AU PAYS DE LA SOIF

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    28 décembre. – La mission s'éloigne du Hoggar. Nous y séjournerons au retour. Le crépuscule tombe derrière nous. La chaîne granitique prend des coloris divers où le bleu domine. À l’ouest, les falaises et les cimes de l’Abalessa se détachent plus sombres sur le ciel encore lumineux.
    Il fait complètement nuit lorsque nous atteignons l’oued Abalessa, à 47 kilomètres de Tit. Ses rives sont à pic et son lit, très sableux, encombré de gros blocs de rochers. Le passage est difficile ; il nous faut procéder à une reconnaissance à pied avant de nous y engager.
    Le lieutenant Vella nous a donné un guide pour toute la traversée du Tanezrouft. C’est un indigène d’Ouargla, marié au Hoggar, qui s’appelle Ahmed Ben Djellali.
    Ahmed Ben Djellali a toujours été un brave serviteur de la France. Il a seize ans de services, de nombreuses campagnes, plusieurs blessures. Possédant quelques chameaux, son rêve est de faire du commerce avec Agades. Quels services pourra-t-il nous rendre ? Les guides indigènes choisis par nos officiers sont en général d’un dévouement absolu et leurs connaissances de la région ne sauraient être contestées. Pourtant l’automobiliste ne doit suivre leurs indications qu'avec une extrême prudence ; c’est que ces hommes ont l’habitude de calculer sur l’allure du méhari non pas la distance, mais le temps qui sépare les points de repère de la route. Or la vitesse de l’automobile multiplie cette allure par un coefficient dont ils ne peuvent même pas se faire une idée ; il en résulte pour eux un véritable vertige qui peut aller jusqu’à la perte absolue du sens de la direction lui-même. Dans ces conditions les meilleurs guides peuvent entraîner à des erreurs formidables et quelquefois funestes. Il faut avoir soin de contrôler rigoureusement toutes leurs indications à la boussole. C’est ce que nous avons toujours fait. Nous n’eûmes jamais lieu de le regretter.
    Au cinquantième kilomètre, à un virage très difficile sur une pente abrupte, une de nos voitures est précipitée sur un bloc de rochers ; elle a sa poulie motrice de gauche fendue. Nous avons des poulies de rechange avec nous, mais ne vaut-il pas mieux les garder en réserve par prudence ? Le lieutenant Estienne repart pour Arrem Tit, afin de prendre cette pièce sur la voiture de ravitaillement que nous y avons laissée. Le bivouac est organisé en attendant son retour.

    29 décembre. – À 4 heures du matin, quelques coups de klaxon nous annoncent l’arrivée d’Estienne. La réparation est vite terminée et le départ peut avoir lieu au lever du jour.
    Nous sortons de la région des montagnes pour traverser de grands espaces légèrement vallonnés. Le terrain est volcanique, strié de lave et parsemé de pierre ponce.

    À 9 heures nous atteignons Silet, dernière oasis de Hoggar ; une petite source, les ruines d'un très ancien bordj et quelques palmiers à l’abandon. Nous ne verrons plus de palmiers avant Kidal.
    Dans ce lieu déshérité vivent deux hommes et trois femmes ; ces dernières sont de race targuia ; les hommes sont des Maures pris autrefois par les Touareg au cours d’un combat et emmenés en esclavage.
    Examen rapide des voitures. On complète soigneusement les pleins d’eau faits à Tit, car jusqu’à Tin Zaouaten il n’existe plus aucun puits. Nous estimons à 400 kilomètres au moins la largeur de ce pays sans eau, sans vie, que les caravanes les plus audacieuses n’ont encore jamais abordé sans inquiétude ; pour nous, pleins de confiance dans nos autochenilles, ayant à notre disposition cet élément vitesse qui doit logiquement réduire tous les risques au minimum, c’est le cœur léger que nous abordons cette quintessence du désert, — ce qu’il y a de plus complet, en fait d’aridité et de désolation.
