L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Le meurtre du lieutenant de Sèze
et l’ « enfumade » du caïd Moktar


La ruelle de Taoudeni où fut blessé à mort le lieutenant de Sèze.
Au fond : la porte par où le caïd Moktar tenta de s’enfuir.

    Le lieu du drame : ce misérable ksar ; ce quadrilatère de 100 mètres de côté dont le haut mur d’enceinte enclot, dans le dédale des ruelles, l’amas nauséabond de ces cases en ruine.
    La tourelle sud-ouest, où nous sommes, domine le fortin et le bat tout entier.
    Le fusil qui est posé sur le rebord abrité de cette meurtrière ferme d’un mortel verrou l’unique porte de Taoudeni.
    C’est là.
    Dans ces pièces d’où, tout à l’heure, par cette échelle de perroquet, nous sommes montés dans ces pièces aux murs épais, et qui ne communiquent entre elles que par d’étroites ouvertures très basses dans cet inexpugnable réduit, accessible seulement par un étroit couloir repéré, étaient, depuis ce 30 novembre 1927, enfermés les révoltés.
    La cause de la sédition ? Banale en tout autre lieu ; irrémissible en ce désert de la faim.
    De quel prix, en denrées et en vivres, les traitants de l’azalaï payeraient-ils, ce jour, la barre de sel au caïd de Taoudeni ?

La révolte

    Et, pour quelques grammes, ce fut la révolte.
    Aurélien de Sèze, lieutenant au groupe nomade d’Araouan des méharistes soudanais, commandait l’escorte de sûreté de la caravane. Il fit savoir au chef de la-ville que, tout en n’ayant pas à intervenir dans la dispute, il entendait cependant que les conditions antérieurement acceptées fussent tenues.
    Au surplus, n’ayant pas l’intention de mourir de faim, lui, ses hommes et ses chameaux, dans ce pays du diable, il l’engageait à faire au plus vite le chargement des barres de sel.
    Le 2 décembre, ces sommations étant restées sans effet, Aurélien de Sèze, à la tête de quelques-uns de ses méharistes, enfonçait la porte de Taoudeni.
    Il est des lieux où reculer – tergiverser même simplement – perd irrémédiablement la face.
    Le chef indigène, quels que fussent ses démêlés avec les kabars (caravaniers) de l’azalaï, nous devait obéissance.

Combat singulier

    La porte enfoncée, le lieutenant de Sèze se trouva debout dans cette ruelle étroite, au bout de laquelle se tenait à une meurtrière Sidi el Moktar, caïd de Taoudeni.
    – Rends-toi, Moktar ! cria de Sèze.
    – Va-t’en, de Sèze ! cria Moktar.
    Le seul coup de feu qui, à ces mots, fut tiré couchait dans la ruelle ensanglantée le commandant du groupe nomade d’Araouan.
    La balle, pénétrant dans le côté droit, était ressortie un peu au delà de la colonne vertébrale.
    Comme on voulait l’emporter, Aurélien de Sèze se fâcha.
    – Je garde le commandement et ne partirai que quand on m’aura amené, morts ou vivants, ces révoltés.
    Cela dura, dans l’effroyable chaleur et dans l’horreur, tout un jour.
    Quand, au soir, on emporta évanoui l’héroïque et infortuné lieutenant, trois méharistes, le nez dans le sable, les bras en croix, obstruaient la ruelle.
    Le lendemain, au commandement de l’adjudant Pigeon, l’azalaï repartait pour Araouan.
    Ce que furent, pour ce blessé porté à tour de rôle par ses soldats sur leurs fusils assemblés en guise de brancard, les neuf affreuses journées de cette marche dans le Djouf ; ce que devaient être, pendant l’indicible calvaire, l’héroïsme, l’abnégation, la sérénité de cet homme aux portes de la mort, uniquement occupé de son devoir accompli et du soin de ses soldats, quelques mots seuls, en notre langue, peuvent l’exprimer. Les voici ; ce sont ceux par quoi se termine la citation posthume du lieutenant Aurélien de Sèze :
    « Après avoir donné ses ordres et dicté des adieux inspirés du plus pur idéal, est mort comme un preux chevalier d’antan, sans peur et sans reproche ! »
    À treize heures de marche au nord d’Araouan, le 11 décembre 1927, succombait Aurélien de Sèze.
    Mais il mourait vengé et dans les plis d’un drapeau qu’il avait lavé des injures de la révolte.
    La reddition des rebelles, le châtiment de Sidi el Moktar, cette page de l’histoire saharienne qu’un héroïsme quotidien ne se lasse pas d’inscrire sur un sable oublieux et mouvant, cela avait été, en effet, pour l’adjudant Pigeon et le sergent Desclaud, leur manière à eux de rendre les honneurs à leur chef mortellement blessé.
    Cela s’était fait en ces heures qui avaient précédé le lent et funèbre retour de l’azalaï.
    L’adjudant Pigeon songeait. Soumettre les révoltés, sauver le prestige du drapeau, venger de Sèze assassiné et les trois méharistes tombées dans le combat ? Sans doute ? Mais aventurer encore des vies humaines dans ce sanglant guêpier ?
    Mettre dans le mortel dédale, d’autres hommes au bout du fusil de Moktar ?
    L’adjudant Pigeon ne pouvait, malgré l’appel du devoir militaire, se résigner à ce sacrifice humain.

