L’ENFER DU SEL

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Pourquoi nous avons voulu aller à Taoudeni
cité du mystère et du sang
inaccessible jusqu’à ce jour par le Nord



Un campement de nomades


    Et demain nous partons !
    Mektoub ! Oui, c’est écrit au livre secret de notre destin. C’est écrit, mieux encore, au plus fiévreux de nos désirs.
    Nos yeux, où le rêve qui est en nous n’a guère laissé de place à la pitié, se sont détournés des chers visages ravagés ; nos oreilles, déjà en quête de ce grand silence vers quoi nous allons, n’ont point entendu davantage le gémissement douloureux de ces cours que, au premier tour de roue, étirait jusqu’à les rompre le train qui nous emporte...
    Nous partons...
    Marseille, la mer; Alger !
    Nous partons !...
    Et déjà s’ouvre devant nous, large, attirante, impérative, la route qui mène vers le Sud !...


De là part l’azalaï

    Ce destin, une minute – aujourd’hui perdue dans le recul des mois – l’a fixé.
    C’était à Tombouctou. Le gouverneur général Carde, alors proconsul d’Afrique occidentale, au delà de ces mille cubes gris où un soleil incandescent dessine, à grands traits de lumière et d’ombre, les rues étroites de la ville, nous montrait un vaste emplacement où le sable semblait bouillonner dans la lumière.
    C’est de là que part l’azalaï !
    L’azalaï, la caravane du sel, l’indescriptible transhumance de ces milliers de chameaux dont les maîtres, en échange des richesses du Sud, vont à Taoudeni acquérir le sel des océans du Nord que le sable a comblés.
    À mesure que le gouverneur général parlait, pour nous, de cette buée où naissent les mirages sur ce sol embrasé, une vision extraordinaire montait. L’azalaï, la fantastique et lente caravane qui, aux jours de splendeur de l’empire songhaï, compta jusqu’à trente-cinq mille chameaux !...
    Voir cette marche interminable et prodigieuse ; inscrire, tout d’un coup, dans l’immensité silencieuse des dunes, le formidable grouillement de ces bordes paisibles ; vivre, ne fût-ce qu’un instant, la vie de ces marchands et de ces bergers que, une fois l’an, la tradition millénaire et sacrée ensevelit, durant deux mois, au cœur de ce désert mystérieux et hostile.
    La vision pénétrait en nous, nous emportait. Tombouctou abandonnée, le Sahara franchi, l’Europe retrouvée, et la douce quiétude des choses de chez nous rien, n’a pu détacher de nos imaginations émerveillées le rêve obsédant né de ce mirage d’un matin, sur les bords du Niger.
    Le corps dévoré d’Hercule n’a point porté, Nessus, de tunique plus brillante ni plus cruelle !



Général Laperrine


Les conseils des Sahariens

 

    Alors, comme nous ne pouvions résister à cet appel, il a bien fallu coordonner l’irréalisable et s’efforcer d’agencer l’impossible.
    Deux séjours dans les sables du Rio-de-Oro, une traversée du Tanezrouft, maintes expéditions en limite des dissidences et du désert, cela ne vous donne quand même pas droit au titre de Sahariens.
    Notre inexpérience enthousiaste quémandait les avis.
    Il est des hommes – vous les reconnaîtrez à ce regard profond qui reflète la troublante majesté des solitudes où ils vivent – dont l’existence entière n’a jamais été bornée que par cette ligne imprécise et tremblante qui, entre la clarté du ciel et la clarté des sables, donne ses horizons à l’immensité saharienne.



Le trait plein indique le trajet suivi à l'aller, avec des points
noirs qui indiquent les campements de ce premier voyage.
Le pointillé montre le trajet du retour dont les campements
sont figurés par des triangles. Le tracé de la ligne
transsaharienne est marqué par les traits et les points.


