L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Deux étapes dans le désert et voici Reggan
oasis de civilisation
au centre de plus de mille kilomètres de sable


En haut : Les dunes de Reggan
En bas : La Kouba d'Igli

    Confortable et rapide, un car des services de la Compagnie générale transsaharienne nous emporte aujourd’hui vers Beni-Abbès, première étape avant Reggan, où nous attendent les deux Renault de la mission. Emmitouflés dans nos manteaux, nos djellabas et nos burnous, nous ressentons cruellement le froid.
    Mais déjà un émerveillement nous tire de notre somnolence. Cette piste dont nous gardons, de trois ans en arrière, le souvenir d’un sillon imprécis et cahoteux, c’est aujourd’hui une route, à certains endroits pavée, macadamisée. Une route ! Mieux même parfois, une avenue, un boulevard.
    À la vitesse que cette merveilleuse transformation permet aujourd’hui à notre véhicule, nous mesurons l’œuvre admirable accomplie par le colonel     Trinquet et ses soldats, 250 kilomètres complètement achevés de la route de Béchar à Beni-Abbès, et voici déjà fortement attaqués les 600 kilomètres de piste qui séparent l’adorable oasis du grand Erg de cette autre palmeraie, Reggan lointaine sentinelle du monde civilisé au bord du Tanezrouft.



Le puits du bordj
René Estienne à Reggan


Djebel Arlal

    Nous roulons. À peine deux heures de route, et nous voilà soudain au lieu sinistre.
    Djebel Arlal ! Le coupe-gorge où sont tombés les nôtres sous le coup d’un djich. Cinq morts – dont le chef militaire de cette immense région – quatre blessés !
    Une stèle de grès rose, nue, émouvante, évocatrice, nous met sous les yeux la tragédie sanglante.
    Le drame emplit, d’ailleurs, tout ce décor magnifique et sauvage. De cette terre qui a bu tout le sang, il monte comme une de ces vapeurs tenaces qui flottent sur la plaine tant que ne les a point chassées un rayon de soleil.
    La stèle qui situe le guet-apens où tombèrent le général Clavery et ses compagnons n’a point été encore inaugurée.
    Sans doute, attend-on pour le faire que soient, au Tafilalet, dans le repaire même des assassins, vengés les martyrs héroïques du djebel Arlal.
    Au pied de ce monument devant lequel notre souvenir respectueux s’incline, – mieux encore qu’à ces passages les plus tragiques de la montagne, – nous ressentons combien est illusoire cette « sécurité », malgré l’ampleur de cette mobilisation qu’elle exige, malgré ces sentinelles perchées sur les pitons ou embusquées dans les gorges, malgré ces troupes l’arme au pied et ces autos-mitrailleuses qui sillonnent la piste.
    La vraie, la seule sécurité, c’est Belcassen M’Gadi chassé de son repaire, c’est le Tafilalet expurgé de ses bandits, et les palmeraies où ils se ravitaillent enfin soumises à notre autorité.
    Le jour proche de ce mois de janvier où nos troupes en action auront achevé leur œuvre épuratrice, la stèle de grès rose du djebel Arlal aura connu la plus émouvante des inaugurations.
    Ce jour-là, les héros tombés sous le djich de la montagne recevront cet apaisement que n’ait point coulé inutile le sang qu’ils ont donné.

Les rencontres au désert

    Nous allons...
    Il y a décidément un monde fou dans le désert. On croise des autos militaires ou civiles, des camions chargés de marchandises. Et, pour laisser passer notre lourde voiture, les bergers arabes font, à coups de pierre et, à grands cris, s’écarter de la piste la longue caravane de leurs chameaux ou le bêlant troupeau de leurs moutons.
    Français ou indigène, chacun profite de la sécurité.
    Un quadrilatère blanc, un peu à l’écart de cet amas de terre brune que forment les maisons mi-ruinées d’un ksar, c’est le bordj d’Igli.
    Le lieutenant Drapier qui le commande, pratiquant cette généreuse hospitalité qui est la règle dans tout le Sud, ne nous laissera point poursuivre notre chemin sans nous être restaurés sa fraternelle popote.
    Un gars de ch’Nord perdu dans ce brasier africain ! Un gars de ch’Nord et fameux au baroud. À mots lents, traînards, encore entrecoupés de la franche lippée d’un bon verre de « rouge » il nous conte le dernier et le seul événement de ses longs mois de bled quarante-huit heures de « perm » à Colomb-Béchar. Un souvenir, magnifique sans doute, fait ciller ses yeux gris que, même aux heures les plus dures du jour, n’a jamais fait cligner le sable blanc d’Igli reflétant le soleil.
    Par la chaleur, maintenant accablante, nous avons repris notre route. Hélas elle ne suivra point l’aimable vallée de la Saoura et la longue suite des palmeraies que l’oued, fil d’argent ténu, relie entre elles, comme un inestimable collier d’émeraudes.
    L’hammada, la triste et rocailleuse hammada, est notre partage. À perte de vue, tout est morne et plat.

