L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


La mission du « Matin » : personnel et matériel


En haut : le bordj de Reggan – Au centre : les deux voitures
de la mission – En bas, de gauche droite : le chef mécanicien
Brulard et le mécanicien d'Annouvllle.

 

    Georges Estienne est signalé le 3 décembre, fonçant vers Reggan, à travers le Tanezrouft ; cette nuit, donc, nous partirons.
    Journée fiévreuse des ultimes préparatifs. Le jeune ingénieur Boret, qui, à ses fonctions de chef du centre de Reggan, joint les multiples occupations de radiotélégraphiste, a mis son point d’honneur à ce que tout soit prêt quand rentrera au bordj « René Estienne », le méticuleux directeur de la Compagnie générale transsaharienne. C’est, en effet, de Reggan que nous sauterons dans « le blanc de la carte » : 800 kilomètres dans l’inconnu.
    Avant de vous présenter cette « mission du Matin », qui, ce soir même au bordj, sera enfin au complet, laissez-nous vous faire passer sous les yeux le matériel que nous allons, en ces jours, soumettre à la rude épreuve du reg et de l’hammada (1).

Les voitures

    Justement, dans la cour de l’hôtel, nos deux mécaniciens, Brulard et d’Annouville, sont en ce moment « sur les voitures », c’est-à-dire exactement dessous.
    Voici nos deux solides autos, deux Renault du type colonial O.S.
    Finies les chenilles ! Inutiles les six roues ! Ce sont deux autos en tout semblables à la vôtre, – à part qu’elles sont très démultipliées pour concentrer l’effort de leur moteur de 11 CV et sont munies de gros pneus de très forte section.
    Carrossées en torpédo, les deux voitures comportent de larges emplacements pour les impedimenta.
    Le Vautour et le Condor – c’est ainsi qu’ont été baptisés nos véhicules par un parrain animalier – vont avoir, croyez-nous, un poids respectable à emporter.
    Huit cents litres d’essence, ce qui fait, avec les fûts, une petite tonne ; deux cents litres d’eau. Voilà pour ces 11 chevaux qui, s’ils sont moins sobres que les chameaux, sont aussi autrement robustes et résistants.

Les armes

    Tandis que Brulard surveille le plein, d’Annouville arrime les munitions et les armes : une mitrailleuse et son affût, un fusil mitrailleur, des grenades à main, six mousquetons, des cartouches en pagaïe.
    Les djichs (2), rezzou et autres gazelles n’ont qu’à bien se tenir.
    On procède maintenant avec une sainte révérence à l’aménagement des instruments scientifiques, sextant, montres de torpilleurs et compas d’embarcation.
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(1) Reg, sable fin et dur qu’on rencontre en majeure partie dans le Tanezrouft.
Hammada, plateau rocheux fait de larges dalles disjointes, redoutable aux chameaux eux-mêmes.
(2) Djich, se dit d’une association de bandits comprenant, en général, de quatre à vingt membres.
Rezzou, association identique, mais allant de vingt à trois cents participants.
L’un et l’autre proportionnellement aussi peu recommandables.

La mission

    À présent : À vos rangs, fixe, la mission !
    En ce qui nous concerne et pour épargner à notre modestie une trop rude épreuve, on s’est chargé de nous présenter. Le Matin, en effet, en termes infiniment flatteurs, a bien voulu vous dire notre passé de reporters aventureux et les raisons qu’il avait eues de faire confiance, en cette nouvelle et hardie tentative, à ses deux envoyés spéciaux.
    Celui de nous qui a reçu le titre, honorifique et superfétatoire, de « chef de mission » se reconnaît à ce que, sous toutes les latitudes et pour l’ahurissement des peuplades les plus, barbares ; il s’est obstiné à porter un chapeau de paille.
    Ce couvre-chef a failli causer une séparation prématurée de la mission, le second d’entre nous – le chef d’état-major – se refusant « à être ridicule aux yeux des Taoudeniens » !
    Et, pour bien prouver son mépris d’un accoutrement « aussi peu saharien », il s’est, lui, affublé d’une djellaba et d’un cheich, qui devaient lui donner, aux yeux des populations africaines, l’aspect fraternel d’un Marocain, mais ont réussi tout au plus – il le reconnaît lui-même – à le faire passer, aux yeux des autochtones, pour un « roumi » de ces pays lointains et mystérieux que sont le Turkestan ou la Moldo-Valachie.

Provisions de bouche

    Le « chef de mission » s’est attribué comme domaine propre le contrôle des armes et les mesures de sécurité. Nul ne lui a disputé les observations astronomiques et les déprimants calculs qu’elles entraînent.
    Le « chef d’état-major » qui joint à l’implacable volonté d’un souverain autocrate un dédain absolu des moyens d’exécution, s’est réservé particulièrement l’organisation matérielle si délicate de l’expédition, ainsi que la gestion des boîtes de conserves et la répartition du « pinard ».
    Bien que co-auteur de ces lignes, il se doit de reconnaître qu’il fut, dans ces fonctions, économe jusqu’à l’avarice, parcimonieux jusqu’à la famine et, s’il a sur la conscience l’amaigrissement de ses compagnons, soumis par lui au régime d’un seul repas par vingt-quatre heures, du moins il a la fierté que sa prévoyance ait, au terme du voyage, ramené sa petite troupe à Reggan, sans pinard bien entendu, mais avec, encore, de l’eau et quelques boîtes de lait condensé.
    Avec un robuste optimisme, nous avions calculé trois jours pour abattre les quelque 800 kilomètres qui séparent Reggan des célèbres salines de l’ouest saharien ; autant pour le retour et quatre jours que nous partagerions équitablement à mener la vie nomade de l’Azalaï et à villégiaturer à Taoudeni.
    En conséquence, le chef d’état-major, qui est très fort en arithmétique, avait préparé dix paniers de provisions.
    On verra par la suite comment – dans le désert décidément favorable aux multiplications des petits pains, et de tous autres aliments – ces dix paniers, représentant dix jours de subsistance, allaient se transformer en vingt jours de vivres.
    Le chef d’état-major, par ces temps de vie chère, se doit de vous livrer immédiatement une si magnifique recette : il a simplement, pour sa troupe, supprimé l’un des deux repas journaliers. Du même coup les dix paniers ont fait vingt jours de vivres.
    C’est un rien, mais il fallait le trouver.

