L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Premiers visages humains…
… premières inquiétudes



Le « chef d'état-major »
se fait montrer par le Kounta le chemin de Taoudeni

    Au sein de ces rochers, là-bas, on a parlé... Une voix humaine, dans le désert, c’est un prodige joyeux et redoutable, un prodige qui dans l’entre-choc d’une seconde vous fait connaître le meilleur et le pire qui puissent naître d’une présence : l’entr’aide fraternelle ou la lutte sauvage.
    Une voix : c’est tout d’abord cet émerveillement de n’être plus tout seuls dans le silence ; une voix, c’est cette angoisse de n’avoir retrouvé un semblable que pour affronter un ennemi.
    Homo, homini lupus !
    Homme, loup pour l’homme, loup cruel et dévorant.
    On a parlé...
    Plus vite encore que les jumelles trop longues à trouver leur mise au point, nos yeux ont cherché et ont vu. Vers nous, à quelques centaines de mètres, sur des chameaux, s’avancent cinq hommes vêtus de voiles bleus.
    La joie qui, une minute, nous a inondés, de retrouver après les jours d’inexorable solitude des êtres humains défaille subitement devant leur attitude étrange.
    Ce sont sans doute des goumiers du capitaine qui commande l’escorte de l’azalaï. Inquiet, il nous fait rechercher. Nous nous le répétons. C’est plausible, d’ailleurs ; c’est logique ; et ça nous permet une minute, au moins, de refouler cette petite émotion qui nous a griffé le cœur.

Djich

    Mais si ce sont les goumiers de l’azalaï, pourquoi ne répondent-ils pas à nos signaux ? Pourquoi se sont-ils tus ? Pourquoi maintenant, à l’abri de cette dune, se tiennent-ils immobiles, suspects, menaçants ?
    Il faut en avoir le cœur net.
    – Aux voitures !
    Rapidement nous avons dévalé la haute butte.
    Lentement les autos s’ébranlent parmi les durs cahots.
    Nous avons tous en main ou à nos côtés les mousquetons, dont l’un d’entre nous distribue les chargeurs.
    Cahin-caha, et prête à se disloquer sur ce sol infâme fait de larges dalles disjointes et de pierres tranchantes, notre voiture prend la tête et gagne vers les méharistes, qui sont dissimulés.
    À cet instant, dans un bruit infernal où l’on peut penser que tout s’est brisé, le véhicule de Brulard se porte à notre hauteur.
    Sur le marchepied, sa figure noire maintenant encore plus cendrée, Abd el Kader, du doigt, nous montre un autre amas rocheux dans la plaine.
    Là encore, mal cachés par un pli de terrain, quatre hommes et un méhariste.
    Un peu plus à droite un nouveau geste d’Abd el Kader nous fait apercevoir six indigènes qui courbés vers le sol semblent marcher vers nous comme pour nous couper la retraite. Alors, englobant tout ce coin qui s’anime de ce décor hostile, la gorge contractée, les yeux brillants et rouges, l’ancien brigadier méhariste du Touat à deux reprises nous crie :
    – Djich !
    D’un coup de frein on a stoppé les Renault. À plat ventre, derrière une roche, nous tâchons de nous rendre compte.
    Regarde, continue Abd el Kader, ils ont « baraqué » les chameaux.
    Effectivement, avant de se terrer, les hommes bleus ont entravé leurs animaux qu’ils ont mis ensuite à l’abri de la dune.