    Il faut cependant envisager soit quelques détours imprévus, soit la possibilité d'un arrêt par suite d'une panne ou d'une tempête de sable. En nous rationnant pour la cuisine et si aucun incident de radiateur ne survient, nous avons de l’eau pour vingt jours.
    Distribution à tous de quelques gouttes de la bienfaisante kola ; puis, reprenant son volant, Maurice Penaud résume la situation en disant à l’un des Maures qui assistent à notre appareillage :
    – Et maintenant, mon vieux, passe-nous la clé du Tanezrouft !
Tout le monde rit, excepté l’indigène interpellé, pour la bonne raison qu’il n’a rien compris à la plaisanterie de notre mécanicien ; son air ahuri augmente notre hilarité. Elle est vraiment de bon augure, cette joie bien française, provoquée par un mot d’esprit, avec laquelle nous abordons le Tanezrouft !
    À 10 heures, nous quittons Silet.
    C’est maintenant tout à fait l’inconnu. Le principal sentiment qui plane sur nous est la curiosité ; peut-être s’y mêle-t-il tout de même une légère angoisse. Il a une réputation tellement sinistre, ce pays de la soif !
    La surface du désert est d’abord couverte d’une impalpable poussière noire dans laquelle nos chenilles dessinent de grandes raies parallèles d'un blanc livide. La vision est véritablement macabre.
    Vers midi commencent à se creuser sur cet immense écran les lacs décevants du mirage ; leurs rives miroitantes reculent sans cesse à mesure que nous avançons. Nous les poursuivrons jusqu’au soir, puis le crépuscule viendra soudain les tarir. Quelle souffrance ce doit être que la vision de cette eau irréelle pour les voyageurs dont les outres sont vides !
    En abordant le Tanezrouft on pense malgré soi à tous les drames de la soif dont il fut le théâtre. La mort par la soif est certainement la plus horrible, car elle prend l’être pour ainsi dire atome par atome, avec la lenteur savante, avec tous les raffinements d'un bourreau chinois. Il n'est pas possible de voir sans en être profondément impressionné le cadavre d’un homme mort de soif. C’est une momie desséchée ; sa peau a pris le ton et la consistance du cuir, elle est souvent couverte d’ulcères, comme si le corps brûlé d’un feu intérieur avait ouvert dans son agonie des bouches nouvelles pour hurler sa souffrance et demander à boire. En général les victimes de la soif sont nues ; elles ont quitté leurs vêtements un à un, les jetant derrière elles d’un geste machinal, presque automatique, espérant sans doute, en s'en débarrassant, se débarrasser aussi du poids qui les courbait vers le sol. Encore un détail atroce : il arrive un moment où l’être qui meurt de soif ne peut plus être sauvé : à partir de cet instant fatal l’eau devient pour lui un véritable poison. Qu’il puisse en approcher ses lèvres, il tombera foudroyé.

    Vers 13 heures, une forme aiguë surgit de la plaine : c’est une pyramide rocheuse ; d'autres montagnes isolées, de même forme, lui feront suite. Autour d’elles ondule un sable mou où nous enfonçons beaucoup, mais qui ne pourra cependant pas nous arrêter. Nous marchons plein sud, dans une aridité absolue.
    Au crépuscule, tout point de repère faisant défaut, l’itinéraire devient difficile à suivre. La voiture de tête doit attendre les autres ; celles-ci surgissent enfin de l’ombre, semblables à des bêtes traquées, faune primitive attardée dans cette région déshéritée de la terre sur laquelle il semble que le temps n'ait point de prise ; elles glissent haletantes, comme des plésiosaures, au milieu des rochers, eux-mêmes monstrueux, les uns évoquant la puissante ossature de grands dinosauriens du jurassique, les autres, aux formes de cryptogames géantes, traînant l’esprit vers des époques géologiques plus vieilles encore.
