L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


À Colomb-Béchar où se poursuit l’équipement
matériel et moral de la mission du « Matin »


En haut : Soleil couchant sur la palmeraie
En bas : le coionel TRINQUET (en médaillon)
Le sergent PENNE, debout, apprend le maniement de la mitrailleuse
à Léo GERVILLE-RÉACHE (en chapeau mou) et à J. ROGER-MATHIEU.

    Le 20 novembre, à 1 heure du matin, le train du sud, ayant fait un ultime zigzag devant une dernière dune, s’arrêtait enfin à Colomb-Béchar, tout essoufflé d’avoir rattrapé vingt bonnes minutes sur ses neuf petites heures de retard !
    C’est là, à « Béchar », terminus de la voie et du désert « civilisé », que doivent se retrouver, l’un venant d’Alger et l’autre du Maroc, les deux envoyés spéciaux auxquels le Matin a fait l’honneur de confier sa mission.
    En ce centre aujourd’hui si tranquille, mais sur lequel pèse toujours la lourde impression du drame atroce du djebel Arlal, en ce Béchar où l’on n’est plus libre d’aller et de partir à sa guise, en ces confins algéro-marocains où l’autorité militaire contrôle votre imprudence et ne vous permet le voyage qu’à ses heures, là, mieux qu’à Paris, il nous sera possible d’apprécier à sa valeur le prix immense des concours qui nous ont été donnés.
    D’abord, ceux qui de très haut nous sont venus, ceux qui ont permis, ordonné cette entr’aide apportée à pied d’œuvre et que nous trouverons tout au long de notre route, du moins tant qu’il sera, autour de nous, des hommes et qui sont civilisés.
    M. Charles Dumont, ministre de la marine ; le maréchal Franchet d’Espérey et cette savante Société de géographie qu’il préside ; le général Nieger, l’héroïque compagnon de Laperrine.
    Mais, surtout lui, le disparu, le ministre de la guerre défunt, André Maginot, dont, en ces jours de deuil, nous ne pouvons évoquer sans émotion de quel cœur enthousiaste et pénétré de l’intérêt national il s’était penché, encourageant, sur notre effort.
    Enfin, plus près de nous, plus agissant par suite, celui qui, au nom de la République, règne sur cet immense empire algérien, le gouverneur général Carde. De cet administrateur de grande classe, nous nous rappelons l’inquiétude et les hésitations en ces heures maintenant lointaines où, pour la première fois, nous lui exposions le but de l’aventure. Sa répugnance, somme toute, se comprenait. Pensez donc ! Perdre dans le Sahara deux rédacteurs du Matin !
    Il y a des chances que ça se serait su !
    Pourtant, conseillé par son directeur des territoires du Sud, le général Meynier, le gouverneur général Carde a repris le problème. Sous l’émouvant reportage, il a perçu l’œuvre utile, celle qui s’imposera demain, à l’heure où les bandits de Belcassen M’Gadi, chassés du Tafilalet, iront grossir, sans doute, la horde des R’Gueïbat, aux frontières du Draa et du Rio de Oro.
    Et déjà même, n’importe-t-il pas d’assurer, au cœur du Sahara, l’inattaquable sécurité de cette ligne impériale qui joint le nord de l’Afrique à son centre et que lui, Jules Carde, aux heures premières du doute et des sarcasmes, il a soutenue d’une foi vivace et agissante ?
    Lorsque sa conviction est fondée, les moyens d’exécution n’existent pas pour ce chef qu’est le gouverneur général de l’Algérie. Il ordonne, il est obéi. Obéi avec intelligence et cœur, parce qu’il a su choisir ceux qui, comme le colonel de Saint-Maurice, restent les exécuteurs de sa pensée.
    Une fois qu’il était acquis à notre aventureuse randonnée, rien ne pouvait lui coûter qui pût concourir au succès de l’entreprise.
    La poste, le télégraphe portèrent ses ordres aux plus lointaines limites de l’empire.
    Deux autres chefs, deux grands soldats, le général George, commandant le XIXe corps, et le général Meynier, directeur des territoires du Sud, allaient, chacun dans sa sphère, réaliser cette idée d’entr’aide que, tour à tour, venaient de sanctionner le ministre de la guerre André Maginot et le gouverneur général de l’Algérie Jules Carde.