    Leur corps a été patiné par le soleil, stratifié par la chaleur torride et par le froid aigu ; il a été durci par les plus rudes fatigues et comme immatérialisé par les privations.
    Quant à leur âme, elle est enfantine et pure de n’avoir jamais connu que la lumière !
    À eux, – les Sahariens, – qui chevauchent la dune mouvante et qui courent les sables fins du reg, nous avons demandé :
    Est-ce possible ?
    Ils nous ont dit :
    Si vos corps sont faits au pas « disloquant » du chameau ; si vous ne redoutez point quarante jours de marche par les dures chaleurs et quarante nuits où le froid atroce vous tirera de votre lit de sable ; si vous pouvez vous satisfaire de dattes et de riz, étancher votre soif à cette eau croupie et magnésienne dont votre chameau portera la charge précieuse dans la peau malodorante des gherbas ; si vous pouvez, sans transition et sans en mourir, passer de votre existence de Parisiens à cette vie qui couche sur le flanc nos plus vieux méharistes ; alors, ajoutez vos montures à l’immense caravane et, pendant deux longs mois, accrochez-vous à l’azalaï !
    Là-bas, l’infini et le silence des mornes régions ont tôt fait, en vos cœurs, de laminer l’orgueil.
    Nous avons confessé notre terreur d’une telle épreuve. Et puis, aussi bien, les méthodes journalistiques permettent-elles une si lente documentation ?
    Mais l'auto ? Mais l’avion ?
    Alors ils nous ont dit :
    – La route qui mène l’azalaï de Tombouctou à Taoudeni est barrée, d’est en ouest, par des dunes où les chameaux eux-mêmes ont peine à ne pas s’enliser. Que pourriez-vous avec une automobile ? L’avion ? Autant signer vous-même votre arrêt de mort. Où vous retrouver en cas d’accident, en cas de panne, dans ce désert immense et redoutable, où votre oiseau blessé n’aura marqué tout juste que le point de sa chute ?...
    Si les Sahariens n’avaient dit que ces mots, peut-être aurions-nous détourné nos yeux du séduisant mirage.

Les mots décisifs

    Mais ils ont parlé.
    Ils ont dit encore : « Pourquoi ne pas vous contenter de l’azalaï à son départ ? Pourquoi vouloir la suivre au cœur même du désert et jusqu’en ce point redoutable qui est le terme de son voyage ? Pourquoi vouloir emplir vos yeux de l’horreur de cette ville, où Dante s’il l’eut connue aurait placé la porte de ses Enfers ?
    Taoudeni ! Centre de l’horreur, la cité du mystère et du sang !
    Ceux que leur mission condamne à escorter l’azalaï campent loin de la ville que peuplent, plus nombreux que ses vivants, les morts que la folie a poussés au suicide.
    Vous que rien n’y condamne n’approchez point de ce lieu d’épouvante. Épargnez-vous l’émoi douloureux de voir, en cet enfer du sel, grouiller autour de la tombe que leur travail creuse ces aveugles, ces paralysés, ces ulcéreux, pitoyables déchets humains rivés par les lourdes chaînes de l’esclavage à l’œuvre effroyable dont ils meurent.
    Laissez le désert impassible étouffer de son lourd silence la plainte éperdue des captifs.
    N’allez point écouter – car il rend fou – auprès de ces salines d’Agorgott où se courbent les damnés le chant funèbre qui monte de la mine !

    Cette fois les Sahariens en ont trop dit...
    Nous irons à Taoudeni.
    Par quelle route ?
    Celle du sud ? Elle nous est interdite par les dunes. Elle est longue et sans nouveauté.
    C’est que, pour nous, peu à peu le beau et chatoyant reportage de l’azalaï s’est transformé. Une œuvre humaine s’y ajoute. Faire cesser, rien que pour l’avoir décrite, l’abominable horreur de cet enfer du sel. La faire cesser, parce qu’en lui ouvrant la route on aura permis à notre pays de porter en avant ces postes militaires, avant-gardes de la civilisation dans toute terre barbare.
    Entretenir dans cet affreux désert et ravitailler un poste une fois l’an, par la route du sud, c’est le vouer à la famine, à la folie.     Les morts de Telig et de Taoudeni, les morts de faim, les suicidés se dressent, dans le rappel de leurs souffrances, contre tant d’inhumanité.
    Mais mettre la ville mystérieuse et sanglante à huit jours des confins algéro-marocains, à quatre ou cinq jours peut-être de Reggan, est-ce, là un rêve si fou ? N’est-ce point dans ce rêve, en tout cas, que palpite toute la sécurité de ces régions désertiques ?     Trouver cette voie rapide et permettre ainsi une organisation militaire nouvelle dans l’Ouest saharien, n’est-ce point là une garantie suprême pour cette route impériale qui par l’air ou le sable commence à joindre la Méditerranée au Niger ?
    Beau reportage, œuvre d’humanité, appoint modeste, mais appoint quand même, à l’effort splendide de tous ceux qui ont créé l’immense empire africain de la France !
    De quel cœur ne chercherions-nous pas la route !
    Vers cet abîme de détresse, c’est du Nord que doit venir la lumière.