Un homme du désert

    Notre compagnon de voyage, Georges Estienne, vous est déjà connu. Résumons-le : une volonté de fer et un homme d’acier.
    Deux kilos de dattes, trois litres d’eau sur le siège, à côté de lui, et, au volant de sa 15 CV, ce garçon a pu couvrir, en Algérie, au milieu des tentations culinaires des villes qu’il traversait, 3 000 kilomètres sans descendre de voiture ni dormir.
    Pour nous retrouver et prendre le départ de l’aventure, il aura, dans le temps de quatre jours, parcouru les 2 600 kilomètres de Reggan à Gao, et retour, inauguré une ligne nouvelle et jeté les fondements d’une moderne organisation touristique sur le Niger.
    De Paris à Reggan et à Gao, le jeune directeur de la Compagnie générale transsaharienne est partout, voit tout, règle tout.
    Il a le don d’ubiquité et l’apanage de l’entêtement.
    Grâce à cela, il a pu, au milieu des quolibets et des sarcasmes, du nord au centre de l’Afrique, à travers le désert, réaliser une ligne de transport qui est aujourd’hui l’étonnement des Sahariens et le cauchemar envieux de nos voisins.
    Sa connaissance merveilleuse des terrains où, à première vue, il sait qu’une voiture peut s’engager ; le sens qu’il a du désert ; le flair qu’il a des passages propices nous ont fait lui abandonner la navigation au milieu de l’océan des sables.
    Et c’est à lui que nous nous en remettrons de trouver sur le terrain la route pratique de l’itinéraire général qu’en commun nous aurons arrêté sur la carte imprécise.
    Cependant, Georges Estienne a une déconcertante particularité. À la ville, il est sobre et ne boit que de l’eau. Au désert, il ne boit... que du vin, et il boit comme un trou. Ça a faussé, naturellement, tous les calculs du « chef d’état-major ».
    Et c’est pour cela que nous avons terminé notre randonnée, la bonbonne de pinard vide depuis belle lurette, en buvant du café sans sucre.

Les mécanos

    À nos côtés, deux collaborateurs qui auront été, à la fois, la bonne humeur, l’endurance et la technique automobile : le chef mécanicien Brulard et le mécanicien d’Annouville. Le premier, petit, blond, presque taciturne ; le second, grand, brun, apportant dans ce désert la sagacité et la prudence normandes ; tous les deux serviables et discrets, d’une résistance physique à toute épreuve, « liquidant », par contre, les boîtes de conserves avec entrain et lampant d’un seul coup les verres de pinard que leur distribue un « chef d’état-major » parcimonieux et sidéré.

Deux indigènes


Le méhariste Ben Kresba

    Fermant la marche de notre petite troupe : deux indigènes, deux Chambaa, le méhariste Bou Kresba et l’ancien brigadier méhariste Abd el Kader.
    Profil pur et très fin, Bou Kresba est un nomade bien distingué. Sa gandoura grise serrée par les cartouchières qui laissent apparaître le cuivre rouge des balles, il marche en balançant, d’une façon bizarre et un peu inquiétante, les longs plis de son vêtement. On dirait une bayadère préludant aux danses sacrées et callipyges.
    Abd el Kader, par contre, présente une face mafflue, qui paraît en perpétuelle colère, et alors même qu’on lui fait présent d’une boîte de fruits au sirop, longuement convoitée, il semble, en la prenant, disposé à vous manger vous-même tout d’abord.
    Nous avions sans doute demandé au poste militaire d’Adrar de nous dénicher un guide, non pas qui pût nous conduire à Taoudeni, – puisque nul ne connaît la route du nord, – mais qui, une fois amené par nous dans la région des salines, nous permît de trouver cette aiguille dans une botte de foin : Taoudeni dans son désert.
    Bou Kresba, nous avait-on assuré, ayant été jadis dans la ville du sel, nous pouvions être certains qu’en lui l’admirable mémoire des nomades ne manquerait pas de s’éveiller à l’approche du lieu redoutable et mystérieux.
    Et, d’enthousiasme, nous avions adopté Bou Kresba, honneur du groupe mobile du Touat !
    Nous l’avions adopté, malgré l’inconvénient qu’il présentait de ne pas entendre, nous avait-on dit, un traître mot de français.
    Force nous fut donc de prendre un second indigène, Abd el Kader, ancien méhariste chambaa, qui fut élevé incontinent à la dignité d’interprète de la mission.
    Le désert est un lieu où il ne faut s’étonner de rien. On verra plus tard, dans ce récit, comment, aux minutes de fortes émotions, l’interprète Abd el Kader se-révélait incapable d’exprimer en français le moindre mot d’arabe, tandis que, au contraire, Bou Kresba retrouvait tout à coup, dans son subconscient, quelques mots de français pour nous crier, par exemple :
    – Je suis complètement dégoûti !

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 


Source :

du 13 janvier 1932

Le départ dans la nuit et la première journée de voyage dans les sables du Tanezrouft