L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Prisonniers de l’Erg Chache



En haut : L'avance difficile à travers les dunes de l'Erg Chache
En bas : La plaine... enfin ! (Au centre : Un rocher de forme bizarre)

 

    Alors, au petit jour, le vent jaune tombé, la lumière montant en triomphe dans le ciel pur, nous avons vu...
    Autour de nous, au nord, au sud, droite, à gauche, enserrant étroitement et de tous côtés ce cirque morne où nous avons dormi : l’Erg !
    Magnifique et atroce.
    Il a, du même coup, rempli nos yeux de splendeur et d’effroi.
    Les beautés indescriptibles qu’il étale, soudain, au regard de ces hommes qui viennent de violer sa millénaire solitude, l’Erg., sait que ces imprudents, ne les révéleront pas.
    Et il se montre à nous dans sa triomphale impudeur. Il laisse jouer, sur ses massives pyramides dont un cyclope, aux premiers temps, a dû sculpter les arêtes aiguës et les courbes de style, la lumière blonde d’un soleil naissant qui sait les effets magiques que tire d’un pylône d’or une ombre bleue.



Orientation

 

    L’Erg ! Par quelle erreur de nos boussoles affolées, par quelle traîtrise de ce vent de sable qui nous dissimula, tout un jour, ce redoutable décor, avons-nous pu nous enfoncer dans la splendide horreur de ces dunes ?
    De tous côtés, oui, de tous côtés, les collines de sable découpent, à 200 mètres de hauteur, sur l’azur, leurs crêtes qu’a modelées le vent.
    Le spectacle qu’offre, à nos yeux médusés, le cercle éblouissant qui s’est formé, ce spectacle est pour nous si nouveau, si émouvant, si magnifique que nous n’avons point encore, exactement, en nous-mêmes, réalisé le redoutable de notre situation.
    Émerveillés et confiants, nous avons levé le camp. À l’extrémité de ce cirque où, lentement, elles se meuvent, nos voitures vont bien trouver, entre les hautes dunes, quelque étroit défilé par où nous nous échapperons.
    D’un effort têtu, puissant et souverain, les deux Renault avancent. Nous voilà à la limite extrême de la petite vallée.

Le cirque tragique

    Le mur abrupt des dunes nous arrête. C’est que nous avons mal cherché un passage qui, certainement, existe. Revenons.
    Au pied même des collines qui l’enserrent, refaisons, une fois encore, le tour de ce cirque tragique.
    Pas la moindre fissure dans l’affreuse et mouvante muraille !
    Sommes-nous bêtes ! Il y a toujours, au moins, le chemin par lequel nous nous sommes fourvoyés dans cette impasse !
    Et, malgré qu’il en coûte à notre amour-propre, nous reprenons, en sens inverse, nos traces de la veille.
    Lentement, au prix de continuels enlisements, nous avons refait en arrière plus de quinze kilomètres du chemin parcouru.
    Et c’est alors que nous avons senti peser sur nous la catastrophe.
    Un mur nouveau, un mur infranchissable se dresse devant nous. Et c’est pourtant bien là que nous avons passé.
    Sans doute, le vent terrible de cette nuit a, en grande partie, effacé sur le sable les traces que nous avions laissées. Le fil ténu qui nous relie encore à Reggan et aux hommes, ce fil que, en cas de détresse, modernes Arianes, nos voitures devaient mettre aux mains incertaines de sauveteurs, ce fil est, maintenant, inutile, invisible, rompu.

Pas d’issue

    Nous sommes loin, nous sommes seuls.
    Pourtant, c’est là, il n’y à point de doute. Dans le sable de cette descente, vertigineuse comme une moraine de glacier, les sillons de nos roues sont marqués.
    Mais la pente qu’elles ont, dans l’obscurité de la tourmente, descendue, il serait fou de demander – même à nos voitures au cœur puissant – de la gravir.
    Derrière nous, l’Erg a fermé la porte, et nous sommes ses prisonniers !
    Dans ce décor tragique, nos nerfs souffrent et, cependant, par-dessus tout, il nous faut le calme qui permet la clarté et la décision.
    Retournons, cherchons encore.
    Pendant des heures, nous marcherons en rond, tâchant de nous faufiler entre les pieds des dunes, espérant, contre tout espoir, qu’une faille cachée se révélera soudain dans le cercle immuable.
    Nous tournons, donnant, de nos voitures essoufflées, dans la muraille molle et inexorable, comme cette hirondelle qui va buter, de sa tête affolée, de ses ailes froissées, contre les murs de la demeure qui retient son imprudence prisonnière.
    Qu’est-ce qu’on use comme essence murmure d’Annouville.
    L’essence, oui, il y a encore ça. Il faut la ménager; nous sommes si loin du but, si loin du retour !
    On a stoppé les autos. Avec Georges Estienne, nous allons tenter d’escalader cette haute dune qui se dresse là-bas, à plus de 200 mètres de hauteur. De là, nous aurons, sans doute, devant nous, un large horizon, la plaine peut-être... la plaine qui va vers Taoudeni !
    À pas lents qui s’enlisent, à pas sacrilèges, dans la virginité de ce sable qui s’effondre, nous gravissons la pente d’or.
    Nos pieds enfoncent ; par moments, il nous faut ramper. Le sable vierge se défend, nous retient, nous englue, nous aspire.