Beni-Abbès sous la lune

    Et soudain, récompense méritée, l’émerveillement de Beni-Abbès, la verte palmeraie couchée au flanc doré des dunes du grand Erg.
    Au bordj, la table accueillante du lieutenant Garnier-Dupré nous reçoit. C’est alors, sous la lampe, l’éternelle et émouvante épopée du bled. Ces histoires sont venues à nous, bien au loin dans le Nord, mais là, dans ce cadre que dramatise encore cette clarté morte des nuits irradiées de lune, elles versent, en vous une mélancolie angoissée qui fait mal.
    II faut secouer cette étreinte, qui est funeste à l’action. Dans Beni-Abbès endormie, sous l’immatérielle nappe de lumière argentée, nous allons.
    Une Ouled-Naïl invisible chante au rythme monotone et triste d’un instrument. Nous ne franchirons point son seuil que garde, jalouse et décidée, une chèvre noire cornes baissées.
    À 3 heures du matin, nous commencions la seconde et rude étape ~~qui, au bout de près de 600 kilomètres, devait enfin nous conduire à Reggan.
Premier et unique régal de cette route Timoudi et ses rochers qui surplombent les vertes frondaisons de la vallée. Maintenant c’est fini, nous ne serons plus pendant des centaines de-kilomètres que le centre mouvant d’un horizon immobile, identique et sans fin.
    Dix-sept heures de voiture auront fini quand même par nous mettre, la nuit depuis longtemps venue, au bordj de Reggan.
    Au sortir de tant d’heures de désolation et d’obscurité les Renault viennent de stopper au milieu de cette gaieté accueillante dans l’éclat, pour nous, maintenant merveilleux, de cet hôtel confortable, surgi du sein même des sables désertiques.

Les délices de Reggan

    Reggan le bordj de la Compagnie générale transsaharienne.
    Vous, qui descendant de voiture ou du train avez le choix entre vingt hôtels dont vous sollicite le flamboiement où la renommée, vous ne pourrez concevoir ce que c’est que de trouver un home confortable au milieu du désert.
    Un home confortable et charmant édifié sur le sable entre les mornes solitudes du Touat et l’horreur assoiffée du Tanezrouft !
    Alors, ça ne vous dit rien cela, qu’au centre de ces quelques quinze cents kilomètres de néant on trouve de la lumière électrique et une salle de bains.         Qu’après une route de six cents kilomètres où pour déjeuner nous avons dû âprement disputer nos conserves aux mouches, on soit reçu par l’accueillante blancheur de petites tables délicatement servies !
    À part les hommes du poste militaire d’Adrar, depuis ces mêmes six cents kilomètres nous n’avons point vu une figure humaine. Et voici qu’à notre descente de voiture des boys empressés se précipitent sur nos valises.
    Dans le salon où nous pénétrons, la gaie rumeur de quelques touristes en partance demain pour Gao. Sur la petite bibliothèque les derniers romans à la mode, et là-bas derrière le haut comptoir d’un bar américain, Abdallah qui parmi trente bouteilles tentatrices assemble judicieusement les fondements subtils d’un cocktail.
    Cela ne vous dit rien, à vous de trouver au centre de plus de mille kilomètres de sable, les dés sympathiques d’un poker d’as ?
    Nos corps moulus par dix-sept heures d’auto se sont revivifiés à la douceur tiède de la douche.
    Nous avons disposé nos valises dans de vraies chambres qu’agrémente un vrai lit.
    Nous avons parlé fort pour que l’écho de ces murs blancs nous retourne le son de notre voix que tout le jour avait étouffé le silence du désert.
    Nous nous sommes délectés à l’excellente cuisine de Taïeb et nous avons bu sans modération les vins frais que dans leurs bouteilles houssées de linge humide nous versait Abdallah.
    Nous avons connu en cette soirée cette joie que l’on ne peut décrire de retrouver un moment et soudain dans la barbarie morne de ces solitudes le produit de vingt siècles d’une humanité qui s’efforçait au confortable.
    Et au risque de vous paraître grossiers et terre à terre nous vous dirons que le plus pur de notre émoi a été en cette minute où après des centaines de kilomètres parcourus dans ce désert de la soif, nous avons, dans l’endroit discret de l’hôtel, trouvé sous notre main la chaînette bruyante mais civilisée d’une chasse d’eau !

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 


Source :

du 12 janvier 1932

La mission du « Matin » : personnel et matériel