Le châtiment

    Quand il eut pendant de longs moments réfléchi, il appela les plus sûrs de ses hommes.
    C’étaient de jeunes et braves soldats de ce Soudan, dont la noire armée, pendant la guerre, entra héroïquement, au sortir des jours paisibles de chaud soleil, dans la nuit froide des sanglants terriers, sans rien demander, sans rien prétendre, au seul appel de cette France qu’elle sentait maternelle et prédestinée.
    Quand il eut, autour de lui le nombre qu’il avait fixé, de volontaires, l’adjudant Pigeon quitta le carré de l’azalaï et gagna Taoudeni. Ses hommes emmenaient avec eux tout ce qu’ils avaient pu emporter de ces lourds bâts de chameaux sur quoi l’on charge les barres de sel.
    En se courbant, en rampant, en utilisant au mieux le terrain, la petite troupe atteignit cette tour Sud-Ouest dans laquelle se trouvaient enfermés avec Moktar les principaux des révoltés.
    Quand ils furent au pied de la tour, les méharistes de l’adjudant Pigeon commencèrent un bizarre travail. Ils accumulaient le sable, dont ils consolidaient avec les bâts des chameaux, l’enfantin et fragile édifice.
    Ainsi tout contre la tour de pierre ils édifiaient une autre tour de sable.
    Quand elles furent à peu près de même hauteur, et sans que l’ennemi privé sous cet angle de ses meurtrières et tenu en respect ait pu y faire obstacle, de l’une ils sautèrent dans l’autre.
    Une fois sur cette terrasse – la plus haute où ils avaient pu mettre en batterie leurs fusils-mitrailleurs, ils continuèrent leur mystérieuse besogne.

Le feu

    Ils avaient apporté des brindilles de bois, auxquelles ils mirent le feu. Sur la tourelle une flamme claire monta.
    Quand elle eut dévoré tout le bois, elle prit au sol même de la terrasse son aliment.
    Il était de bois et de peaux séchées. La tour ne fut bientôt plus qu’un brasier.
    Remontés maintenant sur leur édifice de sable, les méharistes, le doigt sur la gâchette de leur mousqueton tenaient sous leur feu cette unique sortie de la demeure du caïd.
    Dans l’air une fumée épaisse montait en tourbillons.
    Leurs dents blanches découvertes, leurs faces noires décomposées par un sanglant rictus, – tous ces instincts de meurtre que de plus civilisés ont connus aux heures troubles et saoulantes de la bataille venant battre dans leur cœur farouche – les Soudanais vivaient à plein la cruelle minute.
    Enfin comme de tous les interstices de la demeure en révolte s’échappaient maintenant d’acres volutes, la porte unique soudain s’ouvrit. Au cri de triomphe des méharistes, a répondu une plainte aiguë, déchirante, inhumaine, lamentation de bête traquée, appel criard et désespéré de l’oiseau emporté dans le remous brutal de la tempête.
    Une femme ! la femme de Moktar. Contre le mur, elle n’est qu’un tas frissonnant de voiles bleus.
    Elle a vu s’abaisser les fusils, dont les coups ne sont point partis. Mais son cri est devenu plus horrible, parce qu’elle a vu aussi la face de ces hommes qui depuis tant de jours sont dans le désert aphrodisiaque et vide.
    Le petit tas de voiles bleus s’en va maintenant, secoué, emporté, captif et gémissant aux bras noirs et robustes des hommes…

La mort de Moktar

    La porte refermée à nouveau s’est ouverte.
    Plaqué contre le mur, horrifié, cherchant son souffle et déjà dédié à la mort, le frère de Moktar s’écroule dans le crépitement brutal de cette fusillade.
    Des minutes passent où l’on entend au rauque grognement qui sort de sa bauge que le rude sanglier étouffe.
    Et à son tour, il paraît, l’assassin du lieutenant de Sèze.
    Il est droit et grand dans l’ampleur de ses longs voiles sombres.
    Vers Allah monte de ses lèvres une prière qui se sait inutile.
    Jusqu’à l’étroit escalier de pierre dont le corps de son frère mort a roulé les degrés. Moktar avance terrible et résigné.
    Vers ceux qui emportent là-bas l’amas bleu de ces voiles d’où monte ce gémissement de femme, une fois encore son fusil s’abaisse.
    Mais le coup n’est point parti qu’avait ajusté au bord même de la tombe cette fureur jalouse.
    De la tourelle de sable, un fusil-mitrailleur, en pizzicati précipités a égrené la gamme chantante de la mort…

Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

Source :

du 24 janvier 1932

Dans ces puits d'eau saumâtre où se courbent les captifs