    À 20 heures, bruit insolite, inquiétant, dans la boîte de vitesse de la voiture n° 2. On s’arrête ; on regarde. C’est un boulon qui coince le volant. Démontage de la boîte. Ce boulon ne manque à aucun organe ; c’est donc qu’il est tombé là pendant le montage. Comment se fait-il qu’il ne nous ait pas arrêtés plus tôt ? La mécanique a souvent des mystères qu’il ne faut point essayer de comprendre !
    Le paysage est de plus en plus désolé ; même un groupe de pillards poursuivis n’aurait pas l’idée de traverser cette région. Nous avons pris un itinéraire sur lequel on n’aperçoit peut-être pas un être humain tous les cinquante ans. Les caravanes passent plus à l’est ou plus à l’ouest, afin de rencontrer, d’un côté, le puits de Tin Rhehro, de l’autre les puits d’In Zize et de Timissao. Les courriers militaires qui vont de Kidal à Tamanrasset évitent eux-mêmes l’endroit où nous coucherons ce soir, bien qu’ils essaient de couper toujours au plus court. Ici, c’est la grande solitude.
    Tandis qu’on remonte la boîte de vitesse de la voiture n° 2, nous installons notre bivouac. Il fait froid, mais beaucoup moins qu’à Arrem Tit.
    Au dessus de nos têtes glisse dans un ciel profond, velouté, d’un bleu lourd, une lune splendide entourée d’un immense cercle blanc. Elle jette des lueurs d’argent sur le reg. Plus loin s’entassent des nuages aux formes fantastiques dont les cimes dentelées paraissent lumineuses comme si elles étaient formées d'un cristal translucide éclairé par une flamme intérieure. Érigée dans un silence profond, dans une torpeur qui n'est rompue par aucun bruit, si faible soit-il, pas même par le crissement d'un insecte, cette sierra de vapeur évoque, avec l’impression d'un cauchemar de fièvre, l'aspect que doivent avoir, au fond des abîmes cosmiques, les paysages de certains astres sans atmosphère, donc sans vie. Pourtant, dans ce mystérieux pays se manifeste une vie obscure ; la plus rudimentaire de toutes, celle des minéraux. Si fantastique que cela puisse paraître, la pierre a des moyens de lutter avec les causes de destruction, qui s’acharnent contre elle. La roche saharienne est habituellement noire ou rougeâtre ; cette patine désertique a été étudiée par des savants qui ont reconnu qu'elle était constituée par l’exsudation d'une substance chimique destinée à vernisser et à durcir les surfaces exposées à l'assaut ininterrompu de la pluie, du vent, de la chaleur et du froid qui sont les principaux facteurs de cette lente érosion par laquelle les montagnes désagrégées doivent fatalement se transformer en dunes et les dunes en calmatage sédimentaire destiné à combler le lit des fleuves et à assécher le monde. L’instinct de conservation serait donc une loi universelle dépassant les limites du règne animal ; le Tanezrouft nous en donne une preuve palpable. Y peut-on songer sans angoisse ? Dans un de leurs premiers livres, sorte d’hallucinant cauchemar que la littérature d'imagination n’a jamais dépassé, les Rosny nous font assister à la lutte des premiers hommes contre des pierres animées essayant d'asservir le monde ; c’est la race énigmatique de Xipéhuz. Si les fils d'Adam n'avaient point triomphé des Xipéhuz, vers quel destin eût été canalisée l’évolution terrestre ? Suant des substances chimiques pour durcir leur épiderme afin de triompher de l’érosion qui est leur façon de mourir, les rochers noirs et rouges du Tanezrouft offrent à l'esprit un champ de spéculations effarant où se trouve peut-être la réponse à cette question.

    30 décembre. – Réveil à 3 heures ; départ vers 4 heures. Nous roulons pendant deux heures de nuit. À mesure que nous avançons, le terrain est devenu de plus en plus mauvais. Reg mou dans lequel on enfonce terriblement ; il est souvent parsemé de gros cailloux et continuellement divisé par des coupures assez profondes, difficiles à franchir. Nos voitures sont astreintes à une gymnastique continuelle et fatigante, et nos mécaniciens doivent exercer toute leur virtuosité. Leur bonne humeur ne s’altère pas pour si peu ; l'un d'eux déclare que l'exercice serait excellent pour un amateur de looping the loop.