Un choix difficile

    Et derechef, tournés vers ceux en qui réside toute science saharienne, une fois de plus nous avons demandé :
    Est-ce possible ?
    Ils nous ont répondu :
    La route du sud est impraticable, mais la route du nord, elle, elle est folle ! Souvenez-vous ! Souvenez-vous du colonel Laperrine et de son héroïque second, le lieutenant Nieger ! Souvenez-vous du commandant Meynier !
    La route du Nord par le Tanezrouft et par l’Erg !
    L’oubli qui reprend le souvenir des douloureuses épopées le sable qui nivelle les tombes vous ont-ils fait perdre la mémoire de ce qu’ont risqué et souffert ces héros ? La route du Nord par le Tanezrouft, l’Erg-Chèche vous l’interdit !
    L’Erg aux sables mouvants, l’Erg aux puits comblés, l’Erg inexorable et mystérieux, l’Erg que, dans leur terreur, depuis plus de cent ans ont abandonné les derniers Tadjakants qui marchaient vers le Touat ! Infranchissable et sans pardon, l’Erg demeure l’inviolable royaume de la peur... »

    Une route impossible ; et l’autre, une route folle !
    Notre choix se fixait. La fièvre d’une aventureuse folie a si souvent forcé le destin !
    Ce qu’on jugeait fou, il nous fallait seulement chercher un moyen raisonnable de l’accomplir.

Un compagnon d’expédition

    Pour cela, nous avons été trouver un dernier Saharien. Un jeune celui-là et déjà tout inondé de l’émouvant reflet que mettent en des yeux gris volontaires et doux la force de l’aventure et le prix douloureux dont parfois elle se paye.
    Georges Estienne.
    L’intrépide argonaute des mers infinies de sable. L’homme aussi inaccessible à la crainte qu’aux fatigues et qui, les yeux droit fixés sur l’horizon hostile, semble un jeune dieu en lutte contre le mystère et l’effroi.
    Au volant d’une auto, c’est une force de la nature.
    Il a le sens du désert, la divination de l’inconnu. Dans ces mornes régions où son humeur vagabonde et curieuse l’a, aux quatre points cardinaux, entraîné, il a pris, comme à bras le corps, l’immensité farouche et l’a réduite.
    Sa bravoure, sa résistance, son splendide entêtement se sont faits aux proportions des espaces qu’il parcourt.
    Poignés par l’émotion d’un verdict que nous pressentions sans appel, nous lui avons dit :
    – Croyez-vous que nous puissions tenter la chose ?
    – Avez-vous du cran ?
    – Nous le pensons.
    – De la résistance ?
    – Nous en sommes sûrs.
    – Voulez-vous, de toute votre volonté, de tout votre être, réussir ?
    – Nous le voulons.

    Georges Estienne fixa sur nous ses yeux gris, ses yeux redoutables et pénétrants, malgré le volet précautionneux de paupières plissées par le sourire ; et, les mains sur nos épaules, lentement il ajouta :
    – Si vous voulez de moi, je suis des vôtres !
    Cette offre transformait notre aventure en une expédition...
    Et, dès lors, tout s’enchaîne, tout se prépare, tout se réalise méthodiquement, inexorablement.
    Taoudeni, enfer du sel ! Erg, enfer de la peur !
    Pour la première fois, des hommes venant du Nord vont chercher votre atteinte.
    Réussiront-ils ?
    Inch’ Allah !
    Oui, s’il plaît à Dieu ! Et maintenant : route Sud !

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 


Source :

du 10 janvier 1932

À Colomb-Béchar où se poursuit l'équipement matériel et moral de la mission du « Matin »