Les aigles

    Et, soudain, dans ce silence rigoureux des choses, un double cri altier, un bruissement rythmique et lent.
    Au-dessus de nous, coléreux et apeurés, deux aigles magnifiques viennent de prendre leur vol.
    À moitié enlisés et désarmés, nous n’avons cependant point peur de leur sinistre tournoiement.
    Une joie enfantine est en nous de voir enfin, et ne serait-ce qu’une minute, quelque chose qui ne soit point le néant et la mort, quelque chose même de redoutable, même de cruel, mais qui vive !
    Et puis, la présence de ces rapaces n’indique-t-elle pas la fin prochaine de la zone désertique ?
    Un dernier bond nous a portés au sommet de la haute colline.
    Nous allons, de là, voir sûrement la plaine… la plaine de reg fin où nos autos marchent si vite.
    Une plaine, c’est si joli une plaine, même lorsqu’elle est déserte et sans fin !
    Dire que, jadis, nous avons pu trouver monotones la Beauce, ou nos landes, ou les plateaux délaissés de notre Limousin !
    Que c’est beau, une plaine, même lorsqu’il n’y a pas, comme chez nous, pour la couper, le frais rideau des arbres tendu sur un ruisseau !
    Nous regardons !
    Autour de nous, à perte de vue, s’étend, comme une mer immense aux vagues étincelantes, l’infini de ces chaînes parallèles qu’étire, d’est en ouest, la montagne de sable.
    Prisonniers de l’Erg ! Nous sommes prisonniers de l’Erg !... Comme ces aigles lourdement envolés et dont les carcasses, un jour prochain, blanchiront ces dunes qui ne souffrent point la vie !

La décision

    Dans nos têtes, que la vision a chavirées, les mots tourneboulent et s’entrechoquent.
    Nous n’avons point parlé, mais nos yeux se sont compris.
    Si l’on devait abandonner, les autos, s’il nous fallait partir à pied, à l’aventure ?
    La vue qui s’étend devant nous, à plus de 80 kilomètres, nous montre, au moins, quatre jours de marche, sur ce sol épuisant qui s’attache à sa proie.
    Quatre jours, en portant la charge, si lourde et si légère, de nos vivres, de notre eau, de quelques armes !
    Quatre jours d’une marche atroce, qui nous .laissera démunis, affamés, assoiffés.
    Quatre jours pour aboutir où ? Au Tanezrouft !
    Nous ne nous sommes rien dit, mais nos pas plus rapides ont dévalé la pente, vertigineuse et mouvante, des sables.
    C’est bien simple. Il faut que les Renault accomplissent ce prodige de passer, ou, alors, résignons-nous à crever ici, peut-être un peu plus loin, là-bas. Il faut que les Renault passent !... Il faut !...
    La ronde infernale et stérile a repris.
    Il faut !
    Elle a repris avec désespoir, avec rage :
    Il faut !
    Et, tout d’un coup, on s’est arrêté devant un col, que l’on avait, ce matin même, écarté comme inaccessible.
    C’est le plus bas que nous ayons trouvé. C’est celui où le vent semble avoir tassé davantage la dune.
    C’est le seul, quoi !
    Il faut !

L’exécution

    Alors, sous les roues, on a placé les planches. Les braves voitures ont mordu, sur le pied de la dune, tant qu'elles ont pu ; tant que leur pauvre cœur vaillant à donné une pulsation ; tant que le sable ne les a pas eu enserrées, jusqu’aux moyeux, jusqu’aux tripes !
    Alors, nous avons repris les pelles et les planches. Encore un effort, encore un bond ! Et encore comme cela, pendant des heures atroces, où nous n’aurons eu pour nous soutenir que ce mot : Il faut !
    Mètre par mètre, sur les planches à la fin disloquées, les Renault ont passé la dune.
    Alors, une fois là-haut, de tout leur poids, de tous leurs gaz, de toute notre frénésie, qui les portent, sur son autre versant, elles ont dégringolé cet Erg.
    Devant nous maintenant, entre ces deux chaînes escarpées des dunes, s’étire une étroite et longue vallée. Des petits bras, sablonneux sans doute, la coupent à son début. Mais ce n’est plus cela qui est capable d’arrêter notre fièvre et la vaillance de nos voitures.
    Les petits ergs sont franchis.
    La plaine s’étend devant nous.
    Où va-t-elle ? On n’en sait rien. Elle va loin d’ici, et ça suffit.
    Une seconde – qui aura été bien funeste à la bonbonne de « pinard » du « chef d’état-major » et, à nouveau, remontés en voiture, nous nous élançons vers l’inconnu, sur ce chemin que, confusément, nous sentons être le chemin de la liberté, le chemin de la vie !

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

 

Source :

du 16 janvier 1932

Le difficile assaut de l'Hammada, le plateau rocheux que les autos n'ont pu atteindre qu'à la septième tentative