Au lever du soleil, massif montagneux à notre gauche, à 2oo kilomètres environ de Tit. Nous suivons pendant quelques instants la direction est ; le sol est devenu plus dur ; il est d'une exquise couleur blonde ; c'est le premier sourire du Tanezrouft.

    À notre gauche, c'est-à-dire à l'est, se profilent toujours des montagnes aux arêtes vives. Nous devons nous trouver vers 7 h. 30 à hauteur de Tin Kaouin. Traversée de petits oueds à fond très plat parsemés de quelques rares petites herbes jaunes : les premières depuis Silet. Dans l’ouest flotte une sorte de voile d'abord presque imperceptible, mais dans lequel quiconque a eu un peu l’expérience du désert reconnaît, non sans inquiétude, un signe précurseur du simoun. Comme des marins qui regardent monter l'orage, nous regardons s'élever cette brume maintenant rougeâtre et tourbillonnante. Elle s’épaissit, s'élargit, couvre bientôt tout l'horizon. Soudain sa première vague déferle sur les voitures en nous cinglant brutalement la face. La tempête augmentera progressivement de violence. De véritables houles de sable se ruent sur nous ; nous sommes enveloppés d’une atmosphère opaque, si dense qu'elle en paraît presque solide. Les voitures sont obligées de se suivre de très près pour ne pas se perdre.
    Dans cette démence on pense à toutes les histoires de caravanes englouties que racontent si fréquemment les chameliers quand ils parlent du Tanezrouft. Sont-ce de simples légendes ? Non, le Tanezrouft est le pays des disparitions mystérieuses. Il arrive que les voyageurs s y perdent corps et biens, comme certains navires sur la mer. Partis de Silet un beau soir, ils n'arrivent jamais sur l’autre rive. Ce destin tragique fut celui de la famille de l’aménokal Akhamouk dont le père, la mère, les frères et les sœurs disparurent complètement en essayant de traverser ce pays de l'épouvante et de la mort, sans qu'on ait jamais pu retrouver non seulement leurs cadavres mais même leurs traces. Un ardent linceul avait tout recouvert.
    Arrêts fréquents. La faim nous torture, mais il nous est impossible de manger, car à peine une boîte de conserves est-elle ouverte qu'elle est instantanément remplie de sable. Nous ne pouvons qu'essayer de grignoter quelques bouts de pain dur en nous collant contre les carrosseries, du côté opposé au vent, et encore avalons-nous beaucoup de sable. Nous en sommes complètent recouverts. Le ciel est devenu couleur de brique crue et l'étrange lumière qui filtre à travers ce brouillard nous donne un aspect cadavérique.
    Le Tanezrouft est devenu sinistre ; il le restera jusqu’au soir. Cependant, à la tombée du jour, le simoun s'apaise.
    À 350 kilomètres du Hoggar, une chaîne de montagnes se dessine à l'est ; ce sont les premiers contreforts du Tebel. Nous roulons sur un reg fin, parsemé de grands blocs de pierres bleues, se détachant sur un horizon jaunâtre, coupé de bandes orange.
    Le soleil couchant étale sur le ciel et sur la terre désolée des colorations si riches, si variées et en même temps si rares que ce crépuscule en devient presque inquiétant ; il renforce jusqu'au vertige cette impression angoissante ou d’une autre planète ou de la douloureuse gestation de la nôtre, à moins que ce ne soit de son agonie, que nous donne, à mesure que nous nous enfonçons à travers ce grand paysage nu, le mystérieux Tanezrouft.
    Soudain surgit devant nous, dans les derniers tourbillons de la tempête, un immense troupeau. Dans une région si déserte, qu'est-ce que cela peut bien être ?
    – Probablement des mouflons, risque un mécanicien.