Le terrain aux abords de Telig

Demi-tour

    Que faire ?
    Les attendre ? Se retrancher près de nos voitures, c’est-à-dire laisser à des tireurs habiles la possibilité de nous ajuster du haut de ces pitons qui nous entourent ?
    Et la nuit qui viendra !
    La nuit pleine d’embûches où, points de mire libéralement offerts, nous ne verrons rien, nous, de la lente et silencieuse reptation de ces hommes. Et tous ces rochers, toutes ces meurtrières naturelles, tous ces commodes cheminements !
    Au fait, nous ne sommes pas venus ici pour faire la guerre !
    Si, assurés du succès, ils veulent la bataille, eh bien ! on se battra. Après tout, nous en avons connu d’autres, dans le temps, qui « avaient voulu ça » !... et à qui ça a cuit...
    Nous n’ignorons point que notre armement constitue, pour les pillards, toujours bien renseignés au désert, un appât, – que rend encore plus alléchant notre petit nombre.
    Si c’est possible, évitons la bagarre !
    Et, une fois de plus, vers nos braves Renault, nous nous retournons. Nous allons leur demander de fournir ce gigantesque effort de marcher au plus vite sur cette disloquante « caillasse », sans que rien ne se rompe, sans que rien ne s’arrête.
    La décision prise, on a fait vite. On a retourné les voitures et on « en a mis » tant qu’on a pu.
    À tout casser.
    On faisait bien du dix à l’heure…
    Nous parcourons, à peu près à rebours, le chemin que, le matin, nous avons suivi. Marcher ouest-est, ce n’est pas cela, hélas ! qui nous rapprochera de Taoudeni !
    Mais il faut mettre de l’espace entre nous et ces hommes, devenus trop subitement taciturnes et discrets.
    Dans nos bras, fusils-mitrailleurs et mousquetons, aux incessants et rudes cahots, tressautent à nous faire craindre que, malgré la mise des armes au cran de sécurité, sous la violence de ces chocs continuels, les coups ne partent. C’est peut-être là un des plus sérieux dangers que nous ayons courus.

Obstacles

    Lorsque ce ne sont point les roches qui nous arrêtent, c’est le lit asséché d’un oued. L’hammada est toute veinée de ces jaunes artères de sable où, à tour de rôle, s’enlisent nos voitures.
    Une auto se « met au plein ». Les deux équipages volent à son secours, tandis que l’un d’entre nous, fusil-mitrailleur en batterie, sur la berge de l’oued, couvre l’opération.
    Comble de guigne ! Pour la première fois, dans un de ces lits légèrement herbeux, nous apercevons une bête vivante : une jolie gazelle, dont les yeux alanguis et tristes ne l’auraient point, cependant, en d’autres conjonctures, sauvée d’un sort funeste.
    Mais, à cette minute, nous avons bien d’autres « djichs » à fouetter.
    Il y a près de deux heures que nous roulons depuis l’alerte. Nous sommes certainement sortis du cercle dans lequel ces mystérieux méharistes faisaient mine de vouloir nous enfermer.
    Nous marchons maintenant au nord.
    Une autre inquiétude nous tenaille : l’essence. Nous en avons, ce matin, pour cette stupide affaire, dépensé beaucoup, qui aura peu servi à nous rapprocher de notre but.
    Notre but ! Taoudeni ! Vapeur trompeuse et qui s’éloigne toujours plus, comme le mirage de cette source que nous apercevions au loin, entre des arbres et dont l’onde intarissable coulait, si claire et si rafraîchissante, devant nous qui nous partagions une eau rouillée et chaude...

Encore des hommes !