    De la même école que celui à qui il venait de succéder en A. O. F., le gouverneur général Brévié ne pouvait manquer, à son tour, d’être séduit par l’émouvant problème que risquait de résoudre l’aventure. Lui aussi, il donna son consentement.
    Les ergs administratifs étaient franchis. Nous nous sentions, dès lors, de taille à aborder l’Erg de la peur !
    En attendant, notre mission se trouve écartelée tout au long d’une ligne qui mesure un peu plus de 3 000 kilomètres.
    Georges Estienne est à Gao, sur le Niger, où il inaugure les nouveaux services rapides et en partie aériens de la Compagnie générale transsaharienne.
    1 3oo kilomètres plus au nord, à Reggan, se trouvent nos deux Renault, que le chef mécanicien Brulard et le mécanicien d’Annouville révisent une dernière fois et préparent à la rude équipée.
    Et nous-mêmes, à 800 kilomètres de là, nous voilà encore à Colomb-Béchar, attendant pour rallier Reggan la prochaine « sécurité ».
    La prochaine « sécurité », c’est-à-dire le jour où, venus de tous les postes militaires de cette région des confins, spahis et mokhazni, ayant occupé, dans les gorges et sur les pitons, tous les points favorables à l’embuscade d’un djich, il est possible de circuler sans risque sur cette piste de Colomb-Béchar à Beni-Abbès, qu’ensanglantèrent, au djebel. Arlal, un jour douloureux de décembre 1928, les corps déchiquetés du général Clavery et de ses compagnons.
    Au reste, ces jours d’attente forcée, qu’impose le commandement, nous saurons les remplir.
    Le capitaine et le lieutenant de réserve que nous sommes sont, fort modestement, revenus à l’école du soldat. Et c’est ainsi que, allongés sur le sable et pointant vers quelques bidons vides épars sur la dune notre mitrailleuse et nos fusils-mitrailleurs, nous laissons revenir au plus profond de nous, ces réflexes qu’on croyait abolis de la guerre !
    Comme ils accourent vers nous de ce lointain et sanglant passé !
    Il y a aussi les bonnes minutes où, serviable et austèrement didactique, le brave sergent Penne nous fait réciter la théorie du démontage des armes automatiques et célèbre, à:son tour, imperturbable et les yeux fermés, les vertus diverses, mais constantes, de la « culasse mobile » ou du « doigt alimentateur ».
    Si notre équipement matériel se poursuivait ainsi, en ces longues journées, c’est, au cours de soirées trop brèves, à la table accueillante et délicate du colonel Trinquet que s’achevait notre équipement moral.
    Un grand seigneur et un beau soldat, cet homme qui commande à un territoire bien plus vaste que la France et qui, tels les proconsuls romains poussant jadis leurs légions en terre conquise, ne laisse déposer leurs armes à ses soldats que pour leur faire élever les monuments qui durent ou pour leur faire ouvrir les routes qui instaurent la paix.
    Le colonel Trinquet !
    Il semble à notre souvenir reconnaissant que, sans lui, Béchar ne serait plus la petite capitale du désert accueillante à ceux qui passent. La palmeraie semblerait moins adorablement verte, et moins chantant l’oued qui, sous les frondaisons, cascade.
    II est le bon accueil et le bon conseil.
    À cette table où, chaque jour, à tour de rôle, ses officiers viennent, à sa verve, à sa bonne humeur, à son expérience indulgente, à sa passion inflexible mais juste de la chose militaire, retremper leur moral, nous avons connu les minutes émouvantes et enthousiastes où, à la voix de ce chef incomparable, se stylisait en nous notre jeune et confuse vocation saharienne.
    II nous dira :
    – Allez de l’avant, mais n’oubliez pas cependant qu’au Sahara la chose la plus redoutable, c’est la confiance !