    – Pourquoi les embêter, dit Maurice Penaud ; ce sont, paraît-il, des bêtes pas commodes ; un coup de corne dans un radiateur serait vite donné et nous avons encore du chemin à faire d'ici Tombouctou.
    Sage réflexion, mais l’instinct de la chasse est plus fort que tous les conseils de la prudence.
    Nous piquons droit sur la harde. Maurice Penaud est le premier à pousser sa voiture. Cependant les mouflons ont une étrange silhouette ; leurs cornes semblent articulées, elles pointent vers nous. Ils nous attendent d’ailleurs de pied ferme. Le choc sera dur. Gare à nos radiateurs ! Maurice Penaud avait vraiment raison. Encore 3oo mètres et nous entrerons en contact avec l’ennemi. Mais un énorme éclat de rire part soudain des voitures ; nos mouflons n'étaient que des ânes.
    De nous tous Flossie est certainement la moins surprise ; il semble même qu'elle nous regarde avec une certaine ironie. Mascotte vigilante, prenant sans en avoir l’air son rôle très au sérieux, sans doute avait-elle identifié, dès leur apparition, les animaux qui viennent de nous dans mystifier. Elle savait bien, elle, qu’il n'y avait pas de danger !
    On trouve de nombreux troupeaux d'ânes sauvages dans l'Adrar des Iforas, et nous n'en sommes plus qu’à 50 kilomètres.
    Peu après cette rencontre nous avons traversé un oued très large et très plat, à peine dessiné, dans lequel poussent des coloquintes. Ceci nous donne l’explication de la présence des ânes dans cette région du Tanezrouft. Ces animaux sont très friands de coloquintes dont le jus leur sert de boisson, ce qui leur permet de vivre des semaines entières loin des redirs (1) où ils s'abreuvent ordinairement.
    Le vent est complètement tombé, il est 18 heures. Recrus de fatigue, nous aurions le désir de nous arrêter, mais voici sur le reg noir des traces fraîches et suspectes de nombreux méhara coupant notre itinéraire. Après un examen minutieux, Ahmed Ben Djellali et Chapuis tombent d’accord pour reconnaître l'empreinte de chameaux de montagne. Une caravane importante est passée là dans la journée. Comment est-elle composée et que cherche-t-elle dans ces régions inhospitalières ? Nous pensons à ces pillards du Rio de Oro, auxquels le lieutenant Vella nous a recommandé de bien prendre garde. Il vaut mieux ne pas risquer un tel voisinage. En avant donc ! Malgré la fatigue nous continuons notre route.
    La nuit est bientôt complète. Les voitures se suivent à courte distance. De temps en temps celui d'entre nous qui tient la tête du convoi se retourne pour les compter. Leurs phares brillent dans l’ombre comme de gros yeux phosphorescents, projetant un faisceau livide sur le reg noir, uni, monotone, sans une aspérité, sans un accident de terrain, sur lequel nous roulons. La prudence eût exigé la suppression de toute lumière ; mais le moyen de reconnaître notre route entre ce ciel et ce sol funèbres ? Des nuages de poussière flottent encore dans les couches élevées de l’atmosphère ; ils cachent les étoiles, donnant aux ombres de la nuit une opacité absolue.
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(1) Redir : mare d'eau croupissante.

    Trop las pour causer, nous avons peine à lutter contre le sommeil. Nos paupières alourdies se ferment malgré nous ; c’est tout juste si nos cerveaux fiévreux peuvent distinguer de la réalité ce grand silence noir, cette immobilité absolue qui nous environnent, les hallucinants cauchemars qui tentent de les assaillir.
    Soudain celui d’entre nous qui contrôle la marche des voitures constate, non sans angoisse, une anomalie dans le convoi. Là-bas où brillaient tout à l’heure, où devraient briller encore les deux gros yeux blancs de la Chenille Rampante, il n'aperçoit plus qu'un feu rouge. Que se passe-t-il ? Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que le feu rouge, lanterne d’arrière, diminue progressivement. Le doute n'est pas possible ; il s'éloigne. Notre voiture conduite par le mécanicien Rabaud aurait-elle été silencieusement attaquée et séparée de nous ? Nous évoquons l'image de Rabaud modifiant son itinéraire sous la menace d'un canon de fusil. Il faut lui porter secours. Tout le convoi retourne sur ses pas et nous demandons à nos voitures leur maximum de force pour ne point arriver trop tard.