    Mirage encore, là-bas ?... Non, ce sont bien des hommes qu’à nouveau nous apercevons.
    Une fois de plus les autos ont stoppé. Nous ne pouvons fuir comme cela, toujours. Ils ne sont, d’ailleurs, que trois à courir vers nous. Si c’est dans une embuscade que ces « isolés » prétendent nous faire tomber, ils se préparent de rudes mécomptes.
    Georges Estienne a fait disposer les deux Renault dans la position la plus favorable. D’Annouville et Brulard restent chacun à la garde de leur voiture.
    Nous avons littéralement porté Abd el Kader sur le bord d’un oued qui offrirait un défilement par trop facile à des assaillants, et, poussant Bou Kresba, qui n’imprime plus, en cet instant, à son arrière-train contracté, son habituel et souple balancement, nous allons, tout contre un pli de terrain, prendre une position qu’appuie notre arme automatique.
    Les trois hommes, qui, vers nous, se manifestent davantage par leurs cris que par leurs enjambées, ne paraissent pas, d’ailleurs, eux-mêmes très rassurés. Ils rampent, se dissimulent derrière les pierres, s’aplatissent à l’abri de petites dunes, – en un mot « utilisent » le terrain avec plus de science que de bravoure.
    Georges Estienne et le « chef d’état-major » se sont portés en avant, tandis que le troisième, le doigt sur la gâchette, se dispose, de son fusil-mitrailleur, à balayer la plaine.
    De plus en plus circonspects, les indigènes, à présent, jettent du sable en l’air, ce qui, en langage désertique, signifie qu’on n’a, à l’égard de vous, que de bonnes intentions.
    Malgré nos ordres, Bou Kresba, que nous voudrions envoyer à cinquante mètres en avant parlementer, se refuse à quitter le rempart de nos poitrines et condescend tout au plus à jeter, lui aussi, vers le ciel, un sable éloquemment pacifique.
    – Avance, Bou Kresba ! lui crions-nous. Tu n’as rien à craindre. Nous sommes là.
    Mais, tandis que notre interprète Abd el Kader a perdu, dans les émotions de ce jour, ses solides notions de français, notre ineffable « groupe mobile », qui se targuait, hier encore, d’avoir, à défaut de force, « la bravoure », retrouve, soudain, dans son trouble, un nouveau mot, dont il va caractériser la situation :
    – Méfian-an-an-ance ! nous crie-t-il, en s’arrêtant résolument.
    Comme les trois indigènes ne sont, pas plus que Bou Kresba, décidés à s’avancer, notre ridicule position menace de s’éterniser.

Rencontre

    Alors, Georges Estienne et le « chef d’état-major », rejetant ostensiblement leurs armes, sur le sable, se dirigent vers le groupe immobile et criard.
    Du coup, ces hommes, à moitié nus, quittent l’abri de leurs rochers.
    Ce sont des Kountas. Ils viennent de Bourem, sur le Niger, et vont à Taoudeni.
    Victoire ! Cette fois, notre but ne saurait nous échapper.
    Ces noirs mâtinés de Maures, quoique nos deux Arabes persistent à nous conseiller la « méfiance », nous ont, par leurs premiers mots, causé une joie trop douce pour que nous ne leur fassions pas un immense crédit. Nous ne pouvons croire que ce soit une comédie faite pour nous attirer dans un traquenard, cette crainte qu’ils affichent des rencontres suspectes que nous leur avons immédiatement contées.
    L’un d’eux s’offre à monter avec nous et à nous guider.
    Alors, pour le coup, vous pensez si Bou Kresba s’est remis à bramer lamentablement :
    – Méfiaaaance !
    Nous ne l’écoutons pas.
    On embarque le Kounta, dont la garde est confiée au « chef d’état-major » lui-même, avec mission de lui loger une balle dans la tête au premier indice d’une traîtrise.
    Et nous allons, encore tout éberlués de l’aventure, regardant de tous nos yeux, tâtant ce brave garçon qui, avec ses deux camarades, s’est, si opportunément pour nous, écarté de l’azalaï, – à peine à quelques heures de chameau devant nous, paraît-il.
    Nous nous demandons si, subitement, le Kounta ne s’évanouira pas, comme ces continuels mirages. Nous nous demandons aussi s’il n’est point chargé de nous faire tomber dans l’embuscade, si, l’instant prochain, notre perte consommée, il ne tentera pas de s’évader.
    Mais non ; cette brave tête rasée, qu’a rôtie le soleil, est une tête honnête, loyale.
    Pourquoi, tout à l’heure, a-t-il, malgré le danger, avec ses copains, couru après nous ?
    Mystère et curiosité.
    Curiosité enfantine de ces primitifs qui, pour rien, pour le plaisir, – comme Caussade a tué Latournelle – ont risqué de recevoir, eux, un chargeur dans le ventre… et de nous faire attraper une maladie de cœur !

 

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 


Source :

du 19 janvier 1932

Où le capitaine méhariste Poggi, commandant l'escorte française de l'azalaï, fut bien-surpris de rencontrer des compatriotes