le hiératique, l’inhospitalier, nous partageons avec Michel Onfray la certitude que « l’origine de la religion se trouve probablement dans le sentiment existentiel et viscéral expérimenté face à la nature sans limites » (in Esthétique du pôle Nord).

Texte Claudine LE TOURNEUR D’ISON – Photos Cyril LE TOURNEUR D’ISON

Source :

N° 252 - Janvier 2003

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