    Enfin la fugitive est rattrapée. Rien de suspect autour elle. Alors pourquoi a-t-elle fait demi-tour ? Nous hélons son conducteur. Pas de réponse. Est-elle donc ensorcelée ? En la dépassant nous appelons encore. Alors la voix de Rabaud parvient jusqu’à nous, étrange et toute changée. Nous lui crions d’arrêter. Il obéit. Maintenant tout le monde l’entoure. Que s’est-il passé ; qu’y a-t-il ? Le brave garçon nous regarde avec des yeux surpris. Tout s’explique. Vaincu par la fatigue, il s’était endormi à son volant. Cette aventure se termine par des moqueries et par des éclats de rire. Si le reg avait été moins régulier, elle aurait pu finir moins bien. Tout de même, cette voiture conduite par un homme endormi, qui retourne d'elle-même dans la direction du nord, si nous étions superstitieux, n’y aurait-il pas là de quoi légitimer de notre part les plus grandes angoisses ? O magique attrait du Hoggar, sourire fascinateur d’Antinéa !

    La force humaine a des limites qu’il ne faut pas dépasser. À 21 heures la nôtre est à bout. Nous n’irons pas plus loin ce soir, mais en prévision d’une attaque possible, à cause de ces traces suspectes que nous avons relevées à la tombée du crépuscule, le camp sera formé de façon à ce que nos trois mitrailleuses puissent en battre toutes les faces.
    Hélas, nous n’étions pas à bout de nos peines ! Il y a comme cela des jours néfastes où tout tourne mal. En reculant pour prendre sa place au bivouac, une voiture tombe dans un trou et brise ses jambes tendeuses. Allons, le sort en est jeté ; malgré la fatigue qui les accable, la moitié des mécaniciens devra passer la nuit à en effectuer la réparation !
    À la lueur des baladeuses, une équipe travaille tandis que l’autre se repose. Notre guide Ahmed Ben Djellali veille, le mousqueton à la main.
    Vers 2 heures du matin, les baladeuses s’éteignent ; le travail est terminé. On pourra repartir bientôt.
    Un grand calme plane maintenant sur le bivouac. Ahmed Ben Djellali veille toujours. Il sait que la solitude est parfois trompeuse. On s’endort tranquille pendant des semaines, des mois, des années, et un beau jour c’est la surprise ; dans la nuit des pillards se glissent en rampant jusqu’à vous ; ils vous ont poignardés avant même que vous ayez trouvé le temps de donner l’alarme.
    Peut-être ne sont-ils pas loin, ces ennemis redoutables, Ouled Djerir ou Reguibat, à la sinistre réputation, dont les montures infatigables ont laissé sur le sable des traces révélatrices ? Il convient de déjouer leurs ruses et de leur montrer, s’ils nous épient dans l’ombre, que nous ne sommes pas des proies faciles et sans défense.
    Pendant que la mission dort, réparant ses forces pour l’étape de demain, celle qui la mènera aux steppes soudanaises, Ahmed Ben Djellali veille sur elle.

    31 décembre. – Nous sommes obligés d’attendre le jour pour continuer sûrement notre route.
    Vers 8 heures, nous arrivons auprès d’un petit massif de montagnes au pied duquel poussent quelques touffes herbeuses. Nous tirons plusieurs gazelles. Peu après, la mission s’engage dans une large vallée où nous rencontrons des troupeaux et des campements de Touareg. Ce sont des Imrad ; ils sont là de passage, profitant pendant quelques semaines de la maigre végétation qui apparaît à la suite d’une rare pluie, tous les sept ou huit ans. Ces Touareg ont mis le Tanezrouft entre eux et leur seigneur Akhamouk, aménokal du Hoggar. Ils espèrent ainsi ne point payer l’impôt ; mais les nobles de la montagne n’hésitent pas à traverser la terre d’épouvante pour rendre visite aux tribus serves afin de prélever une large part sur leurs troupeaux.