    Ce conducteur d’hommes, qui porte, en son corps martyrisé, les marques de son insouciant courage, est pour les autres plein de mesure et de circonspection.
    À notre retour, nous montrant les textes des radios que, à l’annonce de rezzous, il avait immédiatement lancés pour nous empêcher de quitter Reggan, il dira encore :
    – Ma conscience de colonel commandant ce territoire m’ordonnait, devant ce danger, de vous empêcher de partir, mais mon cœur de spahi souhaitait pour vous que cet ordre arrivât trop tard.
    Le commandant du territoire d’Ain-Sefra et le spahi auront, mon colonel, eu, tous les deux, satisfaction.
    Nous avons bien reçu l’ordre de ne pas partir. Mais nous l’avons reçu à notre retour !
    De la Saoura au Touat, sur ces 800 kilomètres où s’enchâsse, dans le sable ardent de la dune, l’adorable et verdoyant chapelet des oasis, le colonel Trinquet aura, pour nous, mobilisé l’accueil fraternel et l’encouragement qui, au bord du désert insondé, auront été le meilleur de nos forces morales.
    Puis, plus loin, lorsque les derniers hommes auront disparu, lorsqu’il ne sera plus, à l’entour de notre caravane, que le sable de l’erg et la traîtrise de l’inconnu, la voix paternelle du colonel Trinquet – portée sur l’aile mystérieuse des ondes – nous aura crié encore, chaque fois que nous aurons pu la capter :
    « Fils, gardez-vous à droite ! Fils, gardez-vous à gauche ! »
    Pour ce dernier soir que nous passons dans une vraie ville, le colonel a donné en notre honneur une fête charmante. Autour de la table la plus délicate, les femmes les plus adorablement évocatrices de la grâce et du charme des femmes de chez nous, et voici le pick-up qui lance, sous les hautes voûtes blanchies où saignent les rouges tapisseries de Timimoun, le mélancolique appel d’un blues, l’accord sauvage et triste d’un tango...
    Au sortir de ce palais des Mille et une Nuits, illuminé et chaud, en quoi ce grand seigneur artiste a transformé la froide résidence de la région, nous ne trouvons, dans Béchar endormi, que silence, obscurité, frisson.
    Tout dort... Le petit orchestre de l’hôtel, avec les derniers airs entendus à Paris, a jeté, à coups d’archet et de saxophone, tant de nostalgiques rappels dans les cœurs, que les jeunes officiers eux-mêmes ont abandonné leur bridge ou leur belote et que les femmes ont laissé tomber sur leurs genoux un ouvrage que ce soir elles ne poursuivront pas.
    Un moment, nous restons immobiles, silencieux, sous ce ciel criblé d’étoiles, où déjà paraît, à l’est, le Baudrier d’Orion.
    Ah ! Louis Kahn, ingénieur du génie maritime et ingénieux auteur de cartes orthodromiques, vous qui avez permis à Bellonte de diriger avec exactitude l’incomparable Costes dans un ciel où vos leçons lui faisaient lire sa route, si vous pouviez voir en cet instant vos deux derniers élèves !
    Rappelez-vous ! Ces deux élèves à qui, en quelques jours, votre enseignement patient et simple s’est efforcé d’apprendre les secrets contenus dans la hauteur d’un astre.
    C’était sur la berge basse de cette île Saint-Louis, où il faisait un vent si froid. Nous avions le sextant et la montre marine. Grâce à vous, notre inexpérience découvrait sans hésitation la Polaire, Bellatrix et Véga, dans ce ciel pauvre où les brumes de novembre ont éteint les étoiles.
    Mais aujourd’hui, si vous pouviez voir vos disciples infortunés ! Que n’êtes-vous là pour leur donner assurance, les aider à discerner, dans ce ciel prodigieux, parmi le clignotement inattendu de millions de points d’or, ces étoiles que, modernes rois-mages, tournés eux aussi vers le mystère, ils ont prises pour guides : Altaïr, Andromède, Betelgeuse ou Persée !

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 


Source :

du 11 janvier 1932

Deux étapes dans le désert et voici Reggan oasis de civilisation au centre de plus de mille kilomètres de sable