L’ENFER DU SEL (suite)

Léo Gerville-Réache
et
J. Roger-Mathieu


Dans ces puits d’eau saumâtre
où se courbent les captifs


Les captifs au travail dans la saline

    Deux ou trois kilomètres parcourus lentement par nos voitures sur un .sable mouvant et parfois détrempé : nous sommes aux mines d’Agorgott.
    L’Enfer du Sel !
    Le lieu sinistre où peinent, d’un inexprimable effort, des êtres misérables et maudits.
    Des maudits à qui la vie n’a même pas donné ce minimum qu’elle doit l’être humain : la nourriture et la liberté.
    Des maudits ! à qui la mort – cependant miséricordieuse pour tous – ne donnera point, à l’heure où ils tomberont sur le sable, une tombe qui soit à eux !
    L’Enfer du Sel ! Agorgott, les mines macabres où crèvent lentement ceux qui, dès la terre même, sont damnés !
    Le décor.
    La plaine infinie de sable blanc sur laquelle se dresse, abrupte, énorme et toute proche, la gara dont l’ombre bleue rampe vers Taoudeni.
    Sur le sol de la mine, – le boursouflant à peine, – les blancs monticules du sable que l’on a rejeté des fosses profondes où l’on cherche le sel.
    Sur ces remblais, que le vent, chaque jour, étale, en désordre et innombrables, les longues plaques égales et rectangulaires qu’on croirait faites d’un verre dépoli.
    Entre ces monticules et ces fosses, quelques hommes qui vont courbés, à pas lents, mettent, dans ce décor affreux, un unique et triste reflet de vie.
    Les autres, enterrés déjà, travaillent, invisibles, au rythme lent des pics. Seule, de la terre martelée, monte, en ce prodigieux silence qui règne à l’entour, la plainte continue d’un chant désespéré.
    Un soleil incandescent, de la torpeur compatissante et meurtrière qu’il verse, assoupit cette souffrance. Allons !...


« … Parce que, ce jour, nous leur apportions quelque peu à manger – nous vous le jurons – nous les avons vus rire. »
En médaillon : Un marchand de Tombouctou regarde travailler les Hartâni (captifs). À gauche : le capitaine Poggy.

    Crevant le sol, un peu de tous les côtés, les trous de la mine, fosses carrées de 8 à 1o mètres de côté et d’une profondeur parfois égale.
    Des marches étroites, hautes ; gluantes de sel et d’eau, nous précipitent plutôt qu’elles ne nous descendent dans cette excavation.
    À mesure que l’on s’enfonce, une odeur affreuse, odeur de terre humide, odeur de saumure et d’eau croupie vous prend à la gorge et vous suffoque.
    C’est, dans une sorte de vase putride que travaillent ces hommes, dont l’un doit sans arrêt emplir de l’eau qui suinte une outre noire aux poils de bouc.
    Dans la mine une chaleur abominable, alourdie encore de tous ces relents nauséeux qu’elle tire de la terre, force ces misérables à travailler, le plus souvent nus sous la morsure des rayons du soleil.
    Dans cette fosse où nous venons de prendre pied, une équipe est au travail. En plus de celui qui inlassablement remonte à la surface l’eau nauséabonde, ils sont trois. L’un – le terrassier, approfondit le trou, l’autre de son pic détache les blocs de gemme de ces couches alternées, sombres ou brillantes en lesquelles, s’est, aux temps millénaires, formé le sel. Le troisième taille à la mesure commune les plaques maintenant blanches et transparentes qu’il a longtemps grattées de son outil.
    C’est là tout ce travail ?
    C’est là tout. Mais c’est dans cette humide puanteur ; c’est sous ce soleil atroce ; c’est dans ce désert affreux où l’on meurt de faim.
    C’est là tout ce travail. Et cependant voyez ce qu’il a fait de ces captifs.

 


Dans les salines, les captifs taillent les blocs de sel sous un soleil de plomb

 

Comme des larves…

    Ils sont nus. Leur corps noir est seulement revêtu à peu près de cette gemme blanche, que sur eux, aux cours des jours, a déposée le sel.
    Leurs bras, leurs cuisses, peau fendillée, craquelée sont recouverts de cette carapace, que le soleil fait pénétrer en eux.
    Maigres, squelettiques à part ces jeunes hommes encore à peu près robustes qu’a dû emmener à Agorgott la dernière azalaï – ils sont courbés, cassés, parcheminés, sans arrêt.
    Rougis tout à la fois par le soleil et par le sel, leurs yeux aux paupières gonflées et sanguinolentes ne laissent passer que ce regard apeuré des brutes dont la force s’éteint.
    Autour de ces inévitables blessures qu’entraîne le travail, une sorte d’ulcère a fait craquer la peau et ronge de sa lèpre les chairs que corrode le sel.
    Pour les soigner pas de médicaments. L’homme travaille jusqu’à ce qu’il meure, parce que jusqu’à ce qu’il meure il lui faut manger.
    Leur troupeau lamentable est là autour de nous. Comme des larves sortant des lieux de damnation, ils sont, de tout côté, montés de cette terre qui les emprisonne, vers nous qui n’étions même pas pour eux une espérance !
    Ils ne croient plus ; ils ne veulent plus ; ils n’espèrent plus.
    Ils vivent, et comme respirer donne au plus malheureux le goût de l’existence, ils ne souhaitent même pas la mort qui finit tout.
    Ils vivent !
    Six jours de travail pour le maître, deux jours de travail pour payer cette maigre nourriture dont on leur donne le stock en une fois pour un an.
    Ils besognent leur vie.

La mort des captifs

    Quand ils n’auront plus, au déclin prématuré de leur force, la possibilité de soulever le pic ou de tailler la barre de sel, sur le sol, alors, ils s’étendront pour mourir.
    Nul ne leur portera secours, nul ne leur donnera la maigre pitance que ne pourra plus troquer leur effort épuisé.
    Et sur ce sable où ils se seront juchés – avant même qu’ils soient morts – un soleil insoutenable les desséchera.
    À cette place où ils auront rendu une âme obscure et enfantine ; avec cette terre légère, sur leur cadavre, accumulée à coups de pied, on leur fera la tombe indifférente que nivelle le vent.
    Et pourtant, les hommes qui mènent cette existence, les hommes qui vont vers cette mort, ces misérables, ces maudits, parce que ce jour, nous leur apportions quelque peu à manger, – nous vous le jurons – nous les avons vu rire !
    Les Hartâni ! les captifs !
    Ce seul nom les désigne, et en même temps les raye du nombre des hommes. Nous avons le droit de le dire, et de ce qui peut se passer de douloureux dans ce point de son empire si éloigné de son atteinte, nul n’en saurait faire un grief à la France.
    En face de tant d’autres pays assemblés à Genève, elle reste celle qui du plus patient, du plus tenace effort a toujours tendu à la libération matérielle et sociale de l’homme à l’égard des autres hommes. Elle conserve en tout cas l’auréole d’avoir la première brisé les chaînes de l’esclavage. Elle garde la fierté d’avoir tout fait pour détruire et jusqu’en ses derniers vestiges l’abominable pratique qui reste à travers les siècles, la pire injure qu’à sa propre essence ait faite un être humain.
    Les Hartâni ! Oui, les Captifs.

Où aller ?

    C’est de ce nom qu’on les désigne, parce qu’ils sont attachés à cette fosse où ils meurent par une chaîne qu’il n’est pas en leur pouvoir de rompre.
    Ils appartiennent au maître qui les emploie, qui les nourrit. La fuite même si elle était possible ne leur rendrait pas la liberté.     Hartâni, nul ne voudrait d’eux. Le Tadjakant, le Kounta, le Berabich, qui dépouillera sans vergogne un autre Tadjakant, un autre Kounta, un autre Berabich, n’osera jamais profiter de la fuite d’un Hartâni échappé de la case d’un homme de sa tribu.
    Le captif est par cet accord tacite rivé à la tente, à la case, au sol de son maître.
    Il ne lui reste, pour échapper à l’emprise que ces villages de liberté qu’a créés une administration évidemment soucieuse de mettre obstacle à ces survivances atténuées de l’esclavage.
    Mais ces villages sont devenus, hélas ! le lieu d’élection qu’ont recherché les pires chenapans qui ne pouvaient plus vivre dans les villages ou dans le bled.
    Les Hartâni, eux, en qui la misère a si tôt fait d’user la pratique de la liberté sont restés rivés à la case du maître.
    Ce sont eux qui en grande partie peuplent les mines d’Agorgott.

Comment ils sont venus

    Il en est qui sont venus du Niger, de plus loin même et du Tchad. Il en est que les R’Gueïbat du Rio de Oro ont razzié dans notre Mauritanie.
    Se souviennent-elles seulement, ces bêtes humaines, de l’affreux et lointain marché qui les a jetées dans la fosse du sel ?
    Il en est un – nous l’avons vu – qui, capturé par les Maures redoutables, a fait, ficelé dans un sac et attaché sur un chameau, le chemin douloureux qui l’emmenait pour toujours hors de la liberté.
    Et les autres, ceux qui sont venus là de leur plein gré ? en exécution des clauses légitimes d’un contrat ?
    Pas des captifs, ceux-là ?
    Un soir de cafard, un soir de soulerie à Gao, ou ailleurs sur le Niger, ils ont apposé leur signe sur l’engagement que leur tendait le traitant qui a des fosses à Taoudeni.
    Les quelques billets de cent sous reçus en échange ont été vite mangés. Il a fallu partir. Crier, protester ? À quoi bon, l’engagement est valable et l’administration qui a le souci de la production du sel et que l’immensité des sables prive de ses soldats et de ses médecins reste impuissante et doit fermer les yeux.
    L’homme est bon pour la prochaine azalaï. II monte à Taoudeni. Il y sera désormais le captif des maîtres les plus implacables, le captif du Djouf et de l’Hammada !
    Sur huit jours de travail le traitant prélève le produit de six jours. Le reste servira, en troc, à payer la nourriture de l’Hartâni. S’il n’a pas travaillé il ne mangera pas.
    Le caïd et les hommes du sel n’ont à surveiller les captifs que pendant les quelques jours où campe l’azalaï. Pour le reste du temps le Djouf et l’Hammada s’en chargent.
    Alors nous avons compris le chant désespéré qui monte de la mine. Nous avons compris la plainte inhumaine de ceux qui ne reverront plus les verts pays de l’eau.
    Au travail les Hartâni ! captifs trois fois captifs ; captifs de vos maîtres, captifs de votre faim qui vous force à la tâche, captifs de ce gardien incorruptible, impitoyable, – le désert


Léo Gerville-Réache et J. Roger-Mathieu
(Copyright par Le Matin pour tous les pays et par le New-York Times pour l’Amérique.)

 

 

Source :

du 25 janvier 1932

Dans les cases salines des troglodytes noirs