    Nous nous engageons dans les premières montagnes du massif d’In Tedaïni : montagnes assez élevées, coupées par des vallées sinueuses ayant souvent la direction du sud-est.   
    Nos compteurs inscrivent 470 kilomètres depuis Arrem Tit.
    Vers 14 heures, nous devons nous trouver assez près du puits de Tin Zaouaten. Quand donc y arriverons-nous ? Notre impatience est grande. C’est en effet à Tin Zaouaten que de Ceris doit nous attendre. Ne sont-elles pas bien naturelles à plus d’un titre, l’émotion et l’anxiété que nous ressentons au moment de rejoindre ce vieil ami, après tant de jours d’isolement à travers les pays désolés que nous venons de parcourir ?

    Une foule de questions se posent à nos esprits. Aboutirons-nous bien à Tin Zaouaten ? De Ceris y sera-t-il ? Aura-t-il pu atteindre sans aventure grave, à travers les difficiles régions soudanaises, ce puits perdu au milieu du désert où nous lui avons donné rendez-vous, à jour fixe, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’une auberge quelconque le long d’une bonne route de France ? Trouverons-nous enfin en essence, vivres, eau, les ravitaillements indispensables à la continuation de notre route ? Tin Zaouaten nous est toujours apparu comme le premier aboutissement de notre tâche ; ce n’est certes pas Tombouctou, mais c’est déjà le Soudan, premier succès de la mission.
    À 15 heures, un coup de feu, puis deux, puis trois. Nous voyons apparaître deux figures rasées et joyeuses sous des casques défoncés. Hurrah ! Ce sont nos mécaniciens de l’équipe de ravitaillement du Niger.
    Enfin voici Tin Zaouaten.
    De Ceris est là ; il s’élance vers nous, ainsi que le capitaine Guénard et l’adjudant Commer qui commandent un des groupes de Chaamba dont la vigilance assura notre sécurité dans cette région. Elle est émouvante, cette rencontre au jour convenu, à 2 000 kilomètres de Touggourt, notre point de départ !
    La route va maintenant devenir plus facile et dans quelques jours le beau Niger sera atteint.
    Cette après-midi-là, le vieux champagne français coule à Tin Zaouaten !
    De Ceris est un agréable causeur. Après les premières effusions, il nous dit l’anxiété avec laquelle lui-même nous attendait, le regard hypnotisé par cet implacable horizon du nord, sinistre et nu, derrière lequel son amitié imaginait tant d’embûches, tant de dangers dressés contre nous. Ensuite c’est un tableau coloré du Soudan où lui-même vient de passer près de six mois, travaillant, peinant sans repos pour le succès de notre entreprise. Les anecdotes de sa vie soudanaise pleuvent, intarissables. Il sait leur donner un pittoresque, un relief auxquels on se laisse prendre, charmé et ravi comme à la lecture de ces vieilles relations de voyage dans lesquelles les navigateurs d’autrefois, les Lapérouse, les Cook, racontaient leurs merveilleuses aventures.
    Nous décidons de partir demain à la première lueur du jour. Il faut que la mission continue à marcher rapidement et qu’elle conserve sa belle exactitude horaire. On est fatigué. Tant pis ; on se reposera à Tombouctou.
    Examen des voitures. La moitié de la nuit sera consacrée à tout revoir. Mais avant, nous savourons un bon dîner, le seul méritant vraiment ce nom depuis In Salah.
    Jamais un dernier jour de l’an ne fut aussi gai et ne vit autant de monde au puits de Tin Zaouaten, aux confins du Tanezrouft et des plaines herbeuses du Soudan.


GEORGES-MARIE HAARDT,
                      LOUIS AUDOUIN-DUBREUIL.

Au pays d